« Un cercle vicieux » : dans l’enfer du surendettement

Jules Bois, Antoine Gallenne, Emma Meriaux

« Un cercle vicieux » : dans l’enfer du surendettement

« Un cercle vicieux » : dans l’enfer du surendettement

Jules Bois, Antoine Gallenne, Emma Meriaux
23 mai 2024

La Banque de France fait face cette année à une augmentation de dépôts de dossiers pour surendettement : 16% de plus par rapport à l’année dernière. Des chiffres qui témoignent d’une situation économique de plus en plus difficile. Mais derrière les chiffres se cachent des parcours disparates. Plongée dans les mécanismes d’une spirale infernale.

14 550 euros pour s’être fait soigner. Quand Bintou* présente la facture à Florence Deslot, bénévole à l’association Crésus, les yeux de son interlocutrice s’écarquillent. “Je ne pourrai jamais rembourser une telle somme”, se désole la mère d’une petite fille qu’elle tient sur ses genoux. La raison de cette dette faramineuse ? Un souci de santé qui a nécessité une intervention à l’hôpital. Problème : la jeune mère de 25 ans, arrivée en France en provenance de Dakar en octobre 2021 pour rejoindre son mari, n’a pas de complémentaire santé solidaire (CMU). Forcément les frais de soins s’envolent. Logés en centre d’hébergement d’urgence par le Samu et sans activité professionnelle, Bintou* et son mari reçoivent 908 euros à deux, un montant à des années lumières de leur dette. L’assistante sociale du couple leur conseille de se diriger vers Crésus, une association qui accompagne les personnes en difficultés financières. “Tout ce que nous faisons, c’est expliquer aux gens les droits dont ils disposent”, explique modestement Florence Deslot avant d’indiquer à Bintou* qu’elle pourrait bénéficier d’un moratoire de 24 mois, synonyme de report du paiement des mensualités.

A Crésus, chaque personne accompagnée a un profil différent : “cela peut arriver à tout le monde”, soutient Florence Deslot. Et de prendre pour exemple la bénéficiaire qu’elle a reçue la veille. Stéphanie, secrétaire de direction dans une grande entreprise, et mère de deux enfants gagne pourtant 5.000 euros par mois. Mais après s’être séparée de son conjoint, elle se retrouve à assumer un crédit contracté à son seul nom et à payer des charges galopantes. Résultat : une dette de 2.500 euros et des crédits qui s’accumulent pour rembourser ce découvert. L’association Crésus l’incite à demander une avance sur salaire pour sortir de ce cercle vicieux. Si les solutions sont souvent nombreuses, elles sont mal connues des personnes endettées. “Beaucoup de personnes qui viennent nous voir sont complètement dépassées par la situation et auraient pu trouver des solutions plus tôt si elles avaient été correctement informées”, pointe Florence Deslot.

“Le surendettement c’est un cercle vicieux, tu n’es plus dans la réalité.”

Au manque d’information s’ajoute pour certain une perte de contrôle et un sentiment de honte. C’est le cas pour Marc*, qui a toujours vécu au-dessus de ses moyens, accumulant les prêts et les fausses fiches de paie. Pendant onze ans, il se trouve enfermé, seul, dans un cercle vicieux qui le laisse, encore aujourd’hui, surendetté et fiché banque de France.

Entre 2007 et 2018, il contracte trois prêts à la consommation, d’une valeur totale de 100.000 euros. “Tout a commencé après ma séparation : j’ai fait n’importe quoi, je dépensais l’argent à tout va, sans me rendre compte que mes revenus ne correspondaient pas à mon style de vie”. Jean-Marc travaille comme professeur en école de marketing, sept mois de l’année. Les cinq autres mois, il ne travaille pas mais ça l’arrange : il peut se concentrer sur sa passion, la musique. “J’ai toujours bien gagné ma vie mais je ne travaillais pas tout le temps. Et cinq mois sans revenu, en vivant seul à Paris, ça te met dans le mur”. Incapable de payer ses charges, il contracte son premier prêt. “En 2007 les grandes boîtes de distribution comme Carrefour commençaient à faire des crédits. Cette année-là, j’en ai contracté un auprès de  Sofinco, d’une valeur de 20.000 euros”. Pendant trois ans, il réussit à rembourser son prêt tous les mois, avant de retomber dans une spirale.

En 2010, il est de nouveau à cours d’argent. Il a 43 ans et toujours le même emploi, avec cinq mois de l’année sans revenus. “Je cherche un travail plus stable dans la pub mais on me répète que je suis trop vieux”. Viens donc le deuxième prêt, de 22.000 euros qui s’accumule au premier. “Si j’ai pu en faire un deuxième auprès de Sofinco, c’est parce que je montais des faux dossiers en truquant mes fiches de paie”. Une combine qui va marcher une troisième fois, en 2012, lorsqu’il emprunte 58.000 euros auprès du groupe Carrefour. “Je me disais : “c’est génial, j’ai réussi à les duper, ils n’ont rien vu !”Je ne pensais qu’à survivre à ce moment-là.”

Il est de plus en plus endetté : “tu te retrouves dans un cercle vicieux, tu n’es plus dans la réalité. Mais il y a une question de fierté, d’orgueil. T’as honte mais tu gardes une façade et tu ne demandes pas d’aide”. Le jour où il se rend compte qu’il ne sortira pas de son endettement, il jongle déjà depuis six ans avec le remboursement de ses trois prêts. “Je m’en souviendrai toute ma vie : t’as plus un rond, 3000 euros à payer tous les mois et aucun moyen de le faire. La machine a fini par craquer.”

Il avoue tout à sa mère qui prend la décision d’hypothéquer son appartement. “Mon frère était furieux mais on a fini par le faire.” Jean-Marc reçoit 100.000 euros mais ses problèmes ne sont pas réglés pour autant. “Je promets de tout rembourser mais je ne le fais pas, par inconscience. J’ai fait le con ! De 2016 à mi-2017 je liquide 100.000 balles et là plus un rond. Au moment où tu t’en sors une fois tu crois que tu pourras t’en sortir tout le temps”.

Tout s’enchaîne très vite. Avec 4000 euros de charges mensuelles, il arrête de payer son loyer. “Je reste dans l’appartement pendant six mois avant de me faire expulser et d’aller vivre chez ma mère, où je vis toujours aujourd’hui”. Entre 2016 et 2018 il est jugé par un tribunal commercial. “Depuis le jugement, j’ai un huissier qui me court après mais il ne m’a pas retrouvé. J’utilise les banques en ligne pour rester hors des radars et ça me permet de vivre une vie à peu près normale et de travailler”. Jean-Marc est fiché à la banque de France depuis 2009. “Je ne peux pas leur demander de l’aide à cause des faux dossiers que j’ai fait. Je risque le pénal, voire la prison !”. Dans deux ans, le dernier prêt de Jean-Marc sera annulé par le délai de prescription. “Avec le recul, je peux dire qu’il y a vraiment une mécanique de l’endettement. Tu as toujours cette fausse impression que tu t’en sortiras.”

Les femmes, plus touchées par le surendettement

Comme Stéphanie, beaucoup de femmes et de mères célibataires tombent dans la spirale du surendettement. Selon les chiffres de la Banque de France, les femmes sont majoritaires. Pour l’année 2023 par exemple, 45% des dossiers déposés l’étaient par des hommes, 55% par des femmes. Une différence qui s’explique par un rapport genré aux finances personnelles. “Dans les milieux populaires, les budgets familiaux sont majoritairement gérés par les  femmes, travail considéré comme une extension de leur travail domestique”, explique la chercheuse Isabelle Guérin, directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement et socio-économiste. Une assignation de genre qui ne s’arrête pas à la seule gestion des finances familiales. “Entre aussi en jeu une éthique féminine du remboursement”, explique la chercheuse. Et de détailler : “La féminité est construite autour d’un sentiment d’obligation – être femme, c’est « devoir » quelque chose (à ses enfants, conjoint, famille, nation, etc.)”. Une distinction de genre dont se servent les institutions de crédit : pour la chercheuse, “les femmes remboursent donc souvent mieux leurs prêts, et certains prêteurs l’ont bien compris”. A ces dynamiques de genre s’ajoutent les inégalités de revenus entre hommes et femmes. Selon les derniers chiffres de l’Insee publiés en mars de de cette année pour l’année 2022, les femmes gagnent en moyenne 23,5% de moins en revenu salarial que les hommes, et 14,9% de moins en équivalent temps plein. Une disparité qui accentue les risques de se retrouver en situation de surendettement.

La Banque de France, une solution de dernier recours

Lorsque l’information et la médiation des associations comme Crésus ne suffisent pas, un dépôt de dossier à la Banque de France est une solution de dernier recours. Des modalités de remboursement plus souples sont par exemple envisageables selon la situation personnelle, le montant des dettes, du patrimoine, et de la bonne foi de la personne. Dans le cas extrême où la dette serait impossible à rembourser et que la personne concernée n’a pas de patrimoine, la Banque de France est en mesure d’effacer l’intégralité ou une partie des dettes.

Cette solution pour laquelle il faut voir son dossier sélectionné par un jury est donc efficace mais témoigne d’une situation financière particulièrement alarmante. Or ce mois-ci, une hausse de 16 % des dépôts de dossier pour surendettement a été rapportée par la Banque de France. Sur les douze derniers mois, cette hausse est de 6 % par rapport à l’année précédente. Une augmentation pas forcément significative, selon Marc Béguery, directeur des particuliers de la Banque de France. « On devrait finir l’année avec 120.000 dossiers dossiers, alors qu’en 2019 on avait 140.000 », rapporte-t-il.

Pour l’année 2024, le nombre de dépôts de dossiers de surendettement à la Banque de France est en nette hausse par rapport aux deux années précédentes, mais en basse par rapport à 2019.

Un retour à la normale

Marc Béguery observe surtout un retour à la situation d’avant-covid, en 2019. « On revient en fait à une situation normale, rien d’alarmant pour l’instant. C’est surtout que ces deux dernières années, les chiffres du surendettement étaient en-deçà de la normale », tempère-t-il. Les mesures de soutien mises en place durant la pandémie ont en effet conduit à protéger les ménages des incidents de crédit et donc des surendettement. Notamment les aides au chômage partiel et des établissements de crédit plus compréhensifs pour les particuliers en difficulté de paiement. Mais autre facteur décisif : la sur-épargne durant l’épidémie de Covid-19. Selon les derniers calculs de la Banque de France, entre 2020 et 2021, les ménages ont épargné 318 milliards d’euros, contre 67 milliards en 2019.

Cette épargne a permis aux ménages d’accuser le choc de l’inflation des denrées alimentaires et de l’énergie, sans avoir à s’endetter. « Il y a certes des demandes accrues d’aide sociales, alimentaires, de chèque énergie entre autres, mais quand on interroge les banques tous les mois, elles nous disent : pour le surendettement des ménages c’est calme plat ». Une observation soutenue par une conseillère du Crédit Agricole, qui rapporte toutefois des situations “plus tendues que d’habitude”. Cela n’entraîne cependant que très rarement le recours à la Banque de France : “On trouve toujours une solution en étalant les mensualités. En vingt ans de carrière, je n’ai jamais envoyé personne à la Banque de France », explique-t-elle.

“La réponse est claire : on se serre la ceinture”

Ce calme relatif « s’explique parce que les ménages ont trouvé des stratégies au cours des 12 derniers mois pour faire face à cette montée des prix, sans que ça se traduise par des incidents de paiement », analyse Marc Béguery. Les particuliers ont en effet pu puiser dans leurs épargnes, et profiter d’aides ponctuelles. Mais cette situation en apparence paisible masque en réalité des conditions de vie plus précaires. « Nous avons mené une enquête auprès des ménages, et pour un certain nombre d’entre eux, la réponse est claire : on se serre la ceinture », souligne-t-il. Des privations également observées par l’Institut national de la statistique (Insee), qui rapporte qu’en deux ans, entre mars 2021 et mars 2023, la consommation alimentaire des ménages a baissé de presque 14 %. Du jamais vu depuis soixante ans.

Une situation économique difficile où les ménages se retrouvent de plus en plus dans le rouge chaque mois. Josiane Rollois, administratrice et formatrice à l’association Crésus le ressent dans son quotidien : “À partir du moment où les gens sont à découvert, les pénalités bancaires sont énormes. Avec un crédit sur le dos en plus, c’est alerte rouge”. Pour combler les découverts bancaires, nombreux sont ceux qui font recours à des crédits renouvelables auprès d’établissements de crédits plus souples comme Cetelem, une filière de la BNP Paribas. “Les établissements qui pratiquent le crédit renouvelable ne sont pas du tout regardants, ils vous accordent un prêt sans problème”. C’est lorsque les prêts s’ajoutent aux prêts que la situation devient incontrôlable. L’heure n’est donc pas à un surendettement significatif des ménages, mais le contexte d’inflation contribue à précariser les ménages les moins favorisés, et c’est cette précarité qui conduit le plus souvent à la spirale du surendettement.

*les personnes interrogées souhaitent rester anonyme

Les associations de consommateurs alertent face aux crédits à la consommation

Les risques liés aux crédits bancaires traditionnels sont identifiés depuis longtemps par les particuliers. Mais les crédits à la consommation sont souvent un moyen de régler temporairement un problème sans en réaliser tous les risques. Pour Guy Bacheley, président de l’association locale du Val de Marne UFC Que Choisir, c’est la situation qu’il voit le plus sur le terrain. L’association a pour objectif d’informer sur les pratiques parfois opaques des vendeurs et organise également des permanences « rendez-vous conso ».

« Pour les personnes en difficulté que je rencontre, tout part d’un problème assez simple, mais qu’ils n’arrivent pas à régler sur le moment », raconte-t-il. Et de citer par exemple une famille dont la machine à laver était tombée en panne. « Quand on a pas l’argent pour en racheter une nouvelle et que les réparations sont encore plus chères, on a tendance à vouloir faire recours à un crédit renouvelable », explique le bénévole. Les crédits renouvelables, aussi couramment appelés « revolving », sont des crédits à la consommation instantanés et sur des petites sommes. Problème : les taux sont souvent élevés, autour de 10 %, et à rembourser dans des délais très courts. « Les organismes de crédits n’expliquent pas aux consommateurs tous les détails, et pire, de nombreux vendeurs y incitent comme solution facile », dénonce Guy Bacheley.

Autre solution présentée aux consommateurs, le paiement en plusieurs fois. Une option qui rencontre un certain succès en France. Une forme de crédit qui, selon Guy Bacheley, peut aider les personnes en difficulté, tant que celle-ci reste raisonnable. « Le paiement fractionné, tant qu’il est inférieur à trois mensualité, reste une facilité de paiement. Mais au-delà, c’est un crédit, avec toutes les dérives que ça peut apporter », détaille-t-il. Et de conclure « aujourd’hui on est dans une spirale où malheureusement les personnes n’ont pas beaucoup d’actions pour restreindre leurs dépenses, et ces petits crédits sont de plus en plus tentant ». Des crédits courts et risqués, trop souvent première étape du surendettement pour les ménages fragiles.

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