Quand la banlieue fait son cinéma

Alice Ancelin et Cécile Da Costa


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Quand la banlieue fait son cinéma

Quand la banlieue fait son cinéma

Alice Ancelin et Cécile Da Costa
29 mai 2020

 

 

 

Le succès triomphal du film Les Misérables a une nouvelle fois mis en lumière le cinéma issu des quartiers populaires. Souvent marginalisés, les cinéastes des banlieues ont su contourner les gros systèmes de productions pour mettre fin à leur invisibilité sur les écrans. Faire des films pour se réapproprier leur image mais aussi pour montrer que les banlieues, elles aussi, sont un lieu d’effervescence cinématographique.


 

Des tours, des jeunes, de la violence. Si les films de banlieue ont évolué avec le temps, leurs codes restent les mêmes. Depuis près de 70 ans, la banlieue fascine, intrigue et émeut le cinéma français. Un espace aux mille visages et aux réalités complexes qui sert de toile de fond à des films regroupés dans un genre précis : le cinéma de banlieue.

Nés tous les deux au XIXe siècle, comme le souligne Annie Fourcaut, historienne contemporaine, le cinéma et la banlieue sont contemporains. En 2000, la spécialiste de la banlieue s’intéresse aux Origines du film de banlieue, une étude au cours de laquelle elle relève que “cet art neuf a forgé les codes de représentations de cet espace sans histoire.

Crédit photo : Svanur Gabriele/Creative Commons

Depuis ses origines, le film de banlieue est un film social, qui porte en lui une forte dénonciation. “Jusqu’aux années 70, on considère que cette nouvelle forme de bâti [les grands ensembles, NDLR] entraîne des comportements inhumains, potentiellement délinquants et déviants”, explique Julien Neiertz, socio-anthropologue.

Le véritable tournant dans l’histoire du genre, c’est La Haine, de Mathieu Kassovitz, devenu incontournable. “À partir de ce film, on se rend compte nationalement qu’il y a une catégorie sociale et culturelle spécifique, produite par les banlieues populaires”, poursuit l’auteur de l’étude Tour et détours : 50 ans de banlieue au cinéma (2009).

Mais pendant des années, les banlieues sont racontées par des outsiders : Jacques Becker (Casque d’or, 1952), Marcel Carné (Terrain vague, 1960), Jean-Luc Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1967).

Un discours à se réapproprier

Il faut attendre les années 80 pour que la banlieue fasse son propre cinéma : en 1985 sort Le thé au harem d’Archimède, premier film notable réalisé par un enfant des quartiers, Mehdi Charef. “Son film est pivot. C’est une visibilisation par les individus eux-mêmes de leur réalité : ils se l’approprient, ils la montrent”, estime Julien Neiertz.

Une volonté de réappropriation qui motive encore aujourd’hui de nombreux réalisateurs.


Raconter sa banlieue pour mettre fin à son invisibilité, mais aussi pour mettre fin aux stéréotypes. “À Clichy-sous-bois, où j’ai beaucoup travaillé, la première chose qu’on nous disait c’est : ‘on en peut plus de l’image dégradée à cause des émeutes de 2005’”, témoigne Julien Neiertz. Une perception négative “alimentée par le discours médiatique et artistique”.

Un constat partagé par la journaliste Faïza Zerouala, qui a notamment fait ses armes au Bondy Blog. Dans un article, publié en 2015, elle pointe du doigt l’émergence d’une “figure médiatique figée : celle du ‘jeune de banlieue’”.

Ceux qui pouvaient partager mon vécu ou mon identité étaient cantonnés à la rubrique ‘faits divers’

Casser les clichés

Cette vision dominante des médias sur les “cités” est omniprésente dans l’œuvre de Mathieu Kassovitz, où les scènes d’émeutes ne nous sont montrées qu’à travers les journaux télévisés. Une dénonciation d’autant plus frappante lors de cette scène, où les trois héros – Vinz, Saïd et Hubert – sont confrontés à une journaliste.

Cette volonté de tordre le cou aux clichés est ce qui animait Ladj Ly en réalisant Les Misérables. “Même quand les cinéastes ont de bonnes intentions, ils ne sont pas complètement conscients des stéréotypes qu’ils véhiculent. Ladj Ly est de Montfermeil, il connaît son quartier”, argumente Julien Neiertz.

Le problème, c’est que les gens de ces quartiers en ont marre qu’on ne montre que ça.”

Sur ce point, La Haine et Les Misérables, séparés par 25 ans de cinéma, sont assez proches. On y retrouve une solidarité à la vie à la mort entre les protagonistes, une relation défaillante avec les institutions, des rôles féminins quasi-absents, et surtout, des personnages rattrapés par leur destin social. “Le film de banlieue finit toujours mal”, constate Julien Neiertz.

Un outil social pour les associations

De nombreuses associations organisent des ateliers de production audiovisuelle pour casser les clichés. Métropop’ est l’une d’entre elles. Fondée par Julien Neiertz en 2010, elle décrypte les représentations des banlieues et tente d’en créer de nouvelles. Dans un entretien téléphonique, Virginie Lions, responsable du pôle “Imaginaire de la banlieue”, explique comment les projets de l’association essaient de changer la donne.

Cécile Da Costa · Métropop’ : des films pour donner à la banlieue une autre image d’elle-même

En 2004, l’association La Cathode, inactive depuis 2013, participait à l’initiative “décoller l’étiquette” du conseil général de Seine-Saint-Denis. “C’était des ateliers avec des collégiens, pour changer l’image des banlieues après les émeutes”, se souvient Gabriel Gonnet, réalisateur et ancien intervenant à La Cathode. Plusieurs documentaires ont été réalisés, notamment Émeute émotion qui a fait son chemin jusqu’au Festival international de courts-métrages de Clermont-Ferrand.

Si ces films ont tant de similarités, c’est parce qu’ils appartiennent au même genre : le film de banlieue. Mais le terme, qui est entré dans le langage courant, a peu à peu changé de sens. Il ne désigne plus seulement un genre, mais toute la cinématographie issue des quartiers populaires.

Un problème, pour les cinéastes. “Il ne faut pas non plus que ça devienne un ghetto du cinéma”, s’inquiète Gabriel Gonnet. Comme lui, ils sont nombreux à refuser d’entrer dans cette case :  c’est le cas de Aurélie Cardin, Joel Nsewosolo, Nicolas Sene – cinéastes – et Julien Neiertz, contactés par téléphone.

Cécile Da Costa · Cinéma de banlieue : un genre pertinent ?

 

Crédit : Olivia Piccolo

Joel Nsewosolo a commencé le cinéma “par hasard”, pendant son année de terminale, alors qu’il devait réaliser un court pour un projet de fin d’année. “Au début je ne voulais pas trop participer, raconte le jeune homme de 25 ans. Mais après l’avoir fait, j’ai aimé, alors j’ai continué.”

Continuer sans s’arrêter, jusqu’à ce que son premier court, Une dernière chance, soit diffusé en première partie des Misérables, chez lui à Nogent-sur-Oise, mais aussi à Creil. Même s’il précédait le film de Ladj Ly, l’histoire du film du réalisateur isarien est bien loin des histoires de banlieue.

“Ça sert à quoi de faire des films à gros budgets pour montrer ce qui a déjà été montré ?, se questionne le réalisateur. La Haine, c’était déjà assez puissant, Les Misérables a rajouté une couche. Ça veut dire que rien n’a changé, et c’est grave.” 

Grand amateur des films de Christopher Nolan, Joel Nsewosolo est plutôt penché vers les films à double-sens, qui questionnent la réalité humaine par le biais de la science-fiction. “Je suis en train de réaliser un nouveau court-métrage, qui s’appelle Rose Eternelle, dévoile-t-il. Et encore une fois, il faut être attentif à tous les détails pour comprendre le film, et la fin.”

Des écoles comme tremplin

Pour réaliser ses projets, il peut compter sur le soutien de 1000 Visages. Fondée en 2006 par Houda Benyamina, réalisatrice de Divines, cette association propose à ceux qui le souhaitent une formation gratuite au cinéma, hors coût d’adhésion annuel de 40€.

“1000 Visages a été créé à partir du constat que la France s’est construite sur de multiples immigrations, explique Rachel Kahn, directrice générale de l’association. Or, les scénarios, les équipes techniques, manquent cruellement de l’histoire de France, ce qui revient à une forme d’exclusion des artistes dit de la ‘diversité’.” 

1000 Visages ambitionne même de devenir une école à part entière, comme le collectif Kourtrajmé l’a fait l’année dernière. Avec l’objectif de sensibiliser et former aux métiers du cinéma des jeunes souvent éloignés de la culture, au potentiel ignoré.

“Les choses avancent. Grâce à 1000 Visages et d’autres associations ou collectifs, nous sommes en train de questionner le milieu de l’audiovisuel. Il reste des clichés et des projections d’un autre temps à faire tomber. C’est une nécessité, à la fois pour faire tomber d’un côté la victimisation identitaire, et aussi pour ouvrir et nourrir la créativité.”

En formant chaque année une trentaine de jeunes, 1000 Visages espère donc former ceux qui, comme Joel Nsewosolo, feront le cinéma de demain.

Rachel Kahn : « Notre philosophie, c’est ‘tu prends, tu redonnes' »

D’où viennent ceux qui participent à la formation Ciné Talent de 1000 Visages ? Quel est leur profil ?
Les jeunes ont entre 16 et 30 ans avec des profils extrêmement différents même si la majorité vient de territoires où la culture n’est pas accessible, que ce soit des quartiers populaires ou des territoires ruraux. Leur envie est souvent de devenir comédiens, mais très vite, beaucoup se trouvent une vocation de techniciens, ou de scénaristes.

Comment les accompagnez-vous après leur formation ?
Le suivi est la phase la plus importante. Nous sommes tournés vers la professionnalisation et l’insertion professionnelle. Aussi, les jeunes qui commencent à travailler deviennent souvent les coachs des plus jeunes. Notre philosophie, c’est « tu prends, tu redonnes ».

Comment est financée l’association ?
 La majorité de nos soutiens est publique, comme la France s’engage, le CGET [Commissariat Général à l’Égalité des Territoires, NDLR], la région Île-de-France, la Franche Comté, Cœur à l’ouvrage, la RATP… Mais nous avons aussi un soutien privé de la part de Netflix, Orange et d’autres.

Se faire une place dans le cinéma

En 2019, Les Misérables a raflé la mise : cinq prix à Cannes, quatre aux Césars et une nomination aux Oscars. Un tel succès n’est pas rare. Déjà en 1986, Mehdi Charef remportait le César de la Meilleure première œuvre pour son Thé au harem d’Archimède. La Haine, puis L’Esquive (Abdellatif Kechiche), suivi de Divines ont aussi été salués par la critique.

“Les films de banlieue ont souvent beaucoup de succès dans les festivals. Ils se disent que c’est vraiment bien de faire des films sur les quartiers, s’amuse Julien Neiertz. Ça doit les conforter dans leur conscience sociale.” Malgré les récompenses, ces films restent dans la case “cinéma de banlieue”.

Les jeunes réalisateurs cherchent alors à se faire une place dans le cinéma – non pas de banlieue, mais le cinéma tout court. Sortir des marges pour montrer que les cinéastes venus des quartiers populaires, eux aussi, sont créatifs et talentueux.

C’est l’ambition du festival Cinébanlieue, lancé il y a dix ans par Aurélie Cardin. Reda Kateb, désormais parrain du festival, y avait fait ses débuts en y présentant ses courts-métrages.

 

Ce festival  s’intéresse à la filmographie des périphéries au sens large : de la banlieue aux cités de campagne, en passant par les Outre-mers, détaille la créatrice du festival. Finalement, on montre tout ce qui est hors champ d’habitude”.

Au-delà d’un enjeu de visibilisation des marges, le festival est aussi un tremplin pour les jeunes talents, grâce à la compétition de courts-métrages.

On s’est aperçu en créant le festival qu’énormément de jeunes réalisateurs n’avaient pas accès aux aides institutionnelles. Pour eux, c’était un cinéma de la débrouille.

Pour Aurélie Cardin, l’événement annuel est alors l’occasion de “remettre du lien entre ces jeunes et des professionnels du cinéma”.  

Si la banlieue a encore du mal à être représentée dans le cinéma français, c’est aussi parce qu’elle n’a jamais réellement été intégrée au réseau des grandes sociétés de production.

Cet entre-soit de l’industrie du cinéma, Alain “Biff” Etoundi l’a dénoncé en 2017, dans un court-métrage intitulé Allez tous vous faire enfilmer. Il y affirme qu’aucune institution publique n’a voulu financer son long-métrage Un frère comme moi.

“En écrivant Un frère comme moi, tragédie sociale, pessimiste et politique, je savais que je rencontrerai des problèmes de financements, écrit le réalisateur au début de son court-métrage. Le cinéma français est bien trop conservateur pour ce genre de brûlot blasphématoire.”

Des aides publiques aux critères flous

Pourtant, pour éviter ce genre de situation, le CNC a mis en place le Fonds “Images de la diversité” en 2007. Son objectif : “soutenir la création et la diffusion des œuvres cinématographiques (…) contribuant à donner une représentation plus fidèle de la réalité française et de ses composantes (…), et favorisant l’émergence de nouvelles formes d’écritures et de nouveaux talents, issus notamment des quartiers prioritaires de la politique de la ville”. C’est-à-dire concrètement : financer le cinéma issu des quartiers populaires.

En 2019, avec un budget de près de 3 millions d’euros, ce fonds a permis le financement d’une vingtaine de projets au titre de la production, pour des montants allant de 15.000 à 700.000 euros.

Seul point noir de ce Fonds en apparence inclusif : des critères de sélection relativement flous. Par exemple, Kery James s’est vu refusé son dossier par la commission pour la production de son film Banlieusards, sans raisons précisément établies. C’est suite à ce refus que le rappeur-cinéaste a décidé de s’éloigner des structures publiques en cherchant du financement auprès de Netflix.

Cet obstacle, Ladj Ly s’y est également heurté pour la production de son film Les Misérables, dont le budget grimpe à 1,5 million d’euros. C’est en fait une fois le film primé à Cannes que le réalisateur, figure du collectif Kourtrajmé, a reçu 100.000 euros du fonds Images de la diversité, et 10.000 euros d’aide à la musique par le CNC. Le film n’a en revanche pas obtenu l’avance sur recette avant réalisation.

“Quelle place pour des voix différentes ?”

“Ça pose de vraies questions, affirme Aurélie Cardin, fondatrice du festival Cinébanlieue. Comment ça se fait qu’on soit passé à côté du scénario d’un film qui a eu autant de succès ensuite ? Quelle place pour des voix différentes ?”.

En revanche, ce refus reste tout de même à nuancer. Car en 2018, seuls 8,1% des réalisateurs déposant leur dossier pour un premier long-métrage ont été retenus en première session. Ladj Ly aurait donc pu renouveler sa demande auprès du CNC au cours d’une autre session, mais il n’a pas souhaité le faire.

Ceux qui peinent le plus à trouver des fonds, ce sont surtout les petits réalisateurs. Une quête parfois éprouvante que nous a raconté Joel Nsewosolo. 

aliceanceln · Financement : « Si t’es personne, on ne va rien te donner »

Certaines initiatives publiques ont été mises en place pour mettre en lumière le cinéma produit par les quartiers populaires ou marginalisés. Parmi elles, France 3, qui organise depuis quatre ans le concours Filme ton quartier. Les participants y sont invités à donner leur vision de leur quartier dans un film de 3 minutes 30.

Pour l’édition 2020, le jury affirme avoir reçu près de 170 vidéos, pour n’en désigner que dix, qui sont ensuite diffusées sur France 3 et disponibles en replay pendant un an.

J’ai juste ma caméra, et ma tête”
Nicolas Sene, cité Picasso. (Crédit : Nicolas Sene)

Ce prix, Nicolas Sene l’a remporté deux fois, en 2015 et 2019. A 28 ans, ce nanterrien filme principalement sa cité, qui porte le nom de Pablo Picasso, à Nanterre (92). “Je fais beaucoup de choses en indépendant, avec rien, affirme-t-il. J’ai juste ma caméra, et ma tête.”

Et cela lui suffit amplement pour s’envoler à Cannes. “En 2013, j’ai filmé mon meilleur ami boxeur professionnel, raconte-t-il. Ça a donné un film documentaire de 6 minutes qui s’appelle Qu’est-ce qu’on attend pour rêver. Je l’ai envoyé à Cannes, hors-compétition, dans le catalogue court-métrage, Short Film Corner. Et c’est comme ça que tout a commencé.”

Son prochain projet, c’est un long-métrage, dans lequel il mettra à nouveau en scène son quartier Picasso. “Je vais déconstruire les clichés de la banlieue à travers l’art de Pablo Picasso, dévoile-t-il. Je me sers de son art pour raconter mon quartier.”

Deuxième court-métrage de Nicolas Sene, Les Picasso, réalisé en 2015. (Crédit : Nicolas Sene)

Un projet qui rentre tout juste en production et pour lequel il est encore en recherche de financement. Mais Nicolas Sene a bon espoir de finaliser ce film, qu’il espère voir “marquer l’histoire du documentaire.”

En attendant, le réalisateur sillonne l’Île-de-France pour donner des master-classes dans des collèges et lycées de quartiers populaires. Une expérience qui lui permet d’“agrandir le champ des possibles” de la génération à venir, et de donner à chacun la chance et l’envie de faire du cinéma.

 

Alice Ancelin et Cécile Da Costa.

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