En janvier 2022, le gouvernement a décidé d’encourager les établissements scolaires à organiser des activités artistiques et culturelles, parmi lesquelles l’éducation aux médias. Une part collective du pass Culture a ainsi été mise en place, permettant aux enseignants de bénéficier d’une enveloppe de 20 à 30 euros par élève afin de mettre en place des projets. Elle concerne, depuis la rentrée 2023, tous les élèves de la sixième à la terminale.
« On a tout de suite su qu’on allait être très sollicités », se souvient Alexandre Poplavsky-Major, rédacteur en chef adjoint de L’Est Républicain, quotidien régional membre de l’Apem. L’Est des écoliers, un journal entièrement réalisé par les élèves d’une école du secteur avec l’aide d’un journaliste de L’Est Républicain, fonctionne alors à plein régime. Les enseignants sont de plus en plus nombreux à demander aux journalistes de venir parler des médias et de l’information dans leurs classes. « On se débrouillait pour que ça n’empiète pas sur notre travail au journal. J’ai longtemps été dans les écoles avant d’aller travailler, pendant mes pauses-déjeuner, voire mes jours de repos », raconte le rédacteur en chef adjoint.
« On a créé un poste de journaliste dédié à l’éducation aux médias »
Avec ces nouveaux ateliers pass Culture, cette organisation devient intenable. « On a décidé d’ouvrir un poste de journaliste entièrement dédié à l’éducation aux médias », explique Alexandre Poplavsky-Major. L’Est Républicain est le premier média en France à opter pour cette stratégie, qui n’a pas été facile à mettre en place. « Il a fallu convaincre mon rédacteur en chef. Ça impliquait d’ouvrir un nouveau poste et de trouver un moyen de le financer alors que le secteur de la presse ne se porte pas très bien. Heureusement, il a très vite accepté. »
C’est Carole Oudot, journaliste à L’Est Républicain depuis huit mois, qui est sélectionnée pour ce poste en septembre 2022. En plus de superviser L’Est des écoliers, qui implique en 2023 trois établissements scolaires, c’est elle qui se rend régulièrement dans les classes pour les ateliers pass Culture. « Pour l’année 2023-2024, j’ai déjà 114 ateliers de prévus dans 54 établissements différents, raconte la journaliste. L’année dernière, je n’ai fait que 70 ateliers dans 22 écoles. »
« Il va falloir trouver quelqu’un pour travailler avec moi »
« On a bien fait de confier l’éducation aux médias à une seule personne, se satisfait Alexandre Poplavsky-Major. Ça aurait été très compliqué pour les journalistes de faire tout ça en plus de leur travail. » Mais un an après sa prise de poste, Carole Oudot alerte déjà : « Il va falloir trouver quelqu’un pour travailler avec moi. Pour l’instant, on arrive à répondre aux demandes, mais mon calendrier est plein. Si j’en ai de nouvelles ou si, l’an prochain, elles sont plus nombreuses, je vais devoir refuser certaines choses. » La rédaction en chef de L’Est Républicain en a bien conscience et réfléchit déjà à recruter une personne dédiée à l’éducation aux médias. « Voire deux personnes d’un coup », admet le rédacteur en chef adjoint.
Les raisons du succès
Année après année, les interventions d’éducation aux médias dans des établissements scolaires sont de plus en plus nombreuses. Cette montée en puissance, initiée par les écoles et les médias eux-mêmes, est désormais soutenue par le gouvernement. Le 23 mars 2023, l’ancien ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye a affirmé, dans une interview pour l’Association pour l’éducation aux médias (Apem), vouloir « que tous les élèves, du cycle 2 jusqu’à la Terminale, puissent bénéficier d’une action d’éducation aux médias et à l’information au moins une fois par an. »
Comment expliquer un tel succès ? Il y a plusieurs facteurs. « Ce qui a beaucoup aidé récemment, c’est l’entrée de l’éducation aux médias dans les programmes scolaires », explique Carole Oudot, journaliste spécialisée en éducation aux médias pour L’Est Républicain. Le gouvernement annonçait cette évolution en janvier 2022, effective dès la rentrée suivante, avec comme objectif de « permettre aux élèves d’exercer leur citoyenneté dans une société de l’information et de la communication, de former des citoyens éclairés et responsables, capables de s’informer de manière autonome en exerçant leur esprit critique. »
Pour la journaliste, la progression est avant tout liée à un contexte sociétal particulier. « Pendant le mandat de Donald Trump ou, plus récemment, la crise du Covid, on a vu beaucoup de discours complotistes et de fake news circuler partout. Tout le monde s’en est rendu compte, et les enseignants se sont rapidement tournés vers les journalistes pour expliquer à leurs élèves comment faire le tri. »
Des journalistes conscients de leur rôle
Plus que la prise de conscience des professionnels de l’enseignement, c’est celle des journalistes qui a permis la hausse significative de la demande. « Dans les médias, on s’est dit qu’il fallait qu’on fasse quelque chose, estime-t-elle. On sait comment est fabriquée l’information, on sait comment vérifier ce qui est dit : c’est en quelque sorte de notre responsabilité de donner les outils aux gens pour qu’ils fassent le tri entre tout ce qu’ils entendent. »
Pour Étienne Millien, directeur de l’Association pour l’éducation aux médias (Apem), l’ampleur prise par l’éducation aux médias a une cause simple : le téléphone. « Tout passe par cet objet : notre environnement social, ludique, politique, sociétal et informationnel », constate-t-il. Cet outil unique ne poserait pas de problème si les types de contenus étaient facilement différentiables. « Le problème, c’est qu’on a plein de choses qui se ressemblent. On a de l’information, mais aussi de la propagande, de la publicité, du complotisme… publiés par des gens qui reprennent les codes de l’information. Résultat : on confond tout. »
Cette difficulté est renforcée par l’immense quantité de contenus en ligne. « Le volume est gigantesque, on est happé par ce qu’on voit, tout se mélange, regrette Étienne Millien. On a un outil mondial, qui donne accès à des contenus mondiaux très peu régulés. Personne ne maîtrise ça, personne n’a de vision vraiment globale, c’est effrayant. » Il salue alors le réflexe « sain » de demander de l’aide à ceux qui ont les outils pour faire le tri.
Une préparation chronophage
« Un atelier pass Culture dure environ deux heures », explique Carole Oudot. Il peut être isolé ou complété par plusieurs séances régulières. S’ajoute le temps de transport puisqu’elle intervient en Franche-Comté et en Lorraine. Mais ce qui lui prend le plus de temps, c’est la préparation des ateliers. « Pour un atelier, il me faut six heures de préparation en moyenne. » L’Est Républicain propose treize ateliers thématiques différents, soit presque 80 heures de travail en amont. « Quand j’ai pris ce poste, j’ai passé deux mois à ne faire que de la préparation, se souvient la journaliste. Je m’y attendais puisque tout était à créer. Ce n’est pas désagréable, mais c’est loin d’être la meilleure partie de mon travail. »
En théorie, une fois un atelier préparé, Carole Oudot n’y touche plus. « Mais en réalité, je les modifie à chaque évolution du métier. Si j’aborde les intelligences artificielles par exemple, il faut que je me mette à jour juste avant l’atelier parce que ça n’arrête pas de changer ! » La journaliste prend aussi le temps d’adapter son travail aux attentes des enseignants et à l’âge des élèves qui lui feront face. « J’essaye de faire du sur-mesure à chaque fois, tout en partant de la base que j’ai préparée. J’appelle les professeurs, on échange longtemps pour trouver la meilleure façon de faire. Ce n’est pas toujours facile, car certains ont une idée très précise et d’autres n’en ont aucune. »
« Tout serait plus facile et moins chronophage s’il y avait des ressources communes à tous les journalistes », estime Carole Oudot. Mais pour l’heure, chaque intervenant en éducation aux médias prépare ses propres supports. « Nous sommes en train de préparer une banque de données avec les outils de nos membres, révèle Étienne Millien, directeur de l’Association pour l’éducation aux médias (Apem). Ça aidera aussi les futurs intervenants en éducation aux médias. »