Ultra-distance : à la poursuite de l’impossible

Domitille Robert, François-Xavier Roux, Mohamed Sadat, Camille Sciauvaud

Ultra-distance : à la poursuite de l’impossible

Ultra-distance : à la poursuite de l’impossible

Domitille Robert, François-Xavier Roux, Mohamed Sadat, Camille Sciauvaud
Photos : François-Xavier Roux, Camille Sciauvaud
Autrefois réservé à une élite sportive, courir les 42 kilomètres d’un marathon n'impressionne plus comme avant. Les sportifs, débutants et aguerris, se lancent des défis toujours plus ambitieux. L’ultra-distance séduit ainsi de plus en plus de coureurs en quête d’extrême et de sensations fortes.

« On est complètement fous », reconnaît Oriane Albouy en souriant. L’équivalent de plus d’une fois le tour de la Terre, soit 43 000 km, en 24 heures, c’est ce qu’ont parcouru 200 cyclistes autour de l’hippodrome de Longchamp, à Paris. La sportive de 23 ans s’est mise au vélo il y a moins d’un an, après une blessure au pied qui l’a contrainte à arrêter le trail. L’étudiante s’est inscrite dans une équipe de huit pour cette épreuve hors normes. Elles se relaient tout au long des 24 heures de compétition, de jour comme de nuit, les 17 et 18 mai, sur l’anneau cycliste de 3,6 km.

Lors de la première édition en 2024, 40 courageux se sont présentés à l’épreuve. Cette année, ils sont plus de 200 à avoir relevé le défi, dont 74 en solitaire et le reste en relais. Ces différentes catégories permettent ainsi au plus grand nombre de participer. « On a des gens qui viennent et qui n’ont jamais fait 200 km. C’est intéressant, ça mélange tous types de profils », se félicite Joseph Henry, cofondateur de l’épreuve.

« Je trouve du plaisir dans la souffrance physique »

Ce qui séduit aussi bien les passionnés de l’ultra-distance que les débutants est justement cette formule inédite de 24 heures : « Le fait qu’on traverse toutes les heures, de 14 heures le samedi à 14 heures le dimanche, qu’on ait le coucher et le lever du soleil, la nuit, tout ça plaît ». Libre à chacun de prendre quelques minutes pour dormir en bord du circuit. « On fournit juste les conditions nécessaires pour faire les 24 heures. Après, on laisse les participants se gérer eux-mêmes. »

Cet événement n’est pas isolé. L’ultra-distance attire de plus en plus de sportifs qui ont soif de défis et de nouvelles sensations. C’est le cas de Baptiste Servary, étudiant de 23 ans et passionné de nature et de sport. Pendant plus de dix ans, il pratique le football à bon niveau dans le Pays basque. À l’aise techniquement avec son petit gabarit d’1m75, il sort du lot grâce à son cardio et sa capacité à enchaîner les efforts. Pourtant, il y a trois ans, il décide de lâcher le ballon rond pour se lancer dans l’ultra-trail, une discipline qui lui permet de mixer ses deux passions : la nature et le sport. « J’ai commencé à courir parce que j’ai toujours été attiré par l’exploration de nouvelles montagnes, de nouveaux paysages, j’adore regarder les sommets qu’on peut gravir », décrit le passionné.

Et surtout, il a trouvé dans cette nouvelle discipline quelque chose qu’il ne parvenait pas à ressentir en jouant au football : le goût de la souffrance. « J’aime accumuler les kilomètres, me faire mal, je pense que je trouve vraiment du plaisir dans la souffrance physique et c’est quelque chose que je ne retrouve pas dans les sports que j’ai fait avant ».

 

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Rapidement, Baptiste Servary prend goût à l’ultra-distance. Il s’entraîne tous les jours et court entre 8 et 13 heures par semaine. Pour l’instant, sa plus longue distance parcourue est de 64 km, une fierté pour lui. « Ce qui me plait dans le fait de courir des distances assez longues, c’est l’adrénaline, les émotions que ça procure, le sentiment de fierté, de réaliser des choses qu’on ne pensait pas possible ».

La comparaison, outil moteur pour les coureurs

Il y a l’envie de se dépasser mais aussi celle de se comparer, de briller par ses performances. C’est cela qui a motivé Grégoire Colin, employé dans la tech, qui pratique le triathlon depuis deux ans et demi. « Mon ancienne petite-amie avait très bien résumé mon amour pour la course : “ce n’est qu’une question d’égo”. Dans le mille. Après, Il y a aussi un petit côté santé, mon cœur et mes poumons sont en forme ce qui est très important ».

Au-delà de l’aspect compétitif, il a aussi découvert un sport très accessible. « On peut commencer avec trois fois rien : le suivi des performances est direct, les règles sont simples, il y a peu de place pour la chance ou le hasard. Tu vises un objectif, ce qu’il faut pour y arriver, et tu optimises ».

Récemment, le Marseillais est parvenu à conclure son premier Ironman (3,8 km de natation, 180 km de vélo et 42,195 km de course à pied). Rien que ça. Taquin, il affirme que derrière ces chiffres impressionnants et cette fierté personnelle se cachent des moments compliqués. « Honnêtement, c’est affreux, ça fait mal, c’est long, t’en as vite marre, ça fait mal aux fesses, aux genoux, aux pieds, tu questionnes tous tes choix de vie après ça ».

Malgré ses accomplissements, le jeune homme de 28 ans ne se voit pas durer longtemps dans cette discipline. « Personnellement, je ne pense pas pousser plus loin dans ce sport, c’est très chronophage et de plus longues distances en courses ça me paraît risqué pour les articulations ».

Un mode de vie qui vire à l’obsession

 

L’ultra-distance est pour d’autres un véritable mode de vie et le moyen de fuir une routine. « Il y a une forme d’addiction car on échappe aux tensions du quotidien et on cherche à recréer sans cesse l’état de plénitude généré après l’effort », reconnaît Bertrand Loubeyre.

Avocat de profession, l’homme de 55 ans pratique la course à pied et le vélo depuis des années. À 40 ans, désireux d’explorer davantage ces disciplines, Bertrand Loubeyre se fixe un nouvel objectif : boucler un triathlon.

Pour y parvenir, il s’inscrit dans un club et réorganise toute sa vie autour de sa préparation. Le coureur achève son premier Ironman en 2015, aux Pays-Bas. Un exploit qu’il réalise une seconde fois deux ans plus tard, à Zurich.

Comme beaucoup d’adeptes de sports extrêmes, il se laisse happer par l’envie constante de se dépasser. « Ça occupait mes pensées, mes nuits, mon alimentation… C’est agréable car on mène une vie saine, mais c’est aussi un mode de vie très égoïste », admet-il. Son temps libre est alors consacré à la performance, au détriment de tout le reste. « On ne pense qu’à ça, plus qu’à son boulot, plus qu’à son couple. Mon épouse et moi nous sommes séparés en partie à cause de ça », confie Bertrand Loubeyre à demi-mot.

Mais en 2017, les médecins lui diagnostiquent un cancer. Après une chimiothérapie éprouvante, toute une vie d’efforts s’effondre et l’avocat vit douloureusement cet abandon forcé. « Je passais d’une hypersanté à une hypermaladie sans aucune transition », raconte-t-il avec émotion. Depuis sa guérison, il n’a jamais souhaité reprendre le sport à un tel niveau.

Le parcours de l’avocat illustre à quel point la pratique de l’ultra-distance peut devenir une addiction. Chez de nombreux coureurs, l’organisation du quotidien gravite autour de l’entraînement et des objectifs à atteindre. Ainsi, l’abandon, qu’il soit volontaire ou imposé par des circonstances extérieures, peut être ressenti comme un véritable échec personnel.

« On ne pense qu’à ça, plus qu’à son boulot, plus qu’à son couple »

Malo Le Fur a lui aussi été confronté à l’épreuve de l’abandon. Victime d’une inflammation à la cuisse après une course, il n’a pas pu achever la suivante, longue de 80 km. « À ce moment-là, mentalement c’est vraiment dur », reconnaît-il. Des signaux d’alerte envoyés par son corps que le journaliste ignore délibérément. « J’ai du mal à doser en intensité car l’effort me procure tellement de plaisir que je verrai plus tard pour les conséquences », explique-t-il en se comparant à un fumeur incapable de renoncer à la cigarette malgré les dangers.

Des sportifs qui en veulent toujours plus

À seulement 22 ans, Malo Le Fur fait partie de cette génération de coureurs débutants en quête de défis hors normes. Il a commencé la course à pied il y a à peine deux ans et demi, pour surmonter le deuil de son père. Peu de temps après, il termine un marathon, quasiment sans préparation.

Le jeune sportif enchaîne ensuite les courses longs formats. En avril, il court 250 km dans le Sahara en six jours, lors du Marathon des Sables, dans l’objectif de tester ses limites. « Je voulais atteindre ce moment de craquage mental, mais au milieu du désert, tu n’as aucun moyen d’abandonner, tu es obligé de te dépasser », se remémore Malo Le Fur.

Malgré ces prouesses sportives, l’insatiable coureur se fixe des objectifs toujours plus ambitieux. Parmi eux, le Trail du Saint-Jacques, en Haute-Loire, une course sans arrêt de 134 km. Le sportif espère aussi relier Marseille à San Pellegrino, dans le nord de l’Italie, cet été. Un périple de plus de 500 km motivé par l’unique désir d’atteindre la source de son eau gazeuse préférée.

« Il y a un nombre de courses assez délirant en France »

La fièvre de l’ultra-distance chez les amateurs se manifeste au quotidien dans le succès de l’application Strava. Cette plateforme de sport californienne constate une hausse de 9 % du nombre de marathons, d’ultras ou de sorties à vélo de plus de 100 km sur l’année 2024.

La participation aux compétitions officielles est un autre outil de mesure efficace. Selon le baromètre « Finishers » de la Fédération française d’athlétisme, la ligne d’arrivée d’une course (route, trail, ultra-trail et cross) en France en 2024 a été franchie 2,96 millions de fois. C’est 27 % de plus qu’en 2023 et 11 % de plus que le précédent record, datant de 2019. Et les organisateurs incluent de plus en plus de formats « ultra » dans leurs propositions.

C’est notamment le cas de l’EcoTrail de Paris, course de référence pour les traileurs parisiens. L’édition 2026 verra le lancement d’un nouveau format. Après les 18, 30, 45 et 80 km, place au 120 km. « On a demandé aux coureurs s’ils étaient intéressés par un format de 80 km il y a deux ans, on était à plus de 75 % de oui », raconte Alexandre Lucas, membre de l’organisation.

Cette recherche constante de formats toujours plus difficiles a également un intérêt économique. « Il y a un vrai boom sur le marché avec un nombre de courses assez délirant en France. Donc chaque organisateur se doit de trouver des nouveaux formats s’il veut garder une attractivité ».

Bien qu’il rajoute une distance « ultra », l’EcoTrail veut aussi se positionner comme une porte d’entrée vers le trail avec des distances plus courtes. Les organisateurs ont même créé une page sur leur site internet appelée « Résister à la tentation ultra ». Mais pas sûr que cela suffise pour calmer l’envie des participants. Pour l’édition 2025 qui s’est tenue fin mars, il avait fallu seulement deux mois pour que les 14 500 dossards des différentes épreuves soient vendus. Cette année, l’organisation estime qu’un seul mois sera suffisant.

« On a un aspect social et un aspect performance »

Autre discipline, autre région, mais même constat. Le T24 XTREM Triathlon est également submergé par les demandes d’inscriptions. À l’origine un simple défi individuel sur l’île de Ré, ce triathlon de 24 heures sera disputé par 6 000 personnes en 2025. Depuis la première édition en 2021 – qui a vu 300 triathlètes sur la ligne de départ –, le nombre de concurrents a été multiplié par 20. Et le format s’est exporté dans quatre départements : Charente-Maritime, Finistère, Haute-Savoie et Var.

« Le défi est hors normes et fait un peu peur. Mais justement les gens les plus chevronnés, les plus fous, décident de se lancer dans ce défi-là », analyse Pierre-Marie Cronier, présent dans l’organisation depuis la première heure. La formule est simple : 4 heures de natation, 12 heures de vélo et 8 heures de course à pied. Cependant, il tient à relativiser la notion « d’ultra » utilisée pour qualifier cette distance. Même chose du côté des 24 h vélo de Longchamp. « J’ai l’impression que les 24 heures, c’est devenu très populaire, et donc les gens ne l’associent pas forcément à l’ultra distance alors que ça l’est », souligne Joseph Henry.

Si les 200 cyclistes de l’anneau parisien peuvent avoir cette (fausse) impression, c’est parce que l’organisation met l’accent sur un autre aspect de la discipline : l’ambiance ! « Je vois ça comme une fête du vélo avec plein de communautés qui se retrouvent. On a un aspect social et un aspect performance, mais les deux sont liés ». Un concert se déroule d’ailleurs en début de soirée à quelques mètres des sportifs qui entament leur sixième heure de course.

Un essor des sports individuels

Pour Pascal Charroin, historien du sport, l’essor des pratiques sportives individuelles s’explique par l’absence d’idéal collectif. Une conséquence directe du déclin des grands systèmes collectifs du XXe siècle, comme le communisme et l’Eglise catholique.

Dans La Fatigue d’être soi, Alain Ehrenberg décrit une société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la discipline, mais sur la responsabilité et l’initiative. Pascal Charroin cite l’essai et livre le même constat : fatigués d’être eux-mêmes, les hommes se sont mis à se « créer leurs propres contraintes » pour repousser leurs limites. « La réalisation de soi passe par le fait d’être bon dans quelque chose dans sa vie », détaille le professeur.

Reste à savoir jusqu’où progresser, et à quel prix. Pour l’historien, les limites physiologiques de l’homme ne sont pas encore atteintes. « Dans les années 1970-1980, le marathon était un exploit, quelque chose de surhumain ». Aujourd’hui, le marathon n’est plus « grand-chose ». Il en faut désormais bien plus pour impressionner, comme l’Ultra-Trail du Montblanc de 170 km.

« L’UTMB reste ultra-raisonnable », nuance Pascal Charroin. Car il existe bien « pire » comme épreuve, notamment outre-Atlantique où certains traversent les Etats-Unis à pied ou à vélo. Dans sa quête de réalisation de soi, l’homme est d’une inventivité sans bornes. « Quand il y a un épuisement dans une discipline, on essaie de trouver des stratagèmes pour battre de nouveaux records », explique l’historien.

Un sport plutôt pratiqué par des hommes aisés

Cette épreuve d’endurance extrême est-elle pour autant réservée à une minorité ? Pas pour Guillaume Millet, docteur en physiologie de l’exercice et spécialiste de la fatigue. « Tout le monde peut courir l’Ultra-Trail du Montblanc », assure-t-il. Pour le prouver, il va réaliser une étude en entraînant vingt femmes sédentaires pendant 18 mois à l’ultra-trail, et compte en emmener la majorité à parcourir la moitié de l’UTMB.

« Je veux montrer que malgré les idées reçues, il n’y a pas besoin de s’entraîner 15 heures par semaine et que tout le monde peut le faire ». Pourquoi prendre un échantillon féminin ? « Les femmes ont une meilleure résistance à la fatigue et sont donc plus endurantes que les hommes, mais elles s’autocensurent souvent », déplore Guillaume Millet.

La très grande majorité des coureurs de l’UTMB sont des amateurs masculins d’une trentaine d’années et de catégorie socio-professionnelle supérieure. Car le budget de l’ultra-distance n’est pas accessible à tous. « Le dossard et l’inscription au Marathon des Sables m’ont coûté 4 000 euros », explique le traileur Malo Le Fur. Une somme qu’il a pu payer grâce aux sponsors de son association de lutte contre le cancer. S’ajoutent au budget les frais d’équipements : chaussures, gilet d’hydratation, bâtons, gels énergétiques, vélo de qualité… « Beaucoup de coureurs ont des vélos aux alentours de 10 000 euros », précise l’ancien triathlète Bertrand Loubeyre.

Une discipline parfois dangereuse

Parmi les participants, certains viennent « un peu la fleur au fusil », reconnaît Guillaume Millet. Mais tous sont globalement bien préparés, insiste-t-il. Ce n’est pas le manque d’entraînement mais d’autres facteurs qui présentent un danger : météo changeante, altitude, avalanches en montagne, circulation routière… Jamais le sport lui-même.

Le manque de sommeil explique aussi les chutes lors des courses de nuit, mais celles-ci sont toujours supervisées, précise le docteur. C’est s’entraîner seul qui est risqué. De quoi rassurer néanmoins : le mental d’acier des sportifs les empêche d’aller trop loin. « Le cerveau rappelle souvent à l’ordre ».

Cependant, la quête au dépassement de soi par la réalisation d’exploits sportifs est sans limites. Pour Pascal Charroin, « on peut imaginer qu’un jour certains réaliseront l’UTMB en marche arrière ou à cloche pied pour battre un nouveau record ».

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