Vers une disparition du documentaire de création à la télévision française ?

Vers une disparition du documentaire de création à la télévision française ?

Vers une disparition du documentaire de création à la télévision française ?

27 septembre 2020

Avec un total de 2 141 heures aidées en 2018, le volume de documentaires diffusé à la télévision continue de diminuer pour atteindre le niveau le plus bas de la décennie. Le documentaire ne fait plus rêver la télévision. Mais la télévision fait-elle encore rêver les auteurs ?

La télé: nouvelle industrie

Qu’est-ce qu’un documentaire de création ? Ce débat a longtemps perduré et l’on assiste parfois à sa résurgence. Il faut dire que le dictionnaire ne nous aide guère dans cette quête de sens. Pour le Larousse le documentaire est un « film, à caractère didactique ou culturel, visant à faire connaître un pays, un peuple, un artiste, une technique, etc. ». A le lire, toutes les vidéos peuvent ainsi se revendiquer comme un documentaire.

Le dictionnaire Hachette du cinéma ne nous aide pas plus: « film, à caractère didactique ou culturel, visant à faire connaître un pays, un peuple, un artiste, une technique, etc ». Nous nous appuierons donc sur la caractérisation faite par le CNC – Centre national du cinéma et de l’image animée – depuis 1988 :  « se réfère au réel, le transforme par le regard original de son auteur et témoigne d’un esprit d’innovation dans sa conception, sa réalisation et son écriture. Il se distingue du reportage par la maturation du sujet traité et la réflexion approfondie, la forte empreinte de la personnalité d’un réalisateur et (ou) d’un auteur ». Maintenant le terme défini, rentrons dans le vif de notre sujet à travers un rappel historique, essentiel pour comprendre la position actuelle du documentaire à la télévision.

Retour en arrière

♦ 1968: autorisation de la publicité à la télévision
Alors que les chaines avaient pour principales missions d’informer le public, elles doivent maintenant attirer les annonceurs. En 1968, on estime que la publicité représente environ un quart des recettes de TF1 et Antenne 2.

♦ 7 août 1974: la disparition de l’ORTF
Sept nouvelles entreprises publiques sont crées dont trois chaînes de télévision – le reste étant des stations de radio: TF1, Antenne 2, et FR3. Chaque chaîne a un intérêt financier à attirer le plus de téléspectateurs.

♦ 29 juillet 1982: libéralisation de la télévision
Création de la première chaîne privée: Canal +. Les chaînes privés se multiplient ensuite dans les années 90 à travers le câble et le satellite.

♦ 1987: TF1 passe en privé
Le gouvernement de cohabitions de Jacques Chirac achèvera le travail en 1987 en privatisant TF1, chaîne la plus regardée. Petit à petit l’hégémonie des chaînes privés se fait sentir sur les publiques. On estime ainsi qu’en 2002 les deux chaines privées TF1 et M6 disposent de 73% des revenues publicitaires pour 56% de parts d’audience.

♦ 2005: TNT, la révolution du petit écran
La suprématie des chaînes privée est mise à mal par l’arrivée de la TNT en 2005. De six chaînes les Français passent à 12. Les chaînes historiques généralistes sont les premières victimes. En septembre 2011 elles ne rassemblent plus que 64,7% de parts de marche contre 82,7% en 2007 et 91% en 2002. Elles n’ont pas d’autres choix que de se lancer dans la stratégie multi-chaînes. TF1 rachète NT1 et LCM, tandis que M6 crée W9, France Télévisions lance France 4 et France Ô, et Canal + produit i-Télé, puis D8 et D17.

Le documentaire n’est pas rentable

Cette conception marchande de la télévision a fini par se répercuter sur la production audiovisuelle. On assiste ainsi très vite à une « starification » des principales figures du milieu, comme le présentateurs vedettes ainsi qu’à un brouillage croissant des frontières entre information et divertissement. Les journaux télévisés par exemple sont de plus en plus déterminés par des impératifs d’urgence et de valorisation du spéculaire. Le développement des chaînes d’information en continu comme LCI en 1996 ou I Télé en 1999 et enfin BFM TV en 2005 favorise l’essor de l’immédiateté dans la production journalistique.

Or, pour les diffuseurs, le documentaire n’est pas rentable. Aucun documentaire ne figurait parmi les 100 premières audiences en 2013, contre un seul chaque année les quatre années précédentes. Si le documentaire représente 11,5% de la télévision offerte en 2013 sur les chaînes historiques et les principales chaînes de la TNT, il ne représente que 6,4% de la télévision consommée par les Français.

Arte en est un bon exemple. A sa création 1992, la chaîne mise sur les films de création, en mettant en avant une grande liberté pour les auteurs. Mais aujourd’hui son image « élitiste » la pèse et son audience faiblit. La chaîne se met donc elle aussi aux schémas télévisuels standards. Elle se retrouve tiraillée entre deux objectifs politiques distincts: rendre la culture accessible tout en essayant d’être rentable économiquement ou au moins attirer une audience plus importante en élargissant son public.

Le documentaire comporte, en outre, une trop grosse prise de risque pour les chaînes. Certains sujets sont jugés trop brûlants à l’approche des heures de grande écoute. Pour Frédéric Goldbronn, réalisateur et directeur du centre de ressources Vidéaodoc « ces sujets touchent à l’ensemble des questions de société: les pauvres sont à proscrire car ils sont « anxiogènes » et « plombent » les audiences; les riches et les puissants, parce qu’ils sont trop enclins à saisir les tribunaux pour défendre leur « droit à l’image », les vieux sont « déprimants » comme l’Afrique ou le Sida; l’économie et la politique sont trop abstraits. Les langues étrangères elles-mêmes sont un facteur défavorables, car le sous-titrage et la « voice-over » incitent le spectateur à zapper ».

Résultat: les documentaires sont soumis aux mêmes contraintes de l’Audimat que les talk-shows. Afin d’attirer un maximum de téléspectateurs, les chaînes délaissent donc l’actualité institutionnelle et les documentaires de création au profil de formats susceptibles de nourrir les émotions et/ou de répondre aux préoccupations des « gens ordinaires ». C’est ainsi que se développe ce que les chaînes appellent les « documentaires de société » au détriment des autres thèmes comme l’histoire, la géographie ou la science. En 2019, le genre représente 41,4 % de l’offre.

Sources: les synthèses du CNC – 2019 – Le marché documentaire

Les chaînes comme W9 et C8 se sont vite démarquées de par leur
« documentaire » de société comme « Enquête d’Action ». Cette émission suit souvent des policiers, des pompiers ou encore des urgentistes mêlant à merveille le spectaculaire réclamé par le public et la proximité de par des métiers très répandus et populaires. Le cercle vicieux est en place. Les chaînes généralistes doivent rattrapé leurs retards d’audience et multiplient les productions dans le même genre, France Télévisions en tête.

En réalité, une grande partie des « documentaires de société » n’en ont que le nom et se rapproche de ce qu’on appelle aujourd’hui le « magazine ». Soit un savant mélange entre le reportage journalistique et le format long du documentaire. C’est le cas pour Enquête d’Action que nous avons cité plus haut. Mais les chaînes mélangent pêle-mêle les deux genres.

On apprend ainsi dans le dossier de France Télévision que 129 documentaires diffusés en prime-time – soit à 21 heures – ont franchi la barre du million de téléspectateurs d’après les données récoltées par Médiamétrie. Côté à côté sur le palmarès, on retrouve à la fois un documentaire historique sur le débarquement « Le 6 juin 44, la lumière de l’aube » et de l’autre « Une saison au zoo ». Initialement diffusés tous les jours à 18h40 sur France 4 et/ou en rediffusion le samedi à 14h10, « Une Saison au Zoo » se rapproche davantage d’une télé-réalité dans un zoo où l’on suit le quotidien des soigneurs animaliers que d’une oeuvre dans la lignée d’Agnes Varda.

En parallèle, Jean-Marc Surcin déplore la baisse de diffusion de véritables documentaires de création: « Prenons l’exemple d’Infrarouge. A la base ils diffusaient deux documentaires inédits tous les mardis. Aujourd’hui il n’y en a plus qu’un ».

Il est difficile de statuer sur l’évolution du documentaire de création à la télévision. Les diffuseurs, les entreprises en charge de mesurer les audiences et même les institutions mélangent documentaire et magazine. Il est vrai que le volume de documentaires produits par les diffuseurs n’a eu de cesse de grossir: de 280 heures en 1990 il est passé à 2 921 heures en 2018.

Dans un dossier publié par l’INA en 2013, Jean-Pierre Pazani, alors directeur Marketing et Développement du Département télévision de Médiamétrie note ainsi « un élargissement du grand documentaire qui prend actuellement en compte des programmes comme « L’Amour est dans le pré » sur M6 ou « Bienvenue chez nous » sur TF1 ».

Difficile également de juger de son audience comme le font les diffuseurs quand on sait que si les magazines sont pour la plupart diffusés en prime time ou en fin de journée le week-end, le pur documentaire est souvent relégué à des horaires tardifs sur les chaînes hertziennes nationales. France 2, France 3, et Arte optent régulièrement pour la deuxième partie de soirée. On peut le voir avec Infrarouge retransmis chaque mardi soir en deuxième voire troisième partie de soirée. 96% des documentaires sur TF1 et 74% de ceux de France 2 sont diffusés entre minuit et 6 heures.

« Il y a trop de société, trop de projets, pas assez d’offres »

Cette industrialisation ne pouvait être sans effet sur les auteurs de documentaires. Mais pour le comprendre il est important de distinguer les programmes de flux des programmes de stocks.

♦ Flux: programmes destinés à n’être diffusés qu’une seule fois, puisqu’ils perdent ensuite leur valeur première (informations, compétitions sportives, émissions de plateau, bulletin météo etc).

♦ Stocks: aussi appelés programmes de catalogue – qui conservent leur valeur indépendamment du nombre de diffusion (fictions de télévisions, films de cinéma, documentaire)

Les programmateurs doivent s’assurer de leur quantité de flux et de stock. Avec la multiplications des cases le travail se montre titanesque. « Pour garder la main sur leurs flux, les chaînes ont dû s’engager à externaliser la production des stocks. Ils laissent les productions privées s’arranger entre eux. Imaginez une collaboration entre TF1 et CNN ce serait toute une organisation de réunir les deux conseils juridiques des deux chaines, c’est beaucoup plus simple de déléguer », résume Olivier Daunizeau, réalisateur et co-fondateur de la société de production « Les films du continent« . Oui mais déléguer à qui ? À des boîtes de production spécialisées dans la production audiovisuelle.

Ajouter à cela la décennie « Arte » qui a redonné aux documentaires de créations ses lettres de noblesse, le foisonnement de formations à la réalisation et à la production au sein des universités françaises. Et le constat est sans appel:  en 2012, le CNC recense 609 sociétés de production documentaire.

Malgré l’externalisation des programmes de stocks des chaînes audiovisuelles, très peu de cases sont consacrées au documentaire. En 2013, date du dernier rapport de Médiamétrie sur le genre, la part de documentaires dans les programmes représentait 11,7%. Et comme nous l’avons vu précédemment ce chiffre inclus les magazines ou des émissions de divertissement comme « L’amour est dans le pré« .

Source: E-dossier, le documentaire un genre multiforme. INA d’après les chiffres du CNC

« Une catastrophe » pour Oliver Daunizeau. « Il y a trop de sociétés, trop de projets, pas assez d’offres ». D’après Isabelle Repiton, journaliste, spécialisée sur l’économie des médias, de l’audiovisuel, des industries créatives et du numérique, France 2 reçoit 2 500 projets par an pour n’en retenir qu’une centaine à la fin. Pour sa collection « Duels » France 5 refuse 90% des 250 propositions, Planète de son côté ne pourra diffuser qu’une vingtaine de documentaires sur près d’un millier de projets.

Cette situation est problématique quand on sait que les agences de productions sont rémunérés au projet. Encore plus quand on assiste à la baisse du prix de l’heure produite: 155 000 euros en 2009 contre 271 000 en 1990. « L’attractivité du documentaire repose pour les diffuseurs, notamment les nouveaux entrants disposant de peu de moyens, en grande partie sur la possibilité de faire baisser les coûts de production et donc de se constituer une grille de programmes spécifiques à moindre frais », note l’étude du ROD de l’époque.

Un rapport de la Scam, « De quoi les documentaristes vivent-ils » alertaient ainsi en 2019 sur la précarité du métier. « un TF1 Reportage payé 19 000 euros bruts pour un an de travail, un 90’ qui se solde par une rémunération de 1 152 euros net par mois, dont un tiers de droits d’auteur… »

C’est pourquoi beaucoup enchaînent les projets, réduisant ainsi la recherche personnelle propre au documentaire. Elles sont de plus en plus à se tourner vers le magazine. « C’est un cercle vicieux. On peut aussi appeler ça la dynamique du vide. Les chaînes pensent que les gens veulent voir ça, alors les boîtes de productions proposent du magazine. C’est une chaîne. On a pas l’énergie de se battre, il faut bien manger au bout d’un moment », lâche Estelle Watson, co-fondatrice de l’agence « Pierre, Papier, Ciseaux ».

«  Le documentaire subit un véritable formatage de la part des diffuseurs à la télévision. Le documentaire dans son essence est un point de vue documenté. Il possède un regard singulier, une subjectivité. Il porte la trace de son auteur, et cette trace est en train de disparaître », dénonce Jean-Marc Surcin, réalisateur au service documentaire de France 2.

Mais qu’est-ce qu’un formatage ? Initialement le format renvoyait à la taille de l’écran, ainsi qu’à la taille de la pellicule et à la durée du film (un « six » minutes, un « treize » etc.). Aujourd’hui on parle ainsi du format roi plébiscité par les diffuseurs: le 52 minutes. Un héritage de la télévision américaine qui avait fixé cette temporalité pour y inclure le temps consacré à la publicité. Un formatage qui s’est répandu aux jeux TV ainsi qu’aux fictions. Il est ainsi plus facile pour les programmateurs de remplir leurs grilles de programmation en y ajoutant les pastilles publicitaires ou formats courts.

Mais ce formatage a subi une nouvelle révolution: le découpage en deux voire trois mini-documentaires. C’est notamment le cas de l’émission Complément d’Enquête sur France 2. Chaque émission s’intéresse à un thème précis mais dans trois sujets de 13 minutes chacun. Le reste du temps étant dédié au présentateur pour lancer ou clôturer chaque sujet. « Comment peut-on expliquer un monde complexe, apporter une sensibilité dans un sujet avec une durée déjà choisie ? », s’interroge Jean-Marc Surcin. Une solution s’impose alors: la voix off.

Le second volet de la critique du formatage repose en effet sur la forme. D’une émission à l’autre, les codes ne changent pas. Ce qui nous renvoie aux émissions exporté d’un pays à l’autre. Les premiers à le faire sont les projets de télé-réalité. Or, pour les documentaristes, la télé-réalité est l’opposé incarné du documentaire. C’est pourquoi Jean-Louis Comolli, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et réalisateur, établit un lien entre télé-réalité et formatage du documentaire en 2001:

«  La part occultée, le hors-champ sont plus actifs au cinéma que la part visible, le champ. La télé veut de plus en plus l’inverse : la saturation du visible et la saturation du monde par le visible. Alors, l’aventure corsaire qui a consisté pendant des années à faire passer en contrebande des objets cinématographiques sur les écrans de télévision, cette aventure touche à sa fin. La standardisation des demandes des chefs de programmes, le formatage de plus en plus ferme des « produits » appelés à être diffusés, tout cela exclut peu à peu les objets cinématographiques et notamment les documentaires, par définition atypiques, singuliers, erratiques, peu rentables en termes d’information et de publicité, etc. En vérité, cela a pris presque vingt ans, la télévision s’est formatée elle-même (…).

La télé-réalité produit une surenchère dans l’effet documentaire : nous ne pouvons plus ignorer que les caméras surveillantes sont des agents de la mise à l’épreuve des « personnages », qu’elles les constituent dans un perpétuel examen de passage. Le « voir » n’est plus innocent, n’est plus lui-même invisible, inconscient, « naturel », « automatique ». Le spectateur du documentaire comme celui de la télé-réalité ne peut très longtemps éviter d’entrer dans une conscience du fonctionnement de son propre regard, du rôle actif de sa place, de la dialectique filmeur-filmé. Production, là comme ici, d’un spectateur plus conscient de l’être. La convergence cesse après ce point. »

En d’autres termes le documentaire ne nous montre pas tout. Il accepte le hors-champs et joue même avec. Ainsi dans le documentaire « Dites leur que je suis vivant », qui s’intéresse au deuil des parents ayant perdu leurs enfants, les réalisateurs – Caroline Conte et Thomas Robin – ne filment à aucun moment une photos d’un des enfants. On s’attend à les voir, on le voudrait presque mais ce serait trop facile. Ils ne les filment mais ils filment leur absence, le vide laissé derrière eux. Ils ont pu prendre le temps de travailleur leurs images, leur narration. Dans l’extrait ci-dessous, seul un dessin d’enfant apparaît en arrière-fond. Juste un dessin, mais qui dit tout.

A contrario la télé-réalité et le magazine montre tout. Au documentaire « on lui préfère le plus souvent le reportage, qui décrypte le monde selon un autre langage et qui a toute son importance, ou bien on le réduit à sa forme la plus pauvre : des images portées par un commentaire bavard, qui « prend le téléspectateur par la main » pour l’aider à comprendre ce que son intelligence présupposée ne lui permettrait pas de saisir », résume Olivier Daunizeau.

Concrètement, les magazines, peu importe leur format, reprennent les mêmes codes: une voix off qui prend le téléspectateur par la main, des images lisses, rapides. Il suffit d’allumer sa télévision le dimanche après-midi, à 17h20 précisément pour s’en rendre compte. TF1 diffuse alors son émission hebdomadaire Setp à huit Life, et le magazine 66 minutes débute sur M6. Zapper d’une chaîne à l’autre, les codes sont les mêmes, peu importe le sujet. Deux semaines après leur diffusion on se souvient rarement d’un de ces reportages, celui de la semaine balayant le précédant.

Une temporalité différente

Pour son documentaire « Nanook l’Esquimau », Robert Flaherty, considéré comme le père du documentaire, a passé une année sur la banquise. Plus récemment, le réalisateur Sébastien Lifshitz a filmé deux adolescentes pendant cinq ans, à hauteur de deux journées de tournage par mois pour réaliser « Adolescentes« .

L’immersion est l’une des pierres angulaires du documentaire. Elle permet de créer une relation d’intimité entre le filmeur et le filmé. Pour Patrick Leboutte, critique de cinéma et professeur de l’Histoire du cinéma à l’Institut Supérieur des Arts de Belgique, le cinéma documentaire « c’est cette relation filmeur-filmé, l’affect, l’émotion et l’idée nouvelle que ce geste suffit ». C’est vouloir être un peu des leurs le temps du tournage.

 

Mais pour ça encore faut-il en avoir les moyens. Or nous avons vu précédemment que le prix de l’heure produite n’a de cesse de baisser: 271 000 euros en 1990 pour 155 000 euros en 2009 selon le Réseau d’organisations documentaires (ROD).  Qui dit moins de moyens sous-entend ainsi un temps de tournage réduit, dénaturant ainsi un peu plus le documentaire et créant par la même occasion le format du magazine.

Guy Gauthier dans son livre « Le documentaire, un autre cinéma » résume cette distinction ainsi : « Les documentaristes sont des gens du présent, ils ne sont pas des gens de l’actualité. La mission impossible de l’information télévisée, c’est de demander aux reporters d’avoir les qualités et le temps d’un documentariste. (…) Le reportage, que la télévision banalise, et qui a ses lettres de noblesse, est en ce sens l’un des plus grands ennemis du documentaire. Enlevé, efficace, il masque derrière la dextérité des opérateurs, une information préalable souvent réduite une équipe qui débarque en Afghanistan avant d’aller à Haïti, et ramène souvent à grands risques des images et des sons qui, hâtivement montés, ont cependant des allures de documentaire ».

Journaliste ou documentariste ?

Les personnages des documentaires sont appréhendés et filmés dans leur subjectivité. Ils sont les sujets du film. Ils acceptent de nous ouvrir les portes de leur monde intime, de leur réflexion, de leurs ressentis. C’est cette approche qui permet de créer un lien entre eux et le spectateur. Il n’est par rare de ressentir de la compassion pour ces personnages, voire de s’identifier à eux. À l’inverse, les magazines identifient les personnes filmés comme des objets. Il n’y pas de connotation péjorative là-dedans. Simplement les personnages sont des objets informatifs. Ils sont présents simplement pour l’information qu’ils nous donnent. D’où le fait que le magazine soient considéré comme un outil informationnel au même titre que les reportages des journaux télévisés.

« Je bouge un peu, dans ma manière de vivre, de voir ou d’éprouver le monde » – Patrick Leboutte, critique de cinéma

Or la quête du documentariste et du reporter ne sont pas la même. On pourrait la résumer ainsi: le journaliste répond à un besoin immédiat, une actualité à traiter dans un temps court, il doit réagir vite. Tandis qu’un documentariste recherche un traitement de fond avec une approche plus transversale, personnelle. Là où le documentaire apporte une réponse accessible et claire sur un sujet complexe, le documentaire lui questionne.

Patrick Leboutte le résume ainsi: « c’est l’art par lequel la connaissance de ce fait provoque en moi un petit déplacement. Je bouge un peu, dans ma manière de vivre, de voir ou d’éprouver le monde ». On peut donc dire que le documentaire est une recherche, et la recherche sous-entend un long travail. Son auteur s’informe, se questionne, caste plusieurs profils, réfléchi à sa forme en profondeur.

Le pré-achat ou la main-mise des diffuseurs 

Ce format magazine en plein essor est de plus en plus demandé par les diffuseurs. Et si ce n’est pas clairement assumé, ils tentent de faire rentrer les documentaires dans ces nouveaux standards télévisés au moment du pré-achat des films.  « Je me suis pris une claque cette année. J’ai compris qu’en France ce n’est pas l’auteur qui décide de son oeuvre. C’est la chaîne à laquelle on vend la diffusion. Le producteur est censé nous défendre mais il ne le fait que très rarement. Dans la loi on a le droit de poser son véto sur telle ou telle décision mais personne ne le fait, de peur se faire griller dans tout Paris », résume Estelle Watson, co-fondatrice de l’agence production « Pierre, papier, ciseaux ».

Au moment du monopole du service public à la télévision les modes de financement divergeaient entre le cinéma et la télévision. Du côté du cinéma, les producteurs investissaient en amont du film en pariant sur les recettes que pourraient engranger le film une fois dans les salles. La télévision, elle, ne générait pas de recettes au moment de la diffusion. Les chaînes étaient donc insensibles au succès ou à l’échec, seul primait la mission d’informer ou de divertir le public.

« Le documentaire est un objet frontière » – Sophie Barreau-Brouste, sociologue

Mais au moment de la libéralisation de la télévision le diffuseur réclame un droit de regard sur le produit final pour s’assurer qu’il se confortera à son désir et ainsi qu’il rencontrera le public nécessaire à alpaguer les publicitaires. Les diffuseurs demandent ainsi à remplir un cahier des charges très détaillé pour prendre le moins de risque possible. Les projets sont scénarisés à l’avance à travers ce qu’on appelle un « pitch ». On présente l’intérêt de traiter tel sujet et comment on souhaite le faire en déroulant les séquences déjà prévues. Pour autant, à ce stade du projet, c’est tout juste si des contacts ont été pris par téléphone. De plus, la scénarisation enlève toute surprise qui fait pourtant la magie du documentaire.

Elle limite également la prise d’initiatives des documentaristes et raccourci nettement le montage puisque la trame est déjà toute faite. Néanmoins une fois le film monté, il doit encore être présenté aux diffuseurs qui peuvent toujours demander à faire des modifications qui souvent dénaturent l’aspect documentaire du film.

 

Dans un dossier de l’INA sur le documentaire datant de 2013, la chercheuse en sociologie spécialisé dans les médias et la culture, Sophie Barreau-Brouste, définissait ainsi le documentaire comme un « objet frontière ». « La formation de la valeur des films passe par l’incorporation de logique d’acteurs sociaux divergentes, l’articulation de deux systèmes symboliques de valeur et de consécration en opposition: le système de l’oeuvre (univers artistique, reconnaissance esthétique par les paris, fonction d’action dans l’espace public) et le système audiovisuel (univers médiatique du divertissement, Audimat, capacité à s’adresser au plus grand nombre). »

Des relations difficiles avec les diffuseurs qui entrainent un sentiment de manque de reconnaissance chez les réalisateurs. Dans une enquête datant de 2011, mais qui semble toujours d’actualité à entendre Estelle Watson, 33% des auteurs interrogés se disaient insatisfaits de leur relation avec les diffuseurs. Si 70% des auteurs considéraient cette relation comme « respectueuse » près d’un quart la trouvait « humiliante » et 43% « tendue ». 56% des auteurs-réalisateurs jugeaient que l’intervention des diffuseurs dans leur travail de création avait augmenté depuis quelques années et 27% estimaient qu’elle dénaturait leur travail. Ils sont plus d’un tiers à avoir réécrit leur commentaire, et 61% à avoir réalisé des coupes, avec lesquelles, pour la moitié d’entre eux, ils n’étaient pas d’accord, sur ordre des diffuseurs.

« Le seul espoir qui reste aux documentaristes et à certains producteurs exigeants est, en dépit de ces contraintes, qu’une signature d’auteur émerge progressivement, qu’un documentaire rencontre un succès critique et/ou public, qui permet, en rééquilibrant un peu le rapport de force, de laisser davantage de latitude au film suivant, en desserrant l’étau du format », espère Guillaume Soulez, professeur en études cinématographies et télévisuelles à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.

Mais ce modèle de production n’est pas le quotidien de tous les auteurs du Monde. « C’est quelque chose de très français, ça ne se passe pas comme ça partout. Par exemple dans le modèle anglo-saxons les diffuseurs achètent le film finalisé, et ils l’achètent au prix fort, il y a davantage de liberté et de reconnaissance allouée au travail documentaire », explique Olivier Daunizeau.

Réaffirmer la singularité du documentaire
pour le sauver

Ce formatage présente un véritable risque pour le documentaire qui se retrouve dénaturé de sa singularité. C’est pourtant cette singularité qui fait d’eux des artistes et qui leur permet d’obtenir des financements pour leurs oeuvres.

Avant toute chose revenons quelques temps sur le financement du documentaire. Parce que la télévision ne finance qu’une partie de la production, les producteurs doivent rechercher des financements complémentaires. Le plus important venant du Centre nationale du cinéma – ou CNC – à travers l’aide sélective à la production. Elle se caractérise comme « un mécanisme sélectif » destiné aux « projets de documentaire de création portés par les entreprises ». Ce mécanisme finance à hauteur de 20% en moyenne les programmes documentaires préalablement soutenus par des diffuseurs, par le biais d’une taxe prélevée sur les recettes et financements des chaînes.

Néanmoins un financement minimal de 25% du coût venant de la part des diffuseurs est requis. En 2012, l’apport des diffuseurs complétés par le Compte de soutien représentaient en moyenne 70% du financement des documentaires. Le reste étant complété par des aides de collectivités locales, de ministères ou d’institutions publiques. Toujours est-il que le CNC est donc le deuxième plus gros financement, derrière le diffuseur. Une aide qui repose sur la singularité du documentaire.

Pour comprendre en quoi la reconnaissance de la singularité du documentaire est financièrement indispensable pour ce dernier faisons un petit retour en arrière. En 1986, alors que le gouvernement se rend compte que le documentaire n’est pas le genre le plus plébiscité par le public mais certain de son intérêt culturel et éducatif la chaîne décide d’investir. En 1986 est crée CNC et dans la foulé du Cosip – Compte de soutien à l’industrie des programmes audiovisuels. Son but étant de favoriser la production audiovisuelle en accordant des aides aux programmes de stock soit les documentaires, fictions, ou oeuvres d’animation.

En 1987, le CNC définit ainsi la notion d’oeuvre audiovisuelle comme «  tout programme consistant dans des séquences animées d’images sonorisées ou non, dès lors qu’il fait intervenir un ayant droit (artiste interprète: un auteur, un réalisateur, un producteur…) ». Le documentaire obtient une définition propre dans la foulée: « film qui se réfère au réel, le transforme par le regard original de son auteur et témoigne d’un esprit d’innovation dans sa conception, sa réalisation et son écriture. Il se distingue du reportage par la maturation du sujet traité et la réflexion approfondie, la forte empreinte de la personnalité d’un réalisateur et (ou) d’un auteur ».

« Que cesse cette série et que le soutien public revienne réellement aux films documentaires » – Addoc 

Mais en 1996 cette définition est révoquée par le Conseil d’Etat qui la considère trop restrictive. A partir de ce moment-là les reportages, séries documentaires et magazines peuvent toucher cette aide, affaiblissant ainsi les documentaires de création. Ces derniers perdent à la fois l’exclusivité de ce soutien financer mais aussi leur spécificité créative.

L’aide est alors basée sur la définition de l’oeuvre audiovisuelle (voir ci-dessus). On retrouve ainsi parmi les bénéficiaires des émissions de Télé-réalité comme « Popstar » diffusé sur M6 qui peuvent toucher l’aide de par la présence d’un réalisateur et d’une post-production. On peut également y ajouter « Tellement Vrai » sur NRJ12 ou encore « Le jour où tout a basculé » produit par Julien Courbet. Les documentaristes se voient donc amputé d’une part importante de leur plus gros financement extérieur. En 2014, les producteurs, réalisateurs et syndicats comme l’ADDOC – Association des Cinéastes Documentaristes – appelaient à redéfinir les critères de qualité pour prétendre à cette aide. « Que cesse cette série et que le soutien public revienne réellement aux films documentaires qui offrent un regard complexe sur le monde avec des écritures cinématographiques originales », peut-on lire dans leur manifeste.

Une réforme nécessaire mais stérile à la créativité ? 

Les  réalisateurs obtiennent finalement gain de cause en 2017 avec la réforme du soutien à la création documentaire du CNC. Christophe Tardieu, alors directeur général délégué du CNC la résume ainsi: « L’idée consistait à soutenir plus fortement les documentaires de création, en leur allouant une partie de l’aide accordée jusqu’alors à des programmes ne relevant pas du documentaire, ou aux documentaires empruntant aux codes d’écriture du reportage ou du magazine », expliquait alors Christophe Tardieu, Directeur général délégué du CNC (Centre national du cinéma).

Les formats dits magazines ont ainsi vu l’aide du CNC diminuer de 20% alors que les documentaristes profitent d’un apport majoré de 10 à 50%. Aujourd’hui chaque projet présenté est étudié par un comité de professionnels: Anne Georget, réalisatrice, Valérie Montmartin, productrice Little Big Story, Cédric Bonin, producteur Seppia, Isabelle Morand-Frenette, responsable des programmes à la direction des programmes documentaires de France Télévisions. Ce jury statue de l’éligibilité de chaque projet à travers un système de points.

Bonus artistiques:

♦ Ecriture et développement
♦ Musique
♦ Montage
♦ Réalisateur

Bonus économiques:

♦ Diversité du financement
♦ Capacité à générer des profils à l’international

Exemple: Pour la bonification liée au montage, le coefficient est augmenté de 0,1 pour un travail de 25 à 35 jours de travail pour un 52 minutes et de 0.2 si il dépasse les 35 jours.

Le niveau significatif de création originale est considéré comme atteint si l’oeuvre est éligible à au moins trois bonifications sur les six possible ou si le coefficient est au moins augmenté de 0,4

A cela s’ajoute une bonification pour les oeuvres d’histoire, scientifiques et artistiques, dans le but de favoriser la richesse du documentaire, qui se concentre majoritairement sur des sujets de société ces dernières années.

Néanmoins, le CNC se garde bien d’apporter une définition au documentaire de création: « Tout en ne souhaitant pas enfermer le genre dans une définition, le CNC fera preuve d’une vigilance accrue sur le caractère patrimonial des documentaires aidés et pourra s’appuyer sur le travail de la commission sélective en cas de doutes ou de difficulté d’interprétation sur le genre ».

Cette réforme est vue d’un bon oeil par Olivier Daunizeau, fondateur de la société de production « Image d’après » et réalisateur: « Il fallait faire du tri. Aujourd’hui chaque projet est étudié. Et quand je dis étudié ce n’est pas par des fonctionnaires de l’Etat mais par des professionnels qui jugent. On se jugent entre pairs. »

« Il ne faut pas être contre le documentaire ou contre le magazine » – Olivier Daunizeau, réalisateur 

Pour autant, certains estiment que cette réforme empêche la création et la prise de risque dans le documentaire. Estelle Watson et Clara Griot se sont ainsi vu refuser leur demande de subvention pour leur nouveau projet : « On avait envie de faire apparaître Estelle à l’image. Qu’on la suive tout du long. Pas comme un présentateur dans un magazine mais comme un personnage à part entière du projet ». Le CNC a refusé. Pour eux ce procédé se rapproche trop du format magazine.

Pour Olivier Daunizeau il faut différence le documentaire et le magazine mais sans créer de concurrence entre eux: « Il ne faut pas être contre le documentaire ou contre le magazine. Il n’y pas d’un côté l’élite et de l’auto le bas de gamme. Simplement ces deux genres sont différents, il faut les définir et les soutenir différemment », résume Olivier Daunizeau.

La solution serait peut-être de définir le genre « magazine » plus précisément pour permettre aux documentaires d’y puiser certains procédés sans pour autant être rangé dans cette catégorie. Tout comme le magazine emprunte certains codes au documentaire (format long, réalisateurs etc.) sans pour autant être un documentaire, comme nous l’avons vu précédemment.

France Télévisons et Arte sont les meilleurs soutient du documentaire de création. En 2012, leurs apports à la production représente 64% du total des apports des diffuseurs en 2012. Plus particulièrement, Arte a permis au documentaire de création de s’affirmer au moment de la création de sa chaîne.

Sunny Doc – 2015

Zoom sur Arte

Alors que la Cinq disparaît, notamment à cause du succès croissant de TF1, le gouvernement en profite pour réaffirmer le principe de service public audiovisuel. Le gouvernement décide ainsi de transformer la Société d’édition de programme de télévision (SEPT) en chaîne culturelle franco-allemande en 1992. Il s’agit de redonner un espace à la vocation éducative et culturelle du service public. Une aubaine pour les réalisateurs. On peut notamment citer la case « Lucarne » crée en 1997 qui investie dans la production indépendante du monde entier. Dans les années 90, Arte redonne ainsi ses lettres de noblesse au documentaire de création.

Une époque aussi appelée « l’ère Garrel » en référence à Thierry Garrel, directeur de l’unité documentaire jusqu’en 2008. Cet ancien du Service de la recherche de l’ORTF puis de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) affirmait qu’ « il n’y a aucun domaine qui échappe à la curiosité du documentaire, aucune limite aux formes qu’il emprunte, ni aux tonalités qu’il adopte ».

Télérama écrivait à son propos en 2008: « Les œuvres soutenues financièrement par l’équipe de Garrel composent en effet un véritable panthéon international du documentaire : S21, la machine de mort Khmer rouge, de Rithy Panh, CIA guerres secrètes, de William Karel, Massoud l’Afghan, de Christophe de Ponfilly, Un dragon dans les eaux pures du Caucase, de Nino Kirtadze, mais aussi la série Corpus Christi, de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, ou encore la collection Palettes, d’Alain Jaubert… ».

Thierry Garrel,directeur de l’unité documentaire d’Arte jusqu’en 2008

Aujourd’hui Arte reste un acteur majeur dans la production de documentaires à la télévision française. En 2013, le documentaire occupait ainsi 45% de sa grille soit quelques 80 heures de programmation par semaine, même s’il ne recueille que 30% de l’audience. En 2012, elle bénéficie de l’augmentation de la redevance publique – 4 euros par foyer – et décide d’en investir la moitié, soit 9 millions d’euros, dans le documentaire. Au total, c’est près de 42 millions qui sont investis en 2012 par Arte France. En 2012, la programmation de la chaîne est composée de 19 cases récurrentes programmées chaque semaine.

Les thèmes y sont variés: soirées « Théma », ou événementielles en première et deuxième partie de soirée ou des programmes plus courts comme les séries « Découvertes » sur la nature du lundi au vendredi à 19 heures, la case « Lucarne » déjà cité, mais aussi des unitaires, des séries ou des collections.

France Télévision n’est pas en reste. Lors de Sunny Doc Festival 2020, le groupe se félicitait de la diffusion de 2 944 documentaires diffusés sur l’année écoulé (n’oubliant néanmoins pas la part de magazine inclus dans ce chiffre). 11,1 millions de téléspectateurs regardent un documentaire par semaine sur une des chaînes publiques, toujours d’après le groupe. Petit tour d’horizon.

France 2: Trois cases documentaires régulières depuis 2008 avec « Infrarouge », « Grandeurs nature » et une dizaine de fois par an, des filmes « événements » en première partie de soirée

France 3: Spécialisés dans l’histoire contemporaine avec deux cases: « Histoire immédiate », « Docs Interdits ». De plus, une nouvelle case consacrée aux oeuvres d’auteurs est apparue avec « L’heure D ».

France 5: c’est LA chaîne généraliste du documentaire. Premier diffuseur du genre puisque la chaîne y consacre 48% de sa grille.

LCP/Sénat: la chaîne programme un documentaire chaque jour en « prime time », en dehors du mercredi. Ils coproduisent également des films avec des chaînes locales ou thématiques comme Télé Essonne, Clermont Première, Télé Toulouse, ou Histoire…


Les chaînes publics n’échappent néanmoins pas aux critiques faites par les auteurs/réalisateurs à l’ensemble du paysage audiovisuel. Thierry Garrel lui même estimait en 2018 que « même sur Arte, qui a abandonné la case des films documentaires « Grand Format », on a l’impression qu’il y a maintenant une frilosité sur la singularité des œuvres… ».

En réalité les critiques à l’égard de la chaîne commencent dès les années 2000. En témoignant l’épisode autour de la diffusion du film « La Commune ». Au lieu de trouver un terrain d’entente avec le réalisateur pour le raccourcir (comme le format de la version DVD de 3h30) la chaîne préféra diffuser la version de plus de cinq heures à un horaire très tardif, de 22h à 4 heures du matin. La chaine expliquait cette heure de diffusion de par le format trop long pour entrer dans une case classique de primetime mais les réalisateurs y voient une manière de camoufler sa gêne devant la charge politique du film.

 

Les années passant Arte s’est vu rapproché de renier ses liberté des débuts, d’accentuer le rôle des « cases » dans sa ligne éditoriale, et de se mettre au « docu-fiction ».

Isabelle Repiton, journaliste spécialisé sur l’économie des médias, résume très bien la situation: « Dix ans après, son image élitiste et sa faible audience placent Arte France au cœur d’un important paradoxe : elle a valorisé des films, qui s’appuyaient sur des normes cinématographiques, alors qu’aujourd’hui elle cherche à se rapprocher de schémas télévisuels standards, plus courts, diffusés plus tardivement et en semaine. La chaîne tente de maintenir son rôle de diffusion de la culture, d’ouverture sur le monde tout en développant des stratégies commerciales et des services individualisés. Son identité oscille entre ses deux principaux objectifs politiques : rendre accessible la culture et, sinon être rentable économiquement, du moins attirer plus d’audience et avoir une image moins élitiste ».

 

Du côté de France Télévisions, les réalisateurs déplorent toujours le « formatage », déjà abordé plus haut. Mais France Télévision reste un groupe de médias de masse dont l’objectif reste de toucher le plus large public. Mais les réalisateurs s’oppose formellement à cette culture des résultats. Le ROD, l’Uspa (Union syndicale de la production audiovisuelle), le SPI (Syndicat des producteurs indépendants), le C7 (Club du 7 octobre) se donnent ainsi pour objectif de pérenniser le documentaire sur les chaînes publiques. Ils leur reproche notamment la disparition de la chaîne France Ô, survenue le 24 août 2020. Pour cause, la chaine était le deuxième diffuseur de documentaire.

Chaines locales et spécialisées:
les remparts au documentaire 

Qu’elles soient thématiques ou payante, elles favorisent la vitalité du genre. Elles permettant notamment à de jeunes réalisateurs de faire un premier film, en lui apportant un complément de financement crucial. La figure principale étant Planète + qui bénéficie de l’ancienneté et l’adossement au groupe Canal+. S’ajoute également Planète justice, Thalassa, No limit ainsi que Seasons pour former les « Chaines Découvertes » du groupe Canal +.

Pour exister et se démarquer des concurrents américains comme Discovery ou National Geographic mais aussi des chaînes gratuites, le groupe a fait le choix d’innover. « Les préachats doivent nous aider à mener ce combat, nous servir de vitrines. Nous mettons donc de gros moyens sur un ou deux projets par an et nous essayons de trouver de nouvelles écritures », expliquait ainsi Olivier Stroh en 2013. Ils oeuvrent ainsi à davantage de liberté pour les auteurs. « Pour une première fenêtre de diffusion, nous passons systématiquement une convention de développement » assure Olivier Stroh, qui espère « libérer producteurs et réalisateurs de l’autocensure qu’ils ont intégrée pour se couler dans les attentes des chaînes ».

De leur côté, les chaines locales financent la quasi-totalité des documentaires de création. Elles permettent aussi au réalisateur de tourner leur premier films tout en se libérant des contraintes éditoriales imposées par les grandes chaînes de l’audiovisuelles. Ces films sont d’ailleurs montrés et récompensés lors des des festivals de documentaire: on trouve jusqu’à huit fois plus de films réalisées grâce à a elle que de films produits grâce à France Télévisions.

Elles jouent, en outre, un rôle de soutien pour les filières audiovisuelles régionales, leur permettant de se développer autour du documentaire. Plus de la moitié de leur production leurs sont destinées. Citons à titre d’exemple le territoire de la Bretagne qui compte une trentaine d’agence de production documentaire. En 2012 elle produisait 46 heures de programmes documentaires.

De quoi les documentaristes vivent ?

Néanmoins ces chaînes locales ne représentent pas une alternative satisfaisante aux diffuseurs traditionnels. En cause: des budgets de production insuffisants. La compétition avec les chaînes emblématiques, la multiplication des chaînes gratuites sur la TNT, et les restrictions du financement de l’audiovisuel public pèsent lourdement sur ces petites structures. Ainsi alors qu’un film de 52 minutes peut être rémunérés 20 000 à 40 000 euros par des diffuseurs comme France 2 ou France 3, le prix moyen d’un film de ce format est de 12 461 euros selon une étude de la Scam « De quoi les documentaristes vivent ? ». En réalité la plupart de ces chaînes n’apportent qu’un apport en « industrie », censé justifier les 25% d’investissement obligatoire du diffuseur pour qu’un projet soit éligible auprès du CNN. Dans les faits ce montant n’est quasiment pas utilisé dans la production du documentaire.

Les chaînes locales comptent ainsi beaucoup sur l’aide du CNC pour pouvoir continuer à soutenir ces documentaires. Un des buts premiers de l’institution est la redistribution des ressources, en favorisant ceux qui investissent le plus dans le financement des programmes de stocks, et en apportant un soutien essentiel aux diffuseurs émergents aux plus faibles moyens (comme les chaînes locales mais aussi les chaines thématiques).

Mais la différence est trop importante entre ces deux modes de financement et si cette aide permet aujourd’hui aux petits diffuseurs de soutenir des films, ils contribuent à la paupérisation des auteurs qui restent sous-payés. On estime ainsi que les apports du CNC pour ces projets sont minorés d’un à trois comparé aux projets des diffuseurs tels que France 2 ou Arte.

Pour les réalisateurs, les critiques faites à l’égard des chaînes publiques et les faiblesses des chaînes locales ont une seule et même solution: un engagement politique conséquent.

L’Etat doit intervenir

L’accès de la culture à tous n’est-il pas un devoir du gouvernement ? Pour de nombreux réalisateurs, pour que le documentaire perdure, il a besoin d’un engagement politique fort. « On demande au CNC de compenser la démission des services publics, l’échec des missions des chaînes nationales (…). La création, c’est la prise de risque, c’est la sélection en festival. Et combien de documentaires financés par France 2 tournent en festival ? », s’insurgeait déjà en 2016 Marc Faye, réalisateur.

Les auteurs plaident pour une décentralisation globale de l’audiovisuel public. En d’autres termes : faire bénéficier les chaînes locales de la contribution à l’audiovisuel public. Une manière de les rendre autonome tout en soulignant leur rôle en tant que service public. France 3 Nationale pourrait, par exemple, récolter cet argent pour le redistribuer ensuite à ses chaînes locales.

Olivier Daunizeau aimerait que les chaînes locales soient davantage soutenues par les régions. « Ça existe déjà, c’est fait dans les Hauts-de-France, en Nouvelle-Aquitaine, mais aussi dans la région Centre. Le but est de les soutenir pour reconnaître leur importance dans le paysage audiovisuel mais aussi comme défenseur de leurs territoire. » Pourquoi pas mettre en place des Fonds d’aides publics dans chaque région ? C’est ce qui a été fait en Bretagne dès 1989 avec la mise en place du Fonds d’aide à la création cinématographique et audiovisuelle (Facca) qui soutient les projets documentaire de l’écriture jusqu’à la diffusion.

« Cette superposition de pouvoirs dispersés est très inefficaces » – Alain Le Diberder, ex-directeur des programme de Canal + et Arte

Davantage de financement pour les acteurs locaux, et plus de liberté pour les chaînes publiques. Dans un article pour Libération, daté de juillet 2020 au moment de la succession de Delphine Ernotte à la télé de France Télévision, Alain Le Diberder, ex-directeur des programmes de Canal + et d’Arte, rappelait le poids de la tutelle de France Télévision: « La direction doit rendre des comptes partout, devant l’Assemblée nationale, et le Sénat, devant le Conseil supérieur de l’audiovisuel, au ministères de la Culture et du Budget, à la Cour des Comptes… Cette superposition de pouvoirs dispersés est très inefficaces« .

Le budget du groupe est ainsi réévalué tous les ans par ces différentes strates de pouvoir. A titre de comparaison, en Allemagne et au Royaume-Uni, les services publics reçoivent des ressources pour cinq ans. « Il n’y a pas de vision politique: on demande à France Télévisions de faire de l’audience et de la culture, de faire des économies et d’investir dans les contenus », conclut Alain Le Diberder.

Le gouvernement a pourtant pris une nouvelle direction depuis la Réforme de l’audiovisuel en 2019: création de « France Média, un holding supplémentaire pour superviser l’audiovisuel public, encore plus de publicité, des restrictions de bugdet…pour une économie de 190 millions d’euros. Des mesures qui ne semblent pas aller dans le bon sens donc.

Repenser la télévision 

Les diffuseurs cernent-ils réellement les envies du public ? Le « formatage » qui est présentée par les chaînes comme une manière de se rendre accessible au plus grand nombre fonctionne-t-il ? Une enquête intéressante tiré du site  allociné.fr datant de 2010 nous apporte de premiers éléments de réponse. Réalisée sur une centaine de commentaires de spectateurs ils ont listés ceux employant le terme de format. Un tiers le voit comme une forme « industrielle » donnant une impression de déjà-vu, un deuxième y perçoivent une manière d’appuyer « une idéologique favorables aux forces du marché reposant sur des clichés » et une dernière catégorie dénonce reconfiguration du genre documentaire.

La notion de format, au-delà des réalisateurs atteint aujourd’hui le lexique du public. Ils comprennent qu’ils sont devenus des cibles de l’Audimat, en fonction de leurs âges, de leurs appartenances, sociales et culturelles. Comme en témoigne la fameuse case dite « des ménagères » en milieu d’après-milieu. Cette étude témoigne également de leur souhait de poser dans l’espace de discussion autour des films et des programmes de télévision.

Seconde critique. Depuis quelques années avec l’essor du web, les diffuseurs ont eu l’impression que le public était en recherche de format courts, interactifs, dans le style des médias des réseaux sociaux comme Brut ou Konbini. Ils ont ainsi raccourci les formats au sein de leur case de magazine ou de documentaire. Pour Estelle Watson, co-fondatrice de la boîte de production « Pierre, papier, ciseaux », « c’est embêtant de penser que les gens ne sont pas capables de se poser devant un format de 52 minutes, qu’ils n’ont pas envie de faire d’efforts. C’est faux et Netflix nous le prouve à travers ses documentaires ou ses séries qui cumulent des millions de vues ».

Il suffit de regarder les audiences enregistrés par France Télévision pour certains de ses documentaires diffusés en « prime-time » sur l’année 2019: l’Exode, sur le départ de milliers de Français au moment de la seconde guerre mondiale, a réuni 2,8 millions de téléspectateurs soit 12,8% des parts de marché, mais aussi le documentaire événement sur Notre-Dame de Paris diffusé par France, qui a comptabilisé 4 millions de personnes.

Ces deux documentaires ont un point commun: ils ont fait événement. « La télévision ne doit pas oublier qu’elle fait société. Les chaînes doivent créer l’attente chez le public, tout comme ils le font pour tel film ou telle émission de divertissement« . Mais pour Estelle Watson, les diffuseurs manque de recul et de recherche: « Il faudrait que chaque chaîne est un pôle de recherche et de développement, ce qui n’est pas le cas pour la majorité des chaînes de la TNT. Netflix passe son temps à faire des enquêtes d’opinions, à interroger les chiffres, son public. Il faut s’en inspirer », poursuit Estelle Watson.

Rapport diffusé par France Télévision à l’occasion du Festival Sunny Doc 2020.

Estelle Watson, Jean-Marc Surcin, Olivier Daunizeau, tous se rejoignent: les décideurs des grandes chaînes font partie de l’ancienne génération. « Ils ne sont pas au fait de ce que recherche le public actuel et surtout le public du futur, des nouvelles générations. Un renouvellement doit s’opérer dans les sphères de pouvoir », détaille Jean-Marc Surcin.

 

Fin de la télévision classique 

Le documentaire ne peut plus se limiter à la télévision classique. Aujourd’hui c’est un genre très regardé dans ce qu’on appelle « la télévision de rattrapage » ou en d’autres termes le replay. L’émission Infrarouge a vu son niveau de consultation en catch-up tv – télévision de rattrapage – augmenter de 100% au 1er semestre 2013.

Les grandes chaînes misent de plus en plus sur leurs plate-formes web, certaines y consacrent même des formats spécifiques comme France Tv qui a développé France Tv Slash. Ils espèrent toucher un public plus jeune à travers ses plateformes. Ils viennent pourtant de supprimer leur chaîne Youtube. « C’est une erreur de stratégie. Ils s’enlèvent une audience importante qu’ils auraient pu faire passer de Youtube à leur plateforme. Je ne comprends vraiment pas« . A l’heure où les audiences sont en chutes libres, et le web en plein essor, il paraît primordial pour les chaînes de prendre ce virage.

En effet, pour Olivier Daunizeau et Jean-Surcin la télévision doit profondément changer pour perdurer. Fini les cases trop figées, fini le direct. Jean-Marc Surcin imagine ainsi « une télévision entièrement sur demande, que ça soit depuis un ordinateur, une plate-forme ou une télévision où le public choisira son programme parmi un catalogue comme c’est déjà le cas pour le service à la demande ».

 

Clara Gilles

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