Les médias brésiliens face à la stratégie de rupture de leur président – Etude de cas sur les feux d’Amazonie de 2019

Fanny Rocher

Les médias brésiliens face à la stratégie de rupture de leur président – Etude de cas sur les feux d’Amazonie de 2019

Les médias brésiliens face à la stratégie de rupture de leur président – Etude de cas sur les feux d’Amazonie de 2019

Fanny Rocher
18 novembre 2020

 

 

 

 

Jair Bolsonaro, un président anti-médias

© Crédits photo : Sergio Lima / AFP.

La relation entre la presse et les médias a toujours été compliquée au Brésil : c’est notamment l’un des vestiges de la dictature militaire (1964-1985). Cependant, lors de la campagne présidentielle de 2018, la violence envers les médias s’est accélérée, allant même jusqu’à des agressions physiques. L’Association brésilienne du journalisme d’investigation (ABRAJI) a ainsi recensé, pendant la campagne, 87 cas de violences numériques et 72 cas d’agressions physiques de journalistes. Dans un entretien publié sur Mediapart lors de cette période électorale, la secrétaire exécutive de l’ABRAJI, Cristina Zahar, expliquait : “Nous avons commencé à surveiller les cas de violences physiques et de harcèlement virtuel à l’encontre des journalistes et des personnes officiant dans le domaine de la communication et des médias depuis le début de l’année, convaincus de probables hausses en raison de la période électorale. Jusqu’ici, nous avons chiffré 148 cas de violences physiques et virtuelles. Le harcèlement virtuel est assez inédit au Brésil et se manifeste lorsqu’un journaliste publie un article sur un candidat et que les partisans de ce dernier commencent à harceler le professionnel sur les réseaux sociaux”. A l’époque, celui qui était encore candidat à la présidence, Jair Bolsonaro était ouvertement anti-médias et a multiplié durant la campagne les insultes envers la presse.

Cette relation entre la presse et celui qui est depuis devenu le président du Brésil ne s’est pas arrangée depuis son arrivée au pouvoir et a même continué de se détériorer. La Fenaj (Fédération nationale des journalistes brésiliens) a recensé 299 attaques contre des journalistes et la presse en général entre janvier et octobre 2020. Ce recensement a d’ailleurs été commenté par Jair Bolsonaro sur les réseaux sociaux, qui s’en est moqué. “Attaque n°300: ils ont perdu leur filon !”, a-t-il écrit sur Twitter.

Comme le résume Rogério Christofoletti, journaliste brésilien, universitaire et fondateur  du groupe de recherche de  l’Observatoire de l’Éthique Journalistique (Objethos), “la relation entre la presse et Bolsonaro est très tendue depuis son arrivée au pouvoir. Le président et son gouvernement sont très hostiles envers les journalistes et les épisodes où Bolsonaro attaque les reporters, surtout les femmes sont très connus. Il a également déjà attaqué un journaliste car il était homosexuel”. 

L’épisode dans lequel le président a lancé à un journaliste qu’il avait envie de “lui fermer sa gueule à coups de poing”, après une question jugée malvenue, a fait le tour du pays. Récemment, en août 2020, le président s’en est pris sur les réseaux sociaux à la journaliste de Globo, l’un des plus gros groupes de médias du pays, Maju Coutinho. L’attaque a déclenché un hashtag #MajuMentorisa (“MajuMenteuse”), sur lequel la journaliste a reçu des milliers de messages de haine, notamment raciste.

Ces faits de harcèlement ciblés sur des journalistes se multiplient, comme l’explique Patricia Campos Mello, l’une des journalistes les plus connues du pays, dans son livre A Fabrica do Odio (La Fabrique de la haine), dans lequel elle enquête notamment sur l’utilisation de Whatsapp lors de la campagne présidentielle. L’accès du palais présidentiel est désormais interdit aux journalistes, les points presse annulés. L’utilisation accrue des réseaux sociaux par Jair Bolsonaro, notamment Facebook, est un moyen pour contourner les systèmes médiatiques traditionnels et dégilitimer la presse traditionnelle, à l’instar de d’autres présidents populistes, résume la journaliste qui a d’ailleurs été accusée par le président “d’avoir échangé ses informations contre des faveurs sexuelles”, rappelle Bruno Meyerfeld, correspondant du Monde au Brésil. C’est du jamais vu dans l’histoire des relations entre la presse et le pouvoir. Le processus de destruction de la presse que porte Bolsonaro s’exprime de plusieurs manières et est assez proche des autres dirigeants populistes : asphyxier la presse en lui coupant ses aides, couper les gate-keepers, c’est-à-dire arrêter cette médiation entre le pouvoir et la population, en s’exprimant directement sur les réseaux sociaux. C’est une relation de décrédibilisation, d’humiliation et même de suppression”, ajoute-t-il. 

Comme le résume Moreno Cruz Osório, journaliste et co-fondateur de Farol Jornalismo, un site qui réfléchit sur le journalisme brésilien, “le président méprise la presse, son travail et les journalistes, ce qui reflète le mépris du président pour la démocratie. Il y a une recrudescence des attaques, et par conséquent une chute de la liberté de la presse au Brésil”.

L’indice Chapultepec, publié par la SIP (Société Interaméricaine de la Presse) place le Brésil comme une zone de “haute restriction” de la liberté de la presse. Selon les chercheurs, l’analyse “confirme le processus de détérioration de la fragile démocratie brésilienne, ayant comme source le pouvoir exécutif et spécialement le président Jair Bolsonaro (…) L’influence du président se manifeste verbalement, avec des attaques contre la presse et des professionnels des médias, ou par des actes officiels, comme la sélection des fonds publicitaires, ce qui entraîne un climat d’intolérance qui ne contribue pas à améliorer la liberté d’expression”.

Même constat du côté de Reporters Sans Frontières, qui range le Brésil au 107ème rang du classement mondial de la liberté de la presse en 2020. Le site de RSF en portugais fait état de 105 attaques envers des médias, 52 commentaires négatifs qui visent à minimiser le travail de la presse, 10 attaques directes contre des journalistes femmes, 12 attaques directes contre des journalistes hommes et 4 menaces de procès. Soit des chiffres inférieurs à ceux du Fenaj, mais qui soulignent également le climat délétère dans le pays pour les journalistes et au niveau de la liberté de la presse.

Cette défiance envers la presse a particulièrement été visible lors de l’épisode des feux en Amazonie en 2019. Sur ce sujet,  l’ABRAJI cite directement Jair Bolsonaro, qui affirme que la presse nationale et internationale a “publié des mensonges et falsifié des chiffres” lors de cette période. 

Les feux de la discorde : comment les médias brésiliens ont cédé aux propos polémiques du président

Pour rappel, 2019 a été une année record au niveau des feux de forêt, rapporte Les Echos.  De janvier à août 2019, près de 20.000 départs de feux ont été décomptés dans la plus grande forêt tropicale au monde, selon l’INPE (Institut national de recherches spatiales) et un total de 89 176 sur toute l’année. L’Amazonie représente 10% de la biodiversité mondiale et abrite 34 millions d’habitants. Souvent surnommée le “poumon vert” de la planète, la forêt perd chaque année des milliers d’hectares à cause de la déforestation, souvent accompagnée de brûlis. 

Dès le début du mois d’août 2019, quatre états brésiliens sont frappés par de violents incendies : l’Amazonas, le Rondônia, le Mato Grosso et le Para. Les images de la forêt en feu ont rapidement fait le tour du monde : les médias internationaux se sont emparés du sujet et une vague d’émotion et d’indignation contre la politique environnementale pro-agrobusiness de Jair Bolsonaro s’est élevée partout dans le monde. Dès le début de l’épisode, le président brésilien a déclaré que “cette histoire d’Amazonie en feu est un mensonge”, comme le rappelle Globo

Au Brésil, la presse est par tradition très attachée au pouvoir exécutif et commente de très près ses décisions. Rogério Christofoletti le résume : “Les médias brésiliens prêtent beaucoup d’attention aux propos polémiques du président. Ici, c’est naturel. Le système présidentiel brésilien lui donne beaucoup de pouvoirs et la presse couvre ses agissements de très près. Le ton polémique de Bolsonaro a entraîné une attention encore plus grande”. 

Mais cette attention peut être à double tranchant. Selon Objethos, l’épisode feux en Amazonie en 2019 ont révélé que les médias brésiliens s’étaient trop focalisés sur “les propos polémiques de Jair Bolsonaro qui ont à nouveau donné le la de la presse nationale”. Pour Morgann Jezequel, correspondante du Courrier International sur place, les médias brésiliens accordent beaucoup d’attention aux propos du président “mais c’est ce qu’il se passe pour d’autres dirigeants populistes de grandes puissances comme Trump, par exemple. C’est vrai qu’il a tendance à enchaîner ce genre de propos et que les lecteurs ou téléspectateurs peuvent finir par s’y habituer”, explique-t-elle.

Bruno Meyerfeld souligne quant à lui que les médias brésiliens sont effet enclins à courir après les propos choc de leur président. “C’est vrai qu’à l’époque, il y a tellement de choses absurdes qui ont été dites que les médias brésiliens courent après la déclaration de Bolsonaro. C’est un journalisme qui court beaucoup après la petite phrase, qui n’a pas toujours le temps ou les moyens d’aller jusqu’au fond des choses (…) Suivre Bolsonaro pied à pied se fait au détriment d’autres sujets : l’actualité internationale est la grande oubliée de la presse brésilienne”, regrette-t-il. 

Moreno Cruz Osório explique que cette tendance est un courant qui peut aller de paire avec les régimes dits populistes, dans lesquels les dirigeants tiennent souvent des propos polémiques. “Il existe une difficulté du journalisme à savoir comment gérer une administration dont la méthode est le tumulte, le conflit et le mensonge. Ces facteurs, quand ils se manifestent dans le comportement du président et de son administration, créent un scénario propice pour le choix des principaux sujets du jour. L’effet collatéral de cette relation entre ce type de stratégie et le journalisme est néfaste car le journalisme (et par conséquent la société), sont pris en otage d’un certain type de comportement de la part du gouvernement. Cette stratégie est connue, ici, et dans le reste du monde, mais le journalisme a du mal à la contourner”, explique-t-il. 

Lors de cet épisode de l’été 2019, le président du Brésil a notamment affirmé que les ONG pourraient être “responsables des incendies, sujet dont tous les grands médias brésiliens, comme Globo, la Folha de São Paulo, Estadão se sont emparés et ont commenté pendant plusieurs jours. Pour Yves Citton, professeur de littérature et médias à l’Université Paris 8 et co-directeur de la revue Multitudes qui travaille notamment sur la relation entre médias et populisme, cette stratégie de Bolsonaro est caractéristique de ce type de pouvoir. “On a recours à une explication simple, qui isolent des chaînes de causalité qui peuvent facilement se comprendre. Pour comprendre pourquoi l’Amazonie brûle, il faut comprendre pourquoi les Européens, les Américains, les Chinois mangent de la viande. Il faut comprendre toute une série de questions compliquées, difficiles à penser et l’une des essences du populisme est de renoncer à donner ces chaînes de causalité longues et de les réduire à quelque chose de beaucoup plus restreint et de compréhensible”, analyse-t-il.

Cet épisode a été une occasion de plus pour Jair Bolsonaro d’attaquer la presse en affirmant notamment qu’elle exagérait l’ampleur et nourrissait l’inquiétude de la population, comme le rapporte l’AFP, reprise par l’Obs. L’une des séquences les plus commentées par les médias brésiliens lors des incendies de 2019 a été la forte mésentente entre Emmanuel Macron et Jair Bolsonaro. Le chef de l’Etat français avait annoncé lors du sommet du G7 une aide de 20 millions de dollars pour aider à combattre les incendies et Bolsonaro avait dénoncé une ingérence et rejeté. “Qui s’intéresse à l’Amazonie ? Que cherchent-ils avec ça ?”, avait-il déclaré, rappelle le Courrier International. Les ministres brésiliens avaient multiplié les insultes à l’égard d’Emmanuel Macron et Jair Bolsonaro avait publié sur Facebook un commentaire sur le physique de Brigitte Macron. Le président français avait alors souhaité aux Brésiliens d’avoir “très rapidement” un “président qui se comporte à la hauteur”.

Quelques mois après l’été, Jair Bolsonaro avait avoué avoir “utilisé les incendiescar il n’était pas d’accord avec les politiques environnementales mises en place par le passé. Pour Yves Citton, cette rhétorique du président brésilien est l’une des preuves de sa stratégie disruptive, qui entraîne les médias dans un cercle contre-productif. “Bolsonaro utilise l’argument du colonialisme. C’est l’une des méthodes du populisme : on peut dire des ‘vérités’, vu qu’on se présente comme extérieur au jeu politique, on peut dénoncer des choses (…) Il y un cercle vicieux entre les médias et le populisme qui s’autoalimente”. 

Un épisode qui a forcé la presse brésilienne à plus de “précision”

Crédits photo: Evaristo Sa / AFP

En décembre 2019, soit quelques mois après les incendies en Amazonie, le Farol Jornalismo et l’ABRAJI, que nous avons déjà mentionnés, ont lancé une réflexion sur le journalisme brésilien en 2020, et notamment les défis qu’il devra relever. Selon Paula Miraglia, co-fondatrice et directrice générale du Nexo Jornal, un pure-player créé en 2015, le journalisme brésilien devra davantage “écouter le public”. “Une partie de la responsabilité du journalisme n’est pas seulement de rendre de l’information disponible mais de la rendre disponible d’une façon accessible”, résume-t-elle.  

Une analyse qui peut notamment faire écho à ce qui s’est passé en termes de traitement médiatique des feux de 2019. En effet, si les médias sont parfois tombés dans le piège de la rhétorique polémique constante du président, ils ont également “fait un travail de fond”, rappelle Sabine Grandadam. Lors de cet épisode, la presse brésilienne a “été obligée de recouper les faits, de produire des interviews de spécialistes, de scientifiques. Ca l’a obligée à être plus précise. Ce n’est pas une mauvaise chose pour la presse, parce que longtemps on lui a reproché d’être imprécise, d’être trop polarisée”, analyse la journaliste. 

Le climatologue et membre du GIEC récompensé du prix Nobel de la Paix en 2007 Carlos Nobre, référence brésilienne sur le sujet, a ainsi fait le tour des médias brésiliens pour alerter sur la situation de l’Amazonie.

Interview de Carlos Nobre pour BBC Brésil, le 19 novembre 2019

 

Interview de Carlos Nobre dans l’Estadão, le 9 août 2019

 

Interview de Carlos Nobre chez UOL, le 19 novembre 2019

 

Lors de cet épisode, beaucoup de médias brésiliens se sont également distingués par leurs initiatives de fact-checking et de vérification des propos du président notamment. “Il y a beaucoup d’interviews et de fact-checking sur la presse brésilienne sur la politique et la gestion de l’environnement par Bolsonaro et son gouvernement puisque la presse est obligée de démonter des arguments fallacieux de Bolsonaro et contredire ses prises de positions”, explique Sabine Grandadam. Le Projeto Comprova, un projet de fact-checking et de debunking qui rassemble des journalistes de 38 rédactions brésiliennes a ainsi consacré plusieurs billets aux propos de Jair Bolsonaro lors des feux. 

L’Agência Lupa, créée en 2015, est la première instance spécialisée dans la vérification des informations au Brésil. Elle a notamment débunké des propos, circulant sur les réseaux sociaux, affirmant qu’il y avait le plus petit nombre d’incendies en Amazonie depuis 1998   sous le gouvernement BolsonaroLes entreprises de fact-checking brésiliennes se sont notamment attardées sur des images, largement partagées dans le monde sur les réseaux, montrant une forêt en feu, censée être l’Amazonie. L’analyse des fact-checkers a conclu que les photos étaient anciennes ou d’autres endroits. Des personnalités du monde entier se sont laissées berner par les images, dont Emmanuel Macron, qui a partagé sur Instagram une photo de l’Amazonie en flammes mais datant de 1989, prise par le photojournaliste américain Loren McIntyre, explique l’Agência Lupa

Pour Rogério Christofoletti, il y a eu un changement d’optique du journalisme brésilien à cette période. “Une partie des journalistes a longtemps hésité à contrarier le président et cela s’est modifié au fil du temps et aujourd’hui, il est beaucoup confronté aux journalistes. Il y a eu une large vague de fact-checking et de debunking, pas seulement du président mais des ministres également”, résume-t-il. Cette nécessité de fact-checker est d’autant plus importante pour les médias que le Brésil serait “un terrain fertile” pour les fausses informations selon Raul Galhardi, journaliste brésilien qui a publié un texte sur le sujet sur Medium en août 2019. Il cite notamment une étude Ipsos de 2018, selon laquelle 62% des Brésiliens interrogés ont admis avoir cru à au moins une fake news, contre 48% pour le reste du monde. Selon le Digital News Report annuel du Reuters Institute de 2020, 51% des Brésiliens seulement disent faire confiance aux médias et pour la première fois depuis la création du sondage, les réseaux sociaux ont dépassé la télévision en termes de support de consommation d’actualité.

Extrait du Digital News Report du Reuters Institute de 2020, sur la confiance dans les médias au Brésil

Bruno Meyerfeld analyse quant à lui ce développement du fact-checking à une évolution plus profonde de la pression brésilienne. “Il y a un grand renouvellement du journalisme au Brésil avec notamment l’arrivée des médias internationaux: CNN Brésil, Vice Brésil, Intercept. Et il y a des prises de position plus claires vis-à-vis du pouvoir, il faut bien montrer une éditorialisation. Il y a également un plus grand investissement dans l’investigation, dans le fact-checking. On est dans une volonté de rien laisser passer”, résume-t-il.

La continuité d’une réflexion : vers un nouveau modèle de la presse brésilienne ?

Getty Images

Pour Sabine Gradadam, les incendies de 2019 ont mis en lumière la volonté des médias brésiliens de se concentrer autour des thèmes touchant à la défense de l’environnement. “La presse s’est mobilisée autour de ce thème, d’une part parce que les jeunes journalistes sont beaucoup plus sensibles à la protection de l’environnement. D’autre part, parce qu’il y  a véritablement des excès et des politiques dévastatrices. Un an après ces épisodes, c’est devenu un thème un peu leader dans la presse mais c’est à l’image de ce qui se passe aussi chez nous. Le réchauffement climatique, la question environnementale sont devenus des thèmes prégnants dans les médias, le Brésil n’y échappe pas”, explique-t-elle. Même constat pour Rogério Christofoletti : “Il paraît y avoir un consensus autour de la défense de l’Amazonie et de la protection de l’environnement, ce qui est rare ici. Il y a beaucoup de pression de la part de l’agro-business et des industries, mais ce cas est extrêmement alarmant”.

Si le thème de la défense de l’environnement a occupé la une de grands journaux comme la Folha de São Paulo, Piauí, Estadão, il faut cependant nuancer l’intérêt des Brésiliens pour cette question. Pour Bruno Meyerfeld, il s’agit d’un sujet de “niche”, notamment pour “des élites”. “La question, c’est ‘est-ce que les gens écoutent les médias ?’. L’Amazonie n’est pas le sujet central du Brésil, ce n’est pas l’enjeu qui fascine le plus les Brésiliens. Leur préoccupation principale est d’avoir de quoi manger”, nuance-t-il. Il relève cependant un traitement de l’Amazonie et de ses problématiques de la part de la presse brésilienne plus fine que celle des médias internationaux : “Les journalistes brésiliens ont une vision que nous n’avons pas de l’Amazonie. Nous avons une vision très environnementaliste, alors qu’ici, l’Amazonie c’est d’abord l’économie. Les gens déforestent car plus c’est rentable que de la garder sur pied. Quand les journalistes s’intéressent à la déforestation, ils interrogent des choses qu’on ne va pas voir comme les problèmes de cadastre, de pauvreté, le statut des réserves”.

Après les incendies de 2019, la presse brésilienne a également entamé une réflexion sur la nécessité d’avoir un journalisme local, qui permet de rester connecté au terrain et de traiter avec justesse les enjeux d’un territoire. Selon le texte d’Objethos sur ce que les feux ont appris au journalisme brésilien, que nous avons déjà cité, il y a au Brésil “une rareté de professionnels de grands journaux nationaux qui couvrent les régions des incendies”. En décembre 2018, soit quelques mois avant les incendies, Elaíze Farias, une journaliste basée en Amazonie, témoignait déjà de l’importance d’un journalisme local dans Medium. “Nous avons vu en 2018 un processus électoral où les journalistes ont été insultés par des électeurs et des candidats. Un phénomène semblable peut arriver en Amazonie, une région où la presse libre souffre de la pression d’oligarques politiques et est intimidée par les intérêts du pouvoir économique. Dès l’année prochaine, la liberté d’expression sera plus que jamais entre les mains d’un journalisme indépendant”, écrit-elle. Une réflexion d’autant plus importante que selon le Digital News Report de 2020, les personnes sondées disent faire davantage confiance aux journaux locaux. 73% des Brésiliens se disent ainsi intéressés par l’actualité locale, un chiffre bien supérieur à la moyenne mondiale de 47%.

En octobre 2020, l’Institut pour le Développement du Journalisme (Projor) a publié son rapport annuel sur le journalisme local au Brésil. Sur dix communes brésiliennes, six n’ont pas de médias locaux. Sur les quatre restantes, deux  sont considérées comme quasiment “désertiques”. Pour les journalistes sur place, la difficulté de couvrir un territoire comme l’Amazonie reste réelle. “Il y a des journalistes qui se sont installés partout. C’est vrai que le journalisme local est préjudicié. Il y a de grands journalistes en Amazonie mais ce sont de plus en plus de journalistes pigistes précaires”, regrette Bruno Meyerfeld. “La difficulté reste le travail de terrain, tant le territoire est énorme et dangereux et les accès compliqués”, renchérit Morgann Jezequel. 

En résumé, nous pouvons donc dire que l’épisode des feux en Amazonie est significatif de la relation entre médias et régime populiste. Selon Gaspard Estrada, directeur de l’Observatoire Politique d’Amérique Latine et des Caraïbes de Sciences Po, “la démocratie brésilienne est entrée en péril. Le rôle de la société civile et des médias est fondamental pour maintenir cette démocratie vive”. 

Les incendies ont également permis le prolongement et une accélération des changements dans le traitement de l’actualité et dans la réflexion sur le métier de journaliste. En 2020, le nombre d’incendies enregistrés en Amazonie est encore plus important que l’année précédente avec une hausse de 28% du nombre de départs de feux en juillet 2020 par rapport à juillet 2019. 20% de la région brésilienne du Pantanal, la zone humide la plus importante de la planète, a également été touchée par des incendies cette année. Dans un discours devant l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2020, Jair Bolsonaro a continué à affirmer que les incendies en Amazonie et dans le Pantanal faisaient partie “d’une des campagnes de désinformation les plus brutales” de la part de la presse nationale et internationale.

La boîte de Pandore a été ouverte, les Brésiliens ont compris que ce n’était pas très grave de taper sur la presse. Même après Bolsonaro, je pense que les médias vont continuer à être attaqués et que les cabales sur les réseaux sociaux ne vont pas disparaître”, conclut Bruno Meyerfeld.

 

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