“Au moment de la crise du monde on se réunissait en cachette avec quelques autres en se disant : l’histoire est en train de mal se terminer » se souvient Laurent Mauduit. À l’époque, le journaliste fait encore partie de la rédaction du Monde. Avec quelques confrères, il assiste à l’arrivée du nouveau trio d’actionnaires en 2011. Comme d’autres, il porte un regard extrêmement critique sur cette petite révolution aux antipodes des ambitions d’Hubert Beuve Méry. “Dans tous les cas de figure il ne fallait surtout pas se tourner vers le capitalisme parisien. Il fallait à la limite faire appel aux lecteurs. En faire un enjeu citoyen. Mais surtout pas se donner au capitalisme parisien.” juge-t-il sévèrement. “On s’est dit: on va être obligé de recréer quelque chose.”
Pour certains journalistes confrontés brutalement aux limites du système, la prise de conscience se fait d’une manière autrement plus radicale. Raphaël Garrigos est un ancien journaliste de Libération. Peu de temps après l’arrivée de Patrick Drahi au capital du quotidien, le journaliste apprend qu’il est concerné par la vague de licenciement massive exigée par le nouveau propriétaire “Il y avait aucune perspective éditoriale seulement un plan social », déplore-t-il. Avec plusieurs collègues, eux aussi démis de leurs fonctions chez Libération, il choisit de fonder Les Jours, un média en ligne, indépendant, et sans publicité. “Une soixantaine de journalistes quittent Libération dont les 8 fondateurs des jours. C’est comme ça qu’on se lance”.
Outre Médiapart, fondé en 2008 ou Les Jours, fondé en 2016, le paysage médiatique français s’enrichit progressivement de quelques nouveaux titres attachés à une idée d’indépendance économique, comme Disclose ou Street Press. Leur idéal d’indépendance se développe autour d’une exigence: construire un nouveau modèle qui préserve de toute intrusion éditoriale ou économique. Les fondateurs se basent sur un constat pragmatique: l’histoire récente des médias a prouvé que la capitalisation de la presse n’épargne pas pour autant des purges économiques; pas plus qu’elle n’enrichit automatiquement la ligne éditoriale. “J’en avais marre d’être dans un canard qui perdait des lecteurs en permanence. Rothschild a investi dans Libération sans rien y connaitre. Sans se dire tiens, si j’investis c’est pour développer telle chose dans Libération, c’est avec une vision. C’était les leviers éditoriaux que je n’aimais pas, j’avais une vraie frustration”, se remémore Raphaël Garrigos.
L’ambition ne suffit pas; il faut aussi repenser tout le modèle pour s’assurer que les nouveaux titres ne finissent pas par perdre leur indépendance en se heurtant aux réalités économiques. “On se dit qu’il faut surtout pad qu’on reproduise l’histoire folle de la normalisation économique du Monde“, se souvient Laurent Mauduit “On tâtonne en se disant: est-ce qu’on veut fonder un journal papier? Et on se rend compte qu’il faut des millions d’euros pour ça et qu’il faut un mécène. On réfléchit et on se dit que la France à un retard sur le numérique. On se dit que ça ne sera pas un journal papier et que l’avenir du journalisme c’est le numérique”.
Reste le problème crucial du financement et de la rentabilité, qui sont les garanties fondamentales de l’indépendance. “L’argent est vraiment le nerf de la guerre” confirme Raphaël Garrigos.
“On a essayé de trouver le meilleur système. On était très opposés à la gratuité. La gratuité crée des relations de dépendance aux régies publicitaires, notamment HAvas”, détaille Laurent Mauduit. Avec les cofondateurs de Médiapart, le journaliste va s’attacher à créer un modèle économique extrêmement ambitieux, en rupture avec les schémas préexistants. Le journal choisit de se passer de publicité, et de rendre payant l’accès à tous ses contenus. “Je pense que le seul modèle économique viable c’est celui qui est adossé au lecteur”.
Le défi de l’indépendance
Pour les nouveaux journaux partisans d’une presse indépendante économiquement, l’un des principaux enjeux est de reconstituer un lien de confiance avec la population. “Il y’a un discrédit très fort qui pèse sur la presse; il faut reconstruire la confiance, c’est difficile” avance Laurent Mauduit. “Le modèle de la presse française c’est la connivence et l’influence. On est dans une presse qui est à rebours de tous les systèmes démocratiques. Les citoyens s’en rendent compte”, tacle le journaliste.
Ces accusations sont loin d’être partagées par tout le monde. “ je n’ai jamais eu aucun problème de liberté éditoriale à Libération » tempère Raphaël Garrigos. Pour autant, à juste titre ou non, l’indépendance économique des médias à bel et bien un impact sur la confiance des français à l’égard de la presse. D’après le baromètre 2021 de la confiance des français dans les médias réalisé par Kandar pour la Croix, près de 59% des français estiment que les journalistes ne résistent pas aux “pressions de l’argent”.
L’uniformisation du contenu éditorial joue sur l’intérêt des Français à l’égard de la presse. Les résultats d’une consultation citoyenne organisée par la plateforme make.org et l’association reporters d’espoir, sont éloquents: parmi les premières préoccupations citées par les participants figurent: “Privilégier un traitement moins rapide et plus approfondi de l’information » et donner “plus de place à l’investigation”. “Le journalisme crève de ce manque d’approfondissement et c’est un des reproches généraux qu’on fait au journalisme”, tempête Raphaël Garrigos.“C’est une situation aberrante! Il y a un contenu uniforme et une course au clic. On a jamais été aussi surinformé et pourtant on a l’impression de n’avoir jamais été aussi peu informés, il n’y a jamais d’approfondissement », juge-t-il. À la création des jours, le journaliste à mis l’originalité des contenus au centre du projet éditorial. Pour se démarquer, et réussir à survivre, il à bien fallu proposer une plus value journalistique. Dans le cas des Jours, le média ne prétend pas couvrir l’actualité de façon exhaustive, comme peut le faire la presse traditionnelle, mais entend porter des informations nouvelles. “Il faut toujours trouver de nouveaux sujets, on ne peut pas vendre des choses aux gens qu’ils peuvent trouver ailleurs”.
Rétablir la confiance des français à l’égard de la presse est primordial. C’est aussi un enjeu pour rompre le cycle de la dépendance. D’après les fondateurs de ces nouveaux journaux , en proposant un contenu unique, les lecteurs reviennent et les finances reprennent un second souffle. Ce qui est une des premières garanties de l’indépendance.
Une sécurité économique
En se libérant au maximum des capitaux extérieurs, la presse indépendante à fait un choix ambitieux. Cette stratégie pose un véritable défi économique; en cas de réussite elle ne manque pas d’avantages. « Il ya toute une série de règles qui sont censées garantir l’indépendance éditoriale du journal. Ces règles ne fonctionnent que quand les comptes du journal sont prospères.” juge Laurent Mauduit.
En choisissant pour modèle économique d’être uniquement tributaire des abonnements, les journaux indépendants sont moins soumis aux fluctuations du marché. “Je pense que le seul modèle économique viable c’est celui est adossé au lecteur” avance-t-il.
De fait, la pérennité de ces médias repose uniquement sur la fidélité de leur lectorat, et non plus sur d’éventuels changements de conjoncture. En se privant de la publicité, comme l’a fait Médiapart ou Les jours, ces nouveaux journaux ne prennent par exemple plus le risque de dépendre des aléas du marché publicitaire – une sécurité non négligeable compte tenu des conséquences dramatiques pour de nombreux titres de la baisse brutale des revenus publicitaires.
L’autre enjeu fondamental de cette indépendance économique est de ne plus être tributaire de l’agenda financier des propriétaires. Si les sociétés par actions ne provoquent pas une fragilisation systématique, elle s’accompagne fatalement d’une part d’imprévisibilité qui peut être néfaste à la sérénité du journal. “L’arrivée de Daniel Kretinsky ça a été une surprise totale”, reconnaît Paul Benkimoun en référence à l’entrée impromptue du milliardaire Tchèque au capital du Monde.
Dans le système capitalistique classique, les journaux sont souvent le simple maillon d’un vaste groupe aux activités multiples. Dans ces structures gigantesques, les intérêts financiers peuvent dépasser de loin les simples préoccupations journalistiques. De fait, dans un système par action c’est bien l’une des prérogatives du propriétaire du journal de manier comme il le souhaite les cordons de la bourse. Chez l’Express par exemple, l’arrivée de Patrick Drahi à abouti à la suppression de 125 postes. A l’époque la société des journalistes du magazine s’insurge contre une stratégie qui d’après elle est “réduite à des mesures destructrices, sans que jamais aucun projet de développement éditorial et d’investissement n’ai été exposé”.
A l’inverse dans les nouveaux systèmes voulus comme étant indépendants, plusieurs journaux ont mis en place des procédés qui garantissent la juste utilisation des retombées économiques. L’indépendance devient alors un garde-fou aux seuls soucis de rentabilité. “Nous avons un statut qui fait que dès qu’on a des bénéfices ils sont réinvestis dans l’entreprise. Ce qui fait que c’est pour enrichir l’entreprise, pour embaucher des gens”, constate Raphaël Garrigos.
Enfin dernier avantage non négligeable, l’indépendance économique de la presse lui permet d’échapper aux aléas de l’hérédité qu’implique la construction de vastes empires médiatiques. “C’est en partie la succession de l’éditeur italien Carlo Caracciolo qui a plongé Libération dans la crise ou le journal se trouve aujourd’hui” note Julia Cagé dans son ouvrage Sauver les médias.
Une sécurité journalistique
L’indépendance des médias n’en font pas nécessairement une forteresse garante d’une éthique irréprochable. Pas plus que l’arrivée de capitaux extérieurs ne provoque fatalement un risque éditorial. “Il ya un Pacte qui a été fait pour protéger l’indépendance du journal. Jamais les actionnaires n’ont fait obstacle ni demandé à relire” assure Paul Benkimoun.
Toutefois, même en admettant qu’il n’y ait aucun interventionnisme éditorial, l’imbrication économique peut faire peser un risque l’aspect purement journalistique. Dans un système par actions, l’actionnaire majoritaire peut décider des grandes orientations du groupe, qui ont fatalement des conséquences sur le travail des journalistes. “La censure que j’ai connue à Libération était économique. Quand je suis parti de libération y’avait plus personne dans mon service quand je suis arrivé ils étaient 10” raconte Raphael Garrigos.
“Avant, au Monde, on enquêtait. On avait des grands succès. Aujourd’hui ils ne sortent plus rien“ renchérit Laurent Mauduit. Le journaliste, qui a dirigé pendant 4 ans le service entreprise du Monde, se souvient de son désarroi lorsque la direction du monde à fait le choix de manière unilatérale de supprimer tout un pan de la politique d’investigation du journal. « C’est un journalisme qui ne se bagarre plus” déplore-t-il.
Enfin, l’indépendance des médias reste la meilleure façon de réduire l’éventuel écart entre la position de la rédaction et celle des gérants du titre. Dans le cas de Médiapart ou des Jours, le pouvoir est exclusivement aux mains de la rédaction. Ce système permet d’éviter les situations inconfortables comme celle qu’a connue Libération en 2014. A l’époque, Bruno Ledoux, l’actionnaire de référence du journal, met en place un projet qui déplait souverainement à la rédaction. Les journalistes le soupçonnent de vouloir rentabiliser l’image de marque de libération au détriment de la cohérence éditoriale du quotidien. Une partie de la rédaction est contrainte de se mettre en grève et adresse un avertissement lourd de sens à ses actionnaires. “Nous sommes un journal, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar, pas un incubateur de startup” préviennent les journalistes dans l‘édition du 8 février 2014