Quand la tech’ courtise les seniors

Louis de Kergorlay, Mehdi Laghrari, Paul Guillot, Pierre Berge-Cia

Quand la tech’ courtise les seniors

Quand la tech’ courtise les seniors

Louis de Kergorlay, Mehdi Laghrari, Paul Guillot, Pierre Berge-Cia
Photos : Pierre-Berge Cia
25 mai 2022

Avec le vieillissement annoncé de la population française d’ici 2050, les entreprises visent de plus en plus les seniors. La technologie en particulier se veut pionnière dans le secteur du bien vieillir.

Les troisième et quatrième âge, générateurs d’opportunités ? C’est le pari fait par de nombreux acteurs économiques. Alors qu’en 2050, un tiers de la population française aura plus de 65 ans – contre près d’un quart aujourd’hui – plusieurs entreprises tentent de répondre aux défis posés par le « Papy Boom », qui succèdera mécaniquement au « Baby Boom » d’après-guerre. Pour définir cette filière économique tournée vers les seniors, les observateurs utilisent le terme de « silver économie », l’économie argentée.

« Sous ce nom se cache l’ensemble des produits et services à destination des seniors, qui se développent avec le vieillissement des Français », précise le ministère de l’Économie, qui rappelait en 2017 que la filière dépasserait les 120 milliards d’euros de chiffre d’affaires à horizon 2020. « Améliorer la qualité de vie des personnes âgées, garantir leur autonomie le plus longtemps possible ou même allonger leur espérance de vie : tels sont les principaux objectifs de la silver économie », explique Bercy, qui en a fait une filière à part entière en 2013, en partenariat avec le ministère de la Santé et des Affaires sociales.

Dans ce secteur, les startups de la French Tech se taillent la part du lion : objets connectés, détecteurs de chutes, plateformes de mise en relation… Les initiatives pour améliorer le quotidien des personnes âgées pullulent en France. D’autant plus que leur niveau de vie des séniors autorise ces dépenses. « Il y a un excès d’épargne chez les retraités en France », explique Maxime Sbaihi, économiste et auteur du livre Le Grand Vieillissement aux éditions l’Observatoire. « Normalement, la théorie veut que l’on épargne toute sa vie et que l’on se mette à consommer à la retraite, mais cela a encore du mal à se vérifier en France ».

Rester connectés

Conscientes de cette situation, les entreprises rivalisent donc d’ingéniosité pour capter ces économies et répondre aux besoins des plus âgés. Et en premier lieu, à leur besoin de rester connectés. Dans le secteur, la startup Famileo fait office de référence. Lancée en 2015, elle propose un service de création de gazette papier à partir des photos envoyées par la famille. Cette gazette est ensuite envoyée au lieu de résidence de la personne âgée, que ce soit à son domicile ou à l’Ehpad.

« C’est comme un réseau social familial personnalisé », explique Alix L’Hermitte, responsable de la communication au sein de Famileo. « Vous déposez vos photos et vos messages sur votre espace numérique, on recueille ces contenus, on les met en page puis on les envoie à la personne concernée ».

Une aventure entrepreneuriale qui s’enracine, comme souvent, dans une histoire personnelle. « L’un des fondateurs avait acheté une tablette pour inclure sa grand-mère dans les interactions numériques avec sa famille, mais il s’est très vite rendu compte qu’il y avait une difficulté dans la prise en main », raconte Alix L’Hermitte. « Certaines personnes restent nostalgiques des cartes postales. La solution proposée vient donc réconcilier les habitudes de communication de tous, et inclure à nouveau les personnes âgées dans la boucle ».

Une formule qui a déjà séduit de nombreux utilisateurs comme Michel de Rubercy, 85 ans, et utilisateur de Famileo depuis 3 ans : « C’était une idée de ma belle-fille. C’est très pratique, ça permet d’avoir des nouvelles de ceux qu’on ne voit jamais ». Une alternative qui plaît, même à l’heure des nombreux groupes de discussion sur les applications de messagerie comme WhatsApp ou Facebook Messenger. « WhatsApp, c’est bien pour les nouvelles par messages mais pour les photos je préfère Famileo. Sur le téléphone, les photos sont trop petites et on ne les voit plus une fois qu’on a coupé le portable. Avec la gazette, c’est plus facile, on a juste à regarder sur la table de nuit et elle est juste là », ajoute le retraité.

Considérée aujourd’hui comme une scale up – une startup déjà établie avec un bon niveau de croissance -, Famileo compte aujourd’hui 190.000 abonnés et 1,3 million d’utilisateurs au total, qui ont souvent opté pour un abonnement à 5,99 euros par mois. L’entreprise entend maintenant écrire ses lettres de noblesse à l’international, avec un soutien financier de la BPI France pour exporter son concept. « Nous nous sommes lancés en Espagne il y a deux ans, au Royaume-Uni il y a un an, et on compte prochainement ouvrir une filiale au Etats-Unis », précise Alix L’Hermitte. « Nous n’avons aucun partenariat commercial, nous misons uniquement sur notre abonnement pour être rentables, donc le volume commercial est important », précise-t-elle.

 

L’autonomie, un enjeu crucial

En marge de ce besoin de connexion, la tech’ tente d’investir un autre domaine : celui de la dépendance. Il s’agit d’une des grandes promesses du nouveau quinquennat Macron, aider les Français à vieillir de plus en plus de manière autonome avec une mesure symbolique : Ma Prime Adapt’. Basée sur le modèle de Ma Prime Renov, l’État souhaite accompagner les Français dans leurs processus d’autonomisation en remboursant leurs travaux à hauteur de 70 % selon le niveau de ressources.

Un engagement de l’État qui pourrait faire les beaux jours des acteurs de la silver économie. Même s’il est impossible de chiffrer exactement l’apport de cette prime pour les acteurs du secteur, l’État Français pourrait vite devenir une manne financière pour ces entreprises. Selon Malakoff Humanis, le géant de la protection sociale et de la prévention, le coût moyen d’autonomisation d’une maison s’élève à 10.000 euros.

Selon un sondage Ifop de 2019, 85% des seniors souhaitent vieillir à leur domicile. Un chiffre qu’il faut néanmoins nuancer pour Nicolas Frappé, 70 ans, médecin à la retraite et résident en Ehpad depuis 4 ans : « Plusieurs études ont démontré les bienfaits de vieillir chez soi. Cependant, lorsque vous êtes en fauteuil roulant vous êtes trop dépendants des autres comme vos voisins pour changer une ampoule ou faire les courses. Rien que dans les rues de ma ville, tous les commerçants ont un seuil difficile à franchir. J’ai préféré allé en Ehpad où la prise en charge est plus adaptée”.

Le sujet a en tout cas longuement été abordé lors du dernier Conseil national de la silver économie, qui a réuni les différents acteurs publics et privés de la filière. « Il y a un véritable défi numérique et technologique pour accompagner nos concitoyens qui souhaitent vieillir chez eux », affirme Virginie Lasserre, directrice générale de la cohésion sociale, présente à la réunion en ligne. « La silver économie a un rôle à jouer dans l’aménagement des logements en matière de domotique », assure-t-elle.

Un constat partagé par Luc Broussy, président de France Silver Eco, l’association fédérant l’ensemble des acteurs de la filière. Pour lui, les entreprises doivent s’organiser pour répondre à la demande à venir. « Il faut se demander comment on organise une économie de l’adaptation », plaide l’ex-élu socialiste. « Lorsque cette prime va commencer, il faut qu’il y ait des acteurs économiques qui soient prêts à y répondre ».

Recréer du lien inter-générationnel

En attendant le lancement de cette prime à l’aménagement des logements, les initiatives ne manquent pas pour répondre aux besoins d’autonomie des séniors. A l’image de Colibree Intergénérationnel, qui met en relation des personnes âgées désireuses de vieillir chez elles et des jeunes à la recherche d’un logement via une technique de match. « D’un côté le sénior va s’inscrire, proposer sa chambre en location et ses attentes en matière de services, et de l’autre, le jeune va aussi s’inscrire en remplissant un questionnaire. Nous nous occuperons ensuite de faire matcher des profils », explique Mélanie Slufcik, la fondatrice de l’entreprise.

 

Avec 4.500 utilisateurs au total – dont 500 seniors – la solution trouve un certain écho grâce à un accord supposé gagnant-gagnant : la personne âgée bénéficie d’un accompagnement physique à son logement, et le jeune bénéficie d’un logement à un loyer accessible. « J’ai moi-même été confronté à ces deux défis : les loyers chers lors de mon arrivée sur la région de Bordeaux, et la question de l’isolement suite à l’installation de ma grand-mère en EHPAD, qui s’est passé contre son gré », confesse Mélanie Slufcik.

 

« On réalise qu’avec notre processus de match, les séniors recréent du lien social et redeviennent actifs, au lieu de rester seuls chez eux ou d’aller dans un endroit où ils n’ont pas spécialement envie de vivre », ajoute-t-elle. Pour autant, quel intérêt d’investir le secteur du lien intergénérationnel, où les associations œuvrent déjà de manière bénévole ? « Le tissu associatif manque de pratique et de solutions digitales », estime l’entrepreneuse. « A l’inverse des associations qui travaillent au niveau local, nous voulons créer un service beaucoup plus digitalisé, beaucoup plus agile, sur l’ensemble du territoire ».

 

Un service pour lequel Colibree Intergénérationnel prélève une commission non-négligeable : 20% du montant du loyer mensuel. Des revenus qui doivent servir à financer les frais de gestion de l’entreprise qui compte 10 collaborateurs pour le moment. « Après la mise en relation, on s’occupe de générer un contrat digitalisé, et même si l’on ne se déplace pas physiquement, on va suivre cette relation à distance avec le degré de relation client », explique Mélanie Slufcik.

 

Reste à savoir si les bienfaits de cette colocation pour les personnes âgées ne s’accompagnent pas d’excès qui font des jeunes des auxiliaires de vie déguisés. Là encore, tout se fait à distance chez Colibree Intergénérationnel. « Nos jeunes ne sont pas habilités à réaliser des services médicaux », rappelle Mélanie Slufcik. « Si le jeune nous alerte, on prévient la famille pour qu’ils souscrivent à un service médical. Se pose aussi derrière la question du maintien de ce jeune sur place, et si jamais la collaboration prend fin, on essaye de trouver à ce jeune un nouveau lieu de vie », ajoute-t-elle.

La technologie, une réponse imparfaite

Pour autant, ce tout-technologique – qui se gère généralement à distance – a ses limites, a fortiori pour résoudre les problèmes d’autonomie, alors que le troisième âge s’accompagne souvent de problèmes de santé conséquents. « Je suis convaincu que la vie s’enrichit avec les relations sociales, mais cela dit, je ne pense pas que l’on a vocation à remplacer les médecins, ou à remplacer les professionnels de l’autonomie », rappelle la CEO de Colibree Intergénérationnel.

 

Même son de cloche du côté des entreprises offrant des services de mise en relation de séniors. « On touche du doigt l’isolement numérique des personnes âgées, que l’on essaye de remettre au cœur de la famille », explique Alix L’Hermitte de Famileo. « Pour autant, il est clair que si nous apportons notre pierre à l’édifice, nous ne sommes pas l’unique solution au problème. Lorsqu’il commence à y avoir des problèmes cognitifs, rien ne remplace le contact humain professionnel », confesse-t-elle.

 

Une autre limite de la technologie tient à ce que de nombreux objets connectés ne répondent pas à de réels besoins, mais sont en réalité des gadgets dont la nécessité n’est pas démontrée. Selon Mélissa Petit, sociologue spécialisée sur le thème du vieillissement global, de nombreuses innovations allant du pilulier connecté, qui permet le respect de l’observance thérapeutique, à la bouteille connectée, censée prévenir l’hydratation, surfent sur une tendance.

 

« Aujourd’hui, on a créé plein de solutions numériques, qui ne répondent à aucun besoin. Ce qu’il faut faire maintenant, c’est d’abord identifier les vrais besoins quotidiens des seniors, et ensuite les développer en essayant au maximum de les inclure dans le processus de conception. » préconise Mélissa Petit, aussi fondatrice de Mixing Generations, un cabinet d’étude et de conseil en sociologie appliquée à la silver économie.

 

Ces initiatives privées restent par ailleurs peu lisibles et de fait largement dirigées vers une petite partie des séniors, que ce soit pour des raisons financières ou pour des raisons inhérentes à l’offre de services. « Nous attendons la montée en puissance de la silver économie depuis 2013, mais presque dix ans plus tard, son développement reste embryonnaire », déplore François-Xavier Albouy, économiste et directeur de recherche de la chaire « Transitions démographiques, Transitions économiques ».

 

« La silver économie me paraît être le cache-misère du vieillissement démographique qui n’a pas été assez anticipé », tranche de son côté Maxime Sbaihi. « Il y a 3 millions de personnes en situation de dépendance aujourd’hui. Il va falloir non seulement améliorer l’offre et les infrastructures, mais aussi apporter un accompagnement aux familles qui en ont besoin ».

 

 

Pierre Berge-Cia, Paul Guillot, Mehdi Laghrari, Louis de Kergorlay

Photos : Pierre Berge-Cia, Unsplash

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