« Tempo » : renforcer la puissance régionale du groupe France Télévisions, à quel prix ?

Thibault Azoulay

« Tempo » : renforcer la puissance régionale du groupe France Télévisions, à quel prix ?

« Tempo » : renforcer la puissance régionale du groupe France Télévisions, à quel prix ?

Thibault Azoulay
26 novembre 2023

Changer une formule vieillissante, offrir plus de pouvoir aux régions et booster ses audiences. C’est l’objectif annoncé du groupe France Télévisions lorsque celui-ci crée la réforme « Tempo ». Le projet : supprimer l’édition nationale du 19/20 diffusée sur France 3 depuis 1963 et inclure cette actualité au sein d’un journal global propre à chaque édition régionale.  Un choix lourd de conséquences et qui fait polémique depuis maintenant plus d’un an au sein de la chaîne. Aux quatre coins de l’Hexagone, des milliers de salariés s’inquiètent et critiquent une nouvelle charge de travail trop importante. Depuis le début du mois de novembre, beaucoup sont en grève à durée illimitée rendant la diffusion du journal impossible.  

« C’est une page de l’histoire de France 3 qui se tourne mais ce n’est pas la fin du livre. Je ne connais aucun projet de transformation dans une entreprise qui se fait sans douleur ». Isabelle Staes, directrice de l’information régionale de France 3 en est consciente : bousculer une institution de l’information française ne fera pas que des heureux. Mais celle qui a été mise à la tête de ce projet il y a plus d’un an reste persuadé de l’utilité de Tempo malgré le rejet apparent de nombreux salariés.

La priorité de France Télévisions est claire : hiérarchiser l’information selon ses chaînes. France 2 chaine généraliste de l’information nationale et internationale. France Info chaîne de l’information en continue et donc France 3, chaine des régions. « Il fallait renforcer cette proximité et offrir aux téléspectateurs une information vue de chez eux. Angler l’actualité quelle qu’elle soit sous le prisme de la proximité », explique Isabelle Staes.

Premier générique du 19/20 de France 3, en 1986.

Apparu dans les années 60, les journaux télévisés de France 3 prennent vie sous le nom du 12/13 et du 19/20 dès 1986. Nom qu’ils conserveront jusqu’à la rentrée passée. Depuis, le plus gros groupe public télévisuel français diffuse ses éditions sous le nom d’Ici 12/13 et d’Ici 19/20.

Inverser le modèle de l’information

 

 Plus de séparation donc entre l’édition régionale et nationale. Les deux éditions de 25 minutes chacune se transforment en une seule édition unique de 50 minutes, gérée individuellement au sein de chaque région. C’est ce que le groupe France Télévisions a plus communément appelé : « l’inversion du modèle de l’information ». Désormais, c’est Paris qui travaille pour les régions en fournissant chaque jour 8 minutes et 30 secondes de sujets diffusables dans l’ensemble de l’Hexagone. Sujets qui mêlent donc de l’actualité chaude à l’internationale mais aussi des éclairages plus froids sur des sujets transversaux tels que les déserts médicaux ou le télétravail, par exemple. « Il y avait beaucoup de redondance. Les téléspectateurs nous reprochaient de voir les mêmes sujets dans le journal régional puis national. Il fallait clarifier l’identité du groupe », détaille Isabelle Staes.

Ainsi, l’annonce tombe un peu plus d’un an avant le début de Tempo, dans le courant de l’été 2022.

 

Très vite, la réforme de France 3 fait les gros titres de la presse.

Une annonce difficile à digérer pour plusieurs membres du réseau France 3 puisqu’un grand nombre de salariés l’apprennent directement dans la presse. C’est le cas de Bruno Espalieu, journaliste au sein du bureau de Lille et représentant du comité social et économique des 23 antennes régionales. « C’était extrêmement désagréable d’apprendre la nouvelle de cette façon. Encore plus quand on est soi-même journaliste. En tant que délégué syndical, ma première interrogation se portait sur les collègues qui bossent à Paris sur l’édition nationale ».

 

En effet, cette inversion du modèle de l’information vient considérablement bousculer le quotidien des journalistes qui travaillent à Paris pour France 3. Désormais, ils ne produisent plus pour leur propre antenne mais uniquement pour les régions. Une situation particulière pour ces centaines de journalistes qui au moment de l’annoncent craignent pour leur emploi.

« Les retours que j’ai c’est que les salariés sont amers. Leur activité continue mais il y a une vraie dégradation du sens de leur travail. Un sujet c’est tout une équipe et Paris en a été privé », explique Bruno Espalieu. Même son de cloche pour Romane Idrès, déléguée syndicale sur tout le réseau France Télévisions.  « La première réaction que j’ai eu c’est un sentiment de coup de massue et d’injustice pour les collèges et équipes de Paris. »

Très engagée dans ce qu’elle définit comme une « vraie régionalisation de France 3 », cette journaliste web au sein de la locale d’Amiens vit le projet Tempo comme une « immense mascarade ».

La suppression de la contribution à l’audiovisuel public décidée en juin 2022 représente une vraie inquiétude pour les salariés de France Télévisions. Pour beaucoup, mener un projet de l’ampleur de Tempo dans un contexte économique aussi fragile représente un risque trop important. « On se jette dans la gueule du loup », explique Bruno Espalieu. Pour autant, Isabelle Staes promet de son côté que les risques sont parfaitement considérés. « On entend bien évidemment les préoccupations financières émises. Je suis à France 3 depuis 7 ans, cela fait partie du processus de transformation. S’il a été mis en place, c’est que ce projet constitue l’avenir de la chaîne, à tous les niveaux. ».

Une mise en place approximative

 

 Les salariés du groupe réfractaires au projet reprochent à la direction une organisation bien trop aléatoire. A la suite de l’annonce de Tempo pendant l’été 2022, les représentants du personnel demandent aux dirigeants d’effectuer une expertise pour s’assurer de la faisabilité du lancement d’ICI, annoncé pour la rentrée 2023. « Nous avons réussis à démonter par cette initiative un manque de moyens humains pour assurer une intégration cohérente de cette tranche d’information hybride et très difficile à mettre en place », témoigne Bruno Espalieu.

Dans les faits, une zone de flou s’est étendue de l’été 2022 à l’été 2023 où la réforme était annoncée mais où les salariés n’ont pas vraiment pu se préparer à gérer efficacement l’introduction de Tempo dans la vie des antennes régionales. En cause, le quotidien du travail de journaliste. Difficile d’organiser des journaux prévus en septembre 2023 sans réellement savoir de quoi il serait constitué. Pendant toute la première moitié de l’année, Romane Idrès participe à des ateliers d’organisations de Tempo avec ses collègues syndicats sur ses pauses déjeuners. « Un an pour préparer cette réforme. On savait que ce ne serait pas suffisant. On avait des simulacres de réunions démocratiques. »

Isabelle Staes reconnaît la difficulté de la mise en place de la réforme. « Tempo s’est construit en un peu moins de dix mois. Des essais techniques ont été faits mais c’était très compliqué de s’organiser car en parallèle, les journaux nationaux, eux, continuaient ! ».

Conscient du travail conséquent qu’il restait donc à effectuer à la rentrée passée, Delphine Ernotte et son équipe laissent une marge conséquente d’amélioration aux régions. Une phrase revient très souvent comme l’explique la directrice de l’information de France 3 : « Le projet tel qu’il est mis en œuvre début septembre ne sera pas le même qu’à la fin de l’année ». Une petite phrase qui ne passe pas pour les syndicats. « Vous vous rendez-compte du niveau 0 d’anticipation ? C’est faire preuve d’un manque de professionnalisme affolant », témoigne Bruno Espalieu.

Pour continuer dans cette volonté de replacer les régions au centre de ce projet, la direction du groupe France Télévisions prend la décision de laisser chaque antenne préparer ses éditions en toute indépendance. Xavier Rolland est rédacteur en chef de l’antenne régionale lyonnaise. Après 15 ans de loyaux services, il est le plus vieux « red chef » en place sur le réseau à ce jour. Comme beaucoup de ses pairs, il a subi une mise en place très difficile et précipitée de cette réforme : « J’ai eu un été un peu sacrifié je n’ai pas pris beaucoup de vacances. Nous avons fait des répétitions tout l’été dans des conditions qui se rapprochaient le plus possible du réel.

Il fallait prendre en main la mécanique le rythme. C’était un travail minutieux ». Après de longues réflexions avec ses présentateurs, Xavier Rolland prend la décision de mettre en place deux présentateurs pour définir une vraie coupure entre les parties régionales et nationale/internationale. Une décision qui laisse sa direction dubitative car jugée trop proche de l’ancien format du 19/20. « Mon souhait était d’identifier les séquences pour que le spectateur puisse faire la différence et ne pas se perdre. La direction m’a demandé à plusieurs reprises si j’étais sûre de mon coup. J’ai eu un peu de pression mais je ne regrette pas mon choix », explique le rédacteur en chef.

Même s’il a vécu une rentrée mouvementée, celui qui gère une cinquantaine de salariés voit Tempo comme une réforme nécessaire à légitimer le travail fourni par les antennes régionales : « Tempo c’est une énorme réforme pour la chaîne. C’est important d’envoyer un signal aux téléspectateurs en leur disant « regardez il y a quelque chose de nouveau ! ». Il y a longtemps que j’attendais un tel défi. J’ai toujours pensé qu’en région on était capable de gérer un journal d’une telle ampleur comme peuvent le faire l’Allemagne ou l’Espagne ».

En effet, sur ce point, la France a accumulé un certain retard par rapport à ses voisins. Si les titres de presse régionaux sont ancrés dans le paysage médiatique français, la télévision régionale est en retrait et seulement incarnée par le réseau France 3. En Espagne, par exemple, la chaîne TV3 est une référence absolue de l’information en Catalogne. Même chose pour la chaîne ETB 1 dans le Pays basque.

TV3, référence de la télévision catalane.

Le but est clair : renforcer la proximité entre les régions et leurs habitants pour créer un rendez-vous quotidien solide chez le téléspectateur.

Sur ce point, Isabelle Staes se félicite et salue de très bons résultats : « Malgré le changement de repères, le public répond ultra positivement. 3,3 millions de téléspectateurs et des pointes à 16% d’audience, c’est plus que l’année dernière ». La directrice de la réforme s’étonne même d’avoir battu TF1 à plusieurs reprises depuis la rentrée, ce qui n’arrivait jamais auparavant.

Si l’on prend un peu plus de recul, on constate qu’en moyenne, les chiffres entre l’ancienne et la nouvelle formule restent relativement stables. Entre le lundi 4 septembre et le mercredi 4 octobre 2023, « Ici 19/20 » a informé en moyenne 2,43 millions de téléspectateurs chaque jour entre 19h15 et 19h55 avec une part d’audience de 15,4%. Il y a un an, à dates identiques, il y avait plus de téléspectateurs devant leurs écran (2,6 millions) mais une part d’audience en deçà des chiffres de Tempo (15 %).

Mais si les chiffres semblent satisfaire le groupe France Télévisions, celui-ci fait face à un mouvement de grèves massifs depuis la rentrée. Charge de travail trop importante, pression de performance et effectifs insuffisants font du début de Tempo un projet encore incomplet.

Des remises en cause tant éditoriales que financières

 

« Il y a quelques semaines, il était question d’enchaîner un reportage sur une comédie musicale avec un sujet qui traitai des bombardements à Gaza. La présentatrice a catégoriquement refusé de le faire tellement c’était indécent. » Indignée, Romane Idrès considère la grève qui sévit actuellement au sein de France Télévisions comme inévitable. En Picardie, le journal n’est pas divisé comme à Lyon mais mêle actualité locale et internationale. Pour elle, imposer l’intégration de ces sujets nationaux au sein du journal picard les prives de toute autonomie. « Nous sommes journalistes et professionnels. On est capables de hiérarchiser l’information comme des grands et d’être maitres de nos conducteurs. »

La question éditoriale est un premier facteur de tensions pour Tempo. En théorie, inclure des sujets nationaux au sein du journal régional était supposé alléger la responsabilité des régions en leur offrant un contenu permanent et varié. Mais les syndicats critiquent une mauvaise gestion qui conduit à une charge de travail encore plus importante. « Nous avons besoin d’un suivi à la seconde pour pouvoir inclure ces sujets correctement. La durée exacte, le contenu, les intervenants… Cela met une pression considérable à nos équipes qui doivent gérer le lien avec Paris en permanence », estime Bruno Espalieu. Il déplore d’ailleurs l’effet domino que ce manque de communication crée au sein du journal. Pour lui, une sorte de « chaine d’anxiété » se met en place. Un retard du journaliste en lien avec ces sujets entraîne un retard du monteur, puis de l’équipe son qui vient bousculer le conducteur en régie et donc le journal tout entier. Isabelle Staes reconnaît d’ailleurs qu’il reste beaucoup de travail à fournir. « Il faut améliorer la fluidité et la communication entre les intervenants de nos éditions, cela ne fait pas de doute. Pour autant, les présentateurs et rédacteurs en chef que j’ai rencontrés me disent qu’ils se régalent. » Un discours confirmé par Xavier Rolland qui voit ce choix éditorial comme une révolution. « J’ai pu regarder le travail de mes collègues des autres régions, je trouve qu’inclure ces sujets élargit la force de nos éditions et leur donne un vrai peps. »

Bien au-delà des questions éditoriales, si cette nouvelle formule fait débat, c’est avant tout pour l’impact psychologique et humain qu’elle engendre sur les employés du groupe France Télévisions. Depuis le mois de septembre, de nombreuses grèves ont considérablement ralenti le fonctionnement des journaux télévisés. Les premières grèves ont eu lieu au moment de la mise en place de Tempo, le 4 septembre. Si celles-ci ont fini par se dissiper en quelques jours selon les régions, elles ont repris de plus belle depuis le 8 novembre dernier. Toutes les régions de France ont été impactées, exception faite de la Corse. Le journal Le Monde rapporte par exemple que le 20 novembre dernier, Lundi 20 novembre, seulement cinq éditions régionales sur 24 avaient pu être diffusés à 100%. Parmi les 19 grévistes, un quart n’avaient pas réussi à diffuser une seule seconde de JT. Si le taux de gréviste varie entre 3 et 5%, il suffit en réalité que des postes clés tels que les chefs d’édition ou les scriptes soient en grève pour que le journal soit totalement compromis. Ces métiers sont d’ailleurs très touchés par la réforme. Déjà en charge de tout coordonner au sein de leur propre rédaction, ce sont eux qui sont en charge du lien avec la rédaction nationale.

Organisé en arrêts de travail de cinquante-neuf minutes, le mouvement de grève démultiplie d’autant plus son impact que cinq organisations syndicales (SNJ, CGT, CFDT, FO et SUD) sont solidaires pour rejeter les conditions d’exécution de cette réforme. Représentante de SUD, Romane Idrès s’inquiète du futur. Entre l’augmentation massive du taux horaire et la charge mentale représentée par Tempo, elle ne voit pas de solution viable au maintien de cette réforme : « On ne lâchera pas. Je vois des collègues en pleurs après nos JT. Des témoignages de prise médicamenteuse, de gens qui sombrent dans l’alcool pour supporter l’insupportable ».

Elle raconte d’ailleurs avec amertume le passage de Delphine Ernotte au sein de France 3 Picardie, à la rentrée passée. Venue promouvoir la réforme, la présidente de France Télévisions n’était pas en terre conquise. Lors d’un échange avec les syndicats, elle semble découvrir leur volonté de mettre en place une semaine à quatre jours, souhait exprimé en instance syndicale depuis un an et demi. « On a senti qu’elle se moquait de nous. J’ai l’impression qu’elle s’en fiche et que le national c’est un rouleau compresseur qui vient tout détruire sans se soucier de ce qu’il y a autour. »

 L’équipe nationale, elle, promet que des solutions seront rapidement trouvées pour faciliter le quotidien de ses employés. Si les débuts de la réforme ont été difficiles, Isabelle Staes estime désormais que le projet n’est plus remis en cause en tant que tel. « On s’engage à accompagner au mieux nos collaborateurs concernant leurs inquiétudes. Ce n’est pas facile et cela prendra du temps. »

 

 

Aujourd’hui dans le flou sur la pérennité de sa réforme, la direction de France Télévisions maintient son cap et compte bien faire de Tempo l’étendard de son offre d’information.  Le 17 novembre dernier, Isabelle Staes et ses équipes ont fait des propositions concrètes aux syndicats : une augmentation significative du nombre de scriptes ainsi que la fourniture pendant trois mois d’un « prêt à diffuser » tout en images de sept minutes pour traiter l’information nationale et internationale diffusable quand les régions le souhaitent au sein de leurs conducteurs. Mais pour ces derniers, le compte n’y est pas et la grève doit continuer coûte que coûte.

D’autant plus que Tempo ne pourrait être qu’un premier pas dans le refonte complète des antennes régionales de France Télévisions. Delphine Ernotte l’a déjà annoncé, elle souhaite réunifier complètement les antennes de France 3 et France Bleu qui porteront d’ici 2024 le nom « Ici », déjà apposé aux JT. De quoi inquiéter les contestataires déjà fermement opposés à Tempo…

 

 

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