La nouvelle jeunesse des libraires indépendants

Lucas Martin-Brodzicki, Nicolas Quenard et Théo Meunier

La nouvelle jeunesse des libraires indépendants

La nouvelle jeunesse des libraires indépendants

Lucas Martin-Brodzicki, Nicolas Quenard et Théo Meunier
Photos : Lucas Martin-Brodzicki, Nicolas Quenard et Théo Meunier
24 mai 2019

Alors qu’on pourrait les croire menacées par les géants du e-commerce, Amazon en tête, les librairies indépendantes font mieux que tenir bon. Cette bonne santé relative s’explique par une qualité de service et de conseil recherchée par les lecteurs, mais pas que. Les politiques apportent leur soutien à ces acteurs de la vie culturelle, qui découvrent une nouvelle manière de travailler.

“Pour des librairies de quartiers comme ici, Amazon ne me semble pas être un danger.” Libraire depuis 35 ans et patron du “Livre Ecarlate”, Philippe Leconte n’est pas franchement effrayé par le géant américain. Nichée au coeur du 14e arrondissement de Paris depuis 2006, sa librairie ne connaît pas la crise. “Depuis l’ouverture il y a 13 ans, mon chiffre d’affaires n’a fait qu’augmenter, poursuit le bientôt sexagénaire en redressant ses lunettes noires. Nous sommes trois salariés, payés plutôt bien par rapport à de nombreuses autres librairies. » De quoi éclaircir le tableau souvent bien gris qui est fait de la profession.

« Pour des librairies de quartiers comme ici, Amazon ne me semble pas être un danger », Philippe Leconte

Pour certaines enseignes, le virage des années 2010 a bel et bien été fatal. En 2013, le réseau de librairie “Chapitre” doit mettre la clé sous la porte et entraîne la fermeture de 23 magasins à travers la France ainsi que la perte de plus de 400 emplois. Mais paradoxalement, les librairies indépendantes semblent plus résistantes face à la force de frappe du mastodonte Amazon. Selon le média spécialisé Livres Hebdo, en 2017, on comptabilisait 37 ouvertures de librairies indépendantes contre “seulement” 23 fermetures.

En fonction de ce qu’on comptabilise ou non comme une enseigne indépendante – il n’y a pas de cadre juridique précis – les chiffres diffèrent. “3.000 points de vente sur le territoire, c’est une fourchette moyenne fréquemment admise”, avance tout de même Caroline Mucchielli, chargée de mission à l’Observatoire de la librairie. Surtout, ce nombre reste stable depuis dix ans, malgré la révolution Amazon. Conséquence, “la France peut s’enorgueillir de disposer de l’un des réseaux les plus denses du monde”, se félicite le Syndicat de la librairie française (SLF).  

Rencontrer et conseiller

L’humain avant les algorithmes

Pour Philippe Leconte, librairies indépendantes et géants du e-commerce ne pratiquent pas le même sport : “les gens qui achètent sur Amazon ne seraient de toute façon pas allé en librairie.” La clientèle serait donc différente. Les attentes aussi. “La grosse différence de ce type de librairies indépendantes, c’est qu’on y va pour découvrir”, assure un client en parcourant les étagères de “Ici Librairie”. Cette librairie indépendante, la plus grande de Paris, s’est installée en octobre dernier sur les Grands Boulevards. “Regarder sans avoir de choix en tête, c’est une sorte de détente, poursuit-il. En revanche, quand je sais ce que je veux, je commande directement sur internet.” Même constat pour Jilina, ex salariée de la Fnac en reconversion : “la Fnac recrute de plus en plus de profils commerciaux au détriment de passionnés, avance la jeune trentenaire. Résultat, les clients vont chercher du conseil ailleurs.”

Un sentiment confirmé par les recherches de la sociologue Sophie Noël. Dans un article paru dans la revue Sociétés contemporaines, elle observe que “personnaliser la relation avec la clientèle est le meilleur moyen de se différencier des chaînes culturelles standardisées, et plus encore d’Amazon, où la relation s’effectue à l’aide d’algorithmes.” Pour la maîtresse de conférences à l’Université Paris 13, qui travaille notamment sur la notion d’indépendance dans les industries culturelles, “les libraires indépendants célèbrent ainsi le caractère indépassable du “conseil” prodigué par leurs soins.”

Rencontrer sa clientèle, fédérer une communauté

Un caractère d’autant plus indépassable pour les librairies spécialisées. Depuis 2007, Deborah Dupont-Daguet tient la “Librairie Gourmande”, boutique du deuxième arrondissement de Paris particulièrement pointue sur la littérature culinaire. “Ici, nos clients viennent chercher nos conseils en premier lieu. »  La survie des librairies indépendantes peut donc passer par la spécialisation. “Une évidence” pour celle qui prodigue régulièrement des conseils cuisine sur France Inter : “Nous avons plus de 20.000 références, ils peuvent trouver chez nous un catalogue d’ouvrages incomparables. Nous prenons donc du temps pour les conseiller.”

Beaucoup d’enseignes misent également sur des activités annexes. Rencontres avec les auteurs, séances de dédicaces ou même un café au coeur du magasin, tout est fait pour fidéliser le client et en attirer de nouveaux. “Les rencontres, c’est primordial dans une librairie. Lors de mon passage à la Fnac, j’ai remarqué qu’il y avait de moins en moins d’événements, et de plus en plus une course à la rentabilité. Ça dénature totalement le lieu alors que partager des moments, c’est ce qui fait le sel de l’endroit”, avance Jilina. Elle avoue d’ailleurs s’être arrêtée chez « Ici Libraire » car l’auteure Stéphanie Blake y était attendue pour une séance de dédicaces.

Néanmoins, pas toujours évident d’organiser ce type de rencontres. Naza Chiffert est la gérante de la librairie “L’Emile” : “ici j’ai peu d’espace et mes horaires ne me laissent pas de temps pour ça, avance cette ancienne collaboratrice parlementaire dont le bureau se confond avec les rayons de livres pour ados. Je n’ai pas envie d’y passer du temps alors que je ne suis pas sûre de générer du chiffre d’affaires. Un sentiment minoritaire, comme en témoigne le nombre d’événements organisés chaque soir par les libraires parisiens.

L'exception française

Si les libraires indépendants résistent plutôt bien au e-commerce et aux grandes surfaces culturelles, à l’étranger les travailleurs du livre ne peuvent en dire autant. À titre de comparaison, selon l’American bookseller association, il y a presque deux fois plus de libraires en France (3.000) que sur l’ensemble du territoire américain (1.700), pour une population pourtant cinq fois moins importante. Cette exception française a un nom : la loi Lang. Instaurée en 1981 dans les premières heures du mitterrandisme, elle instaure un prix unique du livre en limitant la concurrence sur le prix de vente. Le montant doit être imprimé sur la couverture, et le vendeur ne peut proposer une réduction n’allant que jusqu’à 5% du coût du livre. “Ce livre-ci vaut 14€, mais il ne peut être vendu qu’à 13,30€ minimum, précise Philippe Leconte en se saisissant d’un ouvrage du rayon jeunesse. C’est pour ça qu’Amazon ne parvient pas à pénétrer autant le marché que dans d’autres pays. Après, je dois m’arranger pour ne pas acheter ce livre trop cher. La marge se fait sur le prix d’achat, pas sur celui de vente.”

Signe de cette législation protectrice, les librairies étrangères de la capitale – moins préservées par la loi – disparaissent une à une. “La librairie américaine de Saint Sulpice n’existe plus, confirme Philippe Leconte. Il existe une librairie portugaise, mais elle est adossée à une maison d’édition et ne doit donc pas nécessairement faire du chiffre pour survivre”. En 2007 déjà, la librairie espagnole historique de la rue de Seine fermait ses portes.

Philippe Leconte est le gérant de la librairie « Le Livre Ecarlate » dans le 14ème arrondissement de Paris. Crédits : Théo Meunier

Atout clé dans la préservation d’un secteur fragile, cette législation nationale s’accompagne aussi de politiques locales volontaristes. Exemple à Paris, où l’ambition de “soutenir le commerce de proximité par opposition à la grande distribution”, est martelée par Frédéric Hocquard. L’adjoint à la Mairie de Paris chargé de la diversité de l’économie culturelle souhaite “garantir la diversité éditoriale et le lien entre lecteurs, libraires et auteurs”, et cite l’appel à projet mis en place pour la première fois cette année, doté d’un fonds de 250.000 euros. Objectif, permettre aux commerces de librairies indépendantes de réaliser des travaux d’aménagements. Et Frédéric Hocquard d’ériger “Ici Librairie”, son espace aménagé au sous-sol et son café en exemple.  

De l’aveu des libraires, la principale difficulté reste le prix excessif des loyers. C’est ce qui explique la plupart des fermetures de boutiques aujourd’hui, avance Naza Chiffert. Une librairie a une rentabilité très faible.” La gérante de “l’Emile” a donc accueilli l’appel à projet avec intérêt, d’autant qu’elle ne s’attendait pas vraiment à ce geste de la municipalité. Au total, une vingtaine de libraires ont répondu à l’appel.

À l’échelle nationale, le label Librairie indépendante de référence (LiR) délivré par le ministère de la Culture reconnaît depuis sa création en 2009 les engagements et le travail qualitatif des enseignes indépendantes. Il permet notamment aux près de 500 établissements labellisés cette année d’être exonérés de la contribution économique territoriale (CET). Une aide financière non négligeable pour des boutiques modestes.

L'union fait la force

Les clichés sur la toute puissance du e-commerce ont la vie dure. Mais si les géants comme Amazon n’ont pas écrasé les librairies de quartier, ils ont bouleversé leur écosystème. Temps de livraison imbattables, stocks toujours pleins, difficile de rivaliser. Les indépendants ont donc dû, paradoxalement, unir leur force. “Les libraires ont toujours été des êtres solitaires. Mais ils se sont rendus compte qu’il fallait une réponse collective”, explique Naza Chiffert. À côté de son activité de gérante, elle fait partie du conseil d’administration de l’association Paris Librairies, qui regroupe plus de 140 boutiques de la capitale. Le principe est simple : les librairies mutualisent leur stock, afin d’orienter les clients vers des confrères qui possèdent l’ouvrage recherché. “Cette plateforme a complètement modifié la carte mentale du libraire. On ne se sent plus seul, on n’est plus en concurrence”, se réjouit-elle.

D’autres réseaux nationaux ou régionaux ont vu le jour ces dernières années, comme Lalibrairie.com. Une réponse assumée et coordonnée. Face à la puissance du e-commerce, ils jouent à fond la carte de l’indépendance. “Nos clients nous voient aujourd’hui comme une forme de label, développe Naza Chiffert. C’est une sorte de confrérie. Nous ne sommes plus concurrents, mais alliés.”

« Nous ne sommes plus concurrents, mais alliés », Naza Chiffert

C’est dans le même esprit que le SLF a lancé en 2017 la plateforme librairies indépendantes.com, sorte de portail ultime avec plus de 20 millions de livres disponibles à la livraison ou à aller chercher dans la boutique la plus proche. Alors qu’Amazon ouvre ses premiers points de vente physiques aux Etats-Unis, les libraires, avec leurs portails en ligne, semblent avoir pris le géant américain à son propre jeu.

“Les libraires indépendants ont gagné la bataille des idées”

Sophie Noël est sociologue, maîtresse de conférences à l’Université Paris 13 et autrice de “Le petit commerce de l’indépendance. Construction matérielle et discursive de l’indépendance en librairie” (revue Sociétés contemporaines, 2018)

Pourquoi l’indépendance est-elle tant mise en avant par les libraires?

L’indépendance est un terme flou, il a d’ailleurs intérêt à être flou. Cela permet d’agréger des acteurs très différents. De très grandes librairies se disent indépendantes, tout comme de petites librairies de quartier. Elles n’ont a priori pas grand chose en commun en termes de chiffre d’affaires ou de conditions de travail. Mais c’est une valeur qui dispose d’un important capital sympathie. On parle de labels, de festivals, de viticulteurs indépendants… C’est la même logique pour les libraires. (Cela permet aussi d’obtenir le soutien des pouvoirs publics.)

L’indépendance est-elle un atout face au e-commerce?

Totalement. C’était déjà le cas dans les années 90, où la grande menace s’appelait la Fnac. Depuis le tournant des années 2000, Amazon et les acteurs du commerce en ligne ont pris le relai. Les librairies indépendantes ont une carte à jouer face à eux. Contrairement à des réseaux comme Chapitre, elles peuvent se positionner clairement comme une alternative. Il y a cette image du petit libraire de quartier qui est physiquement présent, avec ses choix subjectifs en opposition aux algorithmes et leurs recommandations objectives. C’est une vraie expérience d’achat et une rencontre avec quelqu’un d’authentique. Cet argumentaire a gagné en puissance ces dernières années, et les libraires indépendants ont gagné la bataille des idées. Il suffit de regarder la manière dont ils sont présentés par les médias et les pouvoirs publics : ce sont des nouveaux héros, des résistants culturels.

Ce critère suffit-il à expliquer la relative bonne santé des librairies françaises?

Pas totalement. Certes, la vente de livres en ligne reste assez faible en France, mais c’est aussi lié à un cadre juridique favorable avec la loi sur le prix unique et des aides publiques diverses. En Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, Amazon a gagné la bataille. Les librairies indépendantes ont frôlé l’extinction. On assiste tout de même à une légère reprise depuis deux ou trois ans. Et ce qui est intéressant, c’est que ces libraires jouent sur les mêmes types de rhétorique qu’en France, en mettant en avant leur indépendance.

Une réponse sur “La nouvelle jeunesse des libraires indépendants”

  1. Merci beaucoup pour ce très bon article. Je pense qu’il y a également un particularisme de la librairie de petite ville de province qui n’est pas abordé dans l’article : son rôle dans la vie culturelle locale, lieu d’échanges et de lien social, lieu d’accueil pour les nouveaux arrivants, etc. V Goulet

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