À Carrières-sous-Poissy, une mer de déchets à ciel ouvert

Justine Hagard & Nina Gambin

À Carrières-sous-Poissy, une mer de déchets à ciel ouvert

À Carrières-sous-Poissy, une mer de déchets à ciel ouvert

Justine Hagard & Nina Gambin
Photos : Nina Gambin
6 juin 2019

Dans les Yvelines, des hectares entiers de déchets jonchent une ancienne zone maraîchère. Ordures ménagères, déchets du bâtiment, carcasses automobiles, matériel électronique… Le caractère polluant de ces détritus inquiète. Reportage à Carrières-sous-Poissy, dans cette immense décharge sauvage à ciel ouvert.

“C’est un océan de déchets, mais attention, il n’y a pas de plage.” Au téléphone, sur le ton de la rigolade, Alban Bernard nous avait prévenu. L’humour est l’une des armes de ce père de famille de 46 ans pour faire face à la vue insoutenable de cette décharge sauvage qu’il évalue à 47 hectares. Cet habitant de Carrières-sous-Poissy a créé le collectif “Déchargeons la plaine” dans l’espoir de mettre fin à ces dépôts sauvages. 7000 tonnes de détritus se sont accumulés au fil des années, selon lui. La mairie avance le chiffre de 5000 tonnes. Des chiffres difficilement vérifiables, faute d’évaluation officielle. Ils sont parsemés de part et d’autre de cette plaine de 330 hectares, qui s’étend sur les trois communes de Carrières-sous-Poissy, Triel-sur-Seine et Chanteloup-les-Vignes.

Visite guidée

C’est au bout de la rue Louis Armand de Carrières-sous-Poissy qu’il nous donne rendez-vous, à l’entrée du Chemin des Trépassés. Trois blocs de béton bloquent l’entrée du chemin aux voitures, et un panneau d’interdiction prévient : la zone est interdite aux véhicules, déconseillée aux piétons et elle contient des déchets dangereux. Mais ces blocs de béton n’ont pas toujours été là. Pour Anthony Effroy, président de l’association Rive de Seine Nature Environnement, cette mesure est le résultat de la forte médiatisation de la décharge, qui a débuté en 2018 avec, notamment, un reportage de Konbini : “Ces reportages ont permis que des mesures réelles soient prises, comme la signature par la maire d’un arrêté d’interdiction de circulation des véhicules et l’installation de blocs béton sur les chemins carrossables”.

Habitué des journalistes, qui se succèdent dans la décharge depuis l’année dernière, Alban Bernard nous propose une visite guidée. La plaine est immense, mais il a tellement arpenté les chemins avec son chien ou les “amis de la plaine”, ces bénévoles qui l’aident dans son travail, que désormais, il sait se repérer. Au bout de quelques mètres, nous sommes pris de nausées devant les tas de déchets. “Et encore, la végétation cache beaucoup de choses”, commente-t-il. Alban Bernard a répertorié plus de 72 zones qui contiennent des déchets entassés. Il nous en montre quelques unes. “Pour s’y retrouver, on leur a même donné des noms comme la cabane, le triangle, la mer, le lac ou encore l’océan.”  

Pour se rendre compte de l’ampleur des déchets, il faut prendre de la hauteur. Alban Bernard nous propose de monter sur la butte. Il nous avait prévenu de mettre des chaussures de marche, on comprend pourquoi. “Un jour, un clou a traversé ma chaussure”, raconte-t-il. En haut de la butte, tout prend une autre dimension. Impossible de distinguer le bout : on voit juste des déchets, à perte de vue.

Une ancienne zone maraîchère

Parmi ces déchets, on trouve de tout. “La seule chose que je n’ai jamais retrouvé ici, ce sont des corps humains”, plaisante Alban Bernard. Mais il rit jaune. Comme une manière de dédramatiser la situation. Quatre grandes familles de déchets se distinguent : les déchets du bâtiments, les déchets automobiles, l’électroménager et les ordures ménagères. Ces dernières sont “des déchets laissés par les Roms qui s’étaient installés dans la plaine : des vêtements, des jouets, des emballages d’aliments”, explique Alban Bernard.

Avant de devenir une décharge sauvage à ciel ouvert, la plaine était une zone maraîchère. Les habitants des villes attenantes y possédaient des parcelles et faisaient pousser des légumes et des plantes aromatiques, qu’ils vendaient sur le marché le dimanche. “Il faut imaginer que là où nous marchons, à l’époque, c’était recouvert de cultures ; il y avait de la vie”, se souvient Alban Bernard. Mais depuis un arrêté du préfet de 1999, ces cultures sont interdites. En cause : l’épandage des eaux usées de Paris qui pendant des décennies, a contaminé le sol de la plaine avec plusieurs métaux lourds comme le plomb.

“Quand les cultures ont été interdites, tout le monde est parti, il n’y avait plus personne dans la plaine. Des Roms se sont alors installés avec leurs caravanes”, raconte Alban Bernard. Mais ils sont délogés par les pouvoirs publics en 2017. Les Roms seraient à l’origine d’une partie des détritus, selon lui. Le reste serait le résultat d’entreprises qui, par le biais de sous-traitants, venaient déverser leurs déchets quand les camions pouvaient encore accéder à la plaine.

Des déchets toxiques

Pourtant, à moins d’un kilomètre de là, on aperçoit un grand bâtiment blanc. Il s’agit de la déchetterie Azalys de Carrières-sous-Poissy. Mais pour une entreprise, amener ses déchets dans une déchetterie est payant. Éric Bailo, le directeur de Azalys, est scandalisé par ce qu’il observe à quelques mètres de sa structure : “Nous avons affaire à des comportements de voyous… Pourtant, la règle est simple : tout producteur est responsable de ses déchets jusqu’à leur élimination, et doit en avoir la traçabilité”. Mais il se dit aussi impuissant face à cette situation : “Ici, nous traitons principalement des déchets ménagers et des déchets industriels banals. Même si nous le voulions, nous ne pourrions pas traiter les déchets de la plaine. Pour ça, il faut des déchetteries spécialisées”. Pour Gigliola, esthéticienne à Carrières-sous-Poissy, c’est bien l’argent qui est à l’origine du problème : “Tant que la déchetterie ne sera pas gratuite pour les entrepreneurs, ça restera comme ça”, déplore-t-elle.

Parmi les déchets du bâtiment présents dans la décharge, certains sont dangereux. On trouve par exemple des dizaines de tôles ondulées entassées par endroit. “Elles contiennent de l’amiante”, explique Alban Bernard. “Qu’est-ce qui se passe sous les tas de tôles amiantées ? Les fibres descendent dans la nappe phréatique, et nous derrière, on boit l’eau ?”, s’inquiète-t-il. Si la composition des déchets est invérifiable, les habitants réclament la venue d’un expert pour analyser les sols.

Plus nous avançons dans la décharge sauvage, plus les tas de déchets deviennent impressionnants. Dans la zone qu’Alban Bernard a surnommé “l’océan de déchets”, certains tas font presque deux mètres de haut. Pendant que nous marchons, un homme à vélo nous rejoint. Il s’agit de Bruno Piva, qui fait lui aussi partie du collectif “Déchargeons la plaine”. Les deux hommes ne se connaissaient pas avant de découvrir qu’ils partageaient le même combat. “C’est grâce à Bruno que j’ai découvert l’étendue des dégâts. Lui, il a arpenté toute la plaine. Un jour, il m’a dit d’aller voir plus loin, là où je ne m’étais encore jamais aventuré.” Au détour d’une conversation, Alban Bernard ne peut s’empêcher d’exprimer sa colère, qu’il cache si bien derrière ses traits d’humour : “Quand j’ai devant moi, à perte de vue, cette étendue de déchets, je me demande comment c’est possible… Comment l’être humain peut-il être assez idiot pour en arriver là ?”, se désespère-t-il.

Associations VS pouvoirs publics

Alors, pour face à ce désastre environnemental, “dont le nettoyage coûterait entre 3 et 5 millions d’euros”, Alban Bernard et les “amis de la plaine” ont décidé d’agir à leur échelle en organisant des opérations de nettoyage. En septembre 2018, à l’occasion du World CleanUp Day, la Journée mondiale de nettoyage de notre planète, il réunit 70 bénévoles. “En quatre heures, nous avons ramassé 3,5 tonnes de déchets”, se souvient-il. Idem en février dernier : il se réunit avec huit bénévoles pour un “clean up”. En une heure, ils nettoient 250 kg de détritus.

Mais ce genre d’opérations peut s’avérer compliquées. Anthony Effroy, de l’association Rive de Seine Nature Environnement, raconte les difficultés rencontrées avec le maire de Carrières-sous-Poissy, Christophe Delrieu. “Le 15 septembre, on avait prévu de faire une opération de dépollution sur une parcelle. On était autorisé à intervenir par le propriétaire. Des entreprises s’étaient proposées pour nous mettre à disposition des moyens humains et matériels. La veille de cette opération, le maire a signé un arrêté d’interdiction de circulation des piétons. Le lendemain, la police était présente sur le site pour en interdire l’accès.” Avec six autres militants, il est verbalisé par les forces de l’ordre et écope d’un rappel à la loi. Anthony Effroy est militant écologiste, mais également élu de l’opposition. Il accuse donc l’arrêté municipal d’être en réalité un “acte politique”.

Pour Thierry Dornberger, président de l’ASAEECC, l’Associations de soutien des activités économiques, de l’emploi et des consommateurs à Carrières, la mairie n’a pas pris suffisamment de mesures pour venir à bout de la décharge : “pour moi, les pouvoirs publics ne se sont pas préoccupés de ce qu’il se passe sur cette plaine… Ce fléau aurait pu être évité si le lieu avait été sécurisé bien en avance”. Et d’ajouter : “Le travail que nous avons fait, nous, associations, a été important. Nos revendications sont remontées au plus haut de l’État. Mais pour le nettoyage, les associations n’ont pas la main mise et n’ont pas de rôle décisionnaire”, regrette-t-il.

Contacté, le maire Christophe Delrieu n’a pas souhaité répondre à nos questions, mais nous a communiqué une série de documents qui résument les actions menées par la Ville. Ces actions s’inscrivent dans le cadre du projet “Coeur Vert”, qui vise à “revitaliser et redynamiser” la zone. Dans un communiqué de février 2018, le maire rappelle son engagement en faveur du nettoyage de la plaine : “tous les Carriérois peuvent être assurés de mon engagement sans relâche pour rétablir dans cette plaine une sécurité sanitaire et un cadre de vie protégé”. Une promesse qui ne rassure pas forcément les habitants. Le maire évoque également les difficultés financières qui ralentissent l’aboutissement du projet : “les principaux obstacles restent le cadre réglementaire de l’intervention institutionnelle et le financement du nettoiement du site, dont le coût est évalué à 1 million d’euros environ. Il est impossible pour la Ville ou la Communauté urbaine d’assumer, seules, cette dépense”, précise-t-il.

Le projet “Cœur Vert” pour reconquérir la plaine

L’épandage des eaux usées de Paris, qui ont contaminé le sol avec des métaux lourds, ainsi que les tas de déchets déposés de manière illégale au fil des années ont fortement pollué la plaine. Pour venir à bout de cette pollution, plusieurs acteurs, dont la mairie de Carrières-sous-Poissy et la communauté urbaine Grand Paris Seine & Oise, ont initié en 2012 un projet baptisé “Cœur Vert”.

Ce projet de reconquête de la plaine vise à “revitaliser et redynamiser” la zone, précise la mairie. Les objectifs sont multiples : un partenariat avec le lycée horticole et agricole de Saint-Germain-en-Laye, des chantiers d’insertion, des cultures hors sol ou encore une ferme photovoltaïque.

Depuis 2014, une plante appelée le miscanthus est cultivée sur une cinquantaine d’hectares. “Cette plante a la capacité d’absorber les métaux lourds présents dans les sols et de présenter un rendement en biomasse suffisant pour servir de combustible ou de matériau isolant”, expliquait Philippe Tautou, président de la communauté urbaine, en 2014.

Dernière avancée du dossier : la communauté urbaine vient de désigner un aménageur, l’Établissement public d’aménagement du Mantois Seine aval (Epamsa), pour plancher sur ce projet. Son objectif est de définir un projet global d’aménagement, avec des solutions pour enlever les déchets et pour implanter des activités dans la plaine.

Le développement d'une appli mobile

Même si le nettoyage de la plaine n’est pas amorcé par la mairie, Alban Bernard ne baisse pas les bras. Pour aller plus loin dans l’engagement en faveur de la plaine et de son nettoyage, il a mis sa vie entre-parenthèses. Il veut créer une association d’envergure nationale : “Des démarches sont en cours pour transformer le collectif en association, explique-t-il. Nous sommes même en contact avec un collectif d’Aix-en-Provence qui lutte lui aussi contre une décharge sauvage locale.”

Surtout, il a développé une application mobile, “Stop décharges sauvages”, qui permet aux utilisateurs de signaler, sur une carte, une décharge. En quelques clics, il est possible de géolocaliser un dépôt sauvage, de décrire son contenu et d’ajouter des photos, comme nous l’explique fièrement Alban Bernard, en pleine démonstration sur son smartphone. Quand une décharge est signalée, il se rend sur place pour vérification. “La cartographie de la plaine, ça a été un travail très fastidieux. Pendant six mois, avec Bruno, on a parcouru les 330 hectares en long, en large et en travers pour produire une carte précise.” Son travail est payant, puisque des dépôts lui sont régulièrement signalés : “La semaine dernière, on m’a signalé deux décharges sauvages. C’est comme ça qu’on avance.”

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