Transactivisme et féminisme: point de rupture ou lutte commune ?

Djeinaba Kante, Leela Badrinath, Marjolaine Roget, Maëllyss Hedin

Transactivisme et féminisme: point de rupture ou lutte commune ?

Transactivisme et féminisme: point de rupture ou lutte commune ?

Djeinaba Kante, Leela Badrinath, Marjolaine Roget, Maëllyss Hedin
12 juin 2021

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis plusieurs années, la question trans suscite des débats au sein des milieux féministes. Ces derniers ont pris de l’ampleur récemment, provoquant des scissions au sein même des mouvements militants et tournant parfois à la violence.  Alors que la rupture semble actée et que le transféminisme s’organise et s’invite dans le débat public, une convergence des luttes trans et féministes est-elle envisageable ?

Un climat de tensions, entre méfiance et silence

Le 7 mars 2021, à la veille de la journée internationale des droits des femmes, des altercations entre groupes féministes éclatent place de la République à Paris. Le collectif féministe antifasciste contre l’islamophobie vient interrompre la manifestation organisée par le CAPP (Collectif abolition porno-prostitution) à coups de jets d’œufs. Parmi les accusations faites aux féministes anti-prostitution par les antifascistes, on retrouve les termes  Transphobe ”  ou encore TERF”  (Trans-exclusionnary radical feminist). Une scène violente qui illustre la rupture entre les différentes organisations féministes sur la base de l’idéologie, des tensions qui se cristallisent surtout autour de la question des transidentités.

Du côté des féministes radicales qui manifestent, entre autres, pour l’abolition de la prostitution, il y avait Marguerite Stern, l’ex-femen qui a lancé en 2019 le mouvement des  Collages féminicides . Ayant rapidement pris de l’ampleur, le mouvement activiste se déchire cependant en janvier 2020 à la suite de la publication par Marguerite Stern d’un thread Twitter où elle déplore l’accaparement du mouvement anti-féminicides par des femmes trans, déclenchant sur les réseaux sociaux des réactions virulentes de la part des féministes dites intersectionnelles, queer ou des transactivistes investi.e.s dans la défense des minorités sexuelles. Dès lors, aborder la question trans, que ce soit du côté des transactivistes ou des féministes radicales, devient extrêmement délicat. La scission semble actée et l’accès au débat de fond compromis.

Du silence et de la méfiance. Un premier constat édifiant après avoir contacté des dizaines d’activistes trans et de féministes radicales, d’associations en collectifs afin de poser des questions sur la place accordée aux femmes trans au sein des luttes féministes. Un silence dont les quelques interlocutrices qui ont accepté de répondre ont conscience. “ Moi je n’ai jamais été autant dans l’inconfort que depuis que je suis féministe radicale , explique Meryem*, membre du collectif l’Amazone, la faction des colleuses qui a suivi Marguerite Stern,  il faut s’habituer à être traitée d’haineuse, potentiellement de raciste, de transphobe etc. .  Les gens ont peur de s’exprimer sur ce sujet synthétise sa camarade Maelys*, 24 ans.

La peur est également omniprésente du côté des transactivistes. Iels [les transactivistes] s’en prennent déjà plein la gueule assène la vidéaste Yuffy Tipoui*, qui tient une chaine YouTube sur laquelle elle aborde la transidentité. En ligne, la haine sans limites justifie cette méfiance. Le compte Instagram Agressively_Trans met en lumière cette violence en publiant régulièrement des captures d’écrans de messages privés envoyés à des personnes trans : des propos abjects allant de l’injure aux menaces de viol, de torture et de meurtre. Yuffy Tipoui explique aussi que les personnes trans  refusent de voir leur parole placée à côté de celle de TERFs . La non-reconnaissance de leur identité de genre par certaines féministes radicales est vécue comme une violence pour les personnes trans qui se battent pour se faire accepter ; D’où le refus de débattre avec les féministes qu’elles considèrent comme  TERF ”  et qui ne les reconnaissent pas.

 

 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagée par Lexie – elle (@aggressively_trans)

Le manque de conversation entre les deux courants semble desservir la cause féministe et la cause trans à force de créations d’entre-soi hermétiques au débat. C’est le constat que fait Clara*, 25 ans, ancienne membre des Collages féminicides. Après avoir rejoint le collectif en 2019, elle a collé assidument pendant un an, avant de quitter le groupe progressivement.  Quand je suis arrivée j’étais pas du tout déconstruite sur toutes ces questions, mais la plupart ne l’étaient pas et il n’y avait pas de jugement, on était toutes la pour se déconstruire. C’est notamment la culture de la  pureté militante ” qui s’est immiscée au sein du mouvement qui l’a poussée à partir. Dans ce contexte, utiliser un terme inadéquat sans le faire exprès peut potentiellement offenser des membres et vous retomber dessus :  J’avais tellement peur de faire la moindre fausse note que j’étais plus du tout dans le moment explique Clara*.  À la fin, il y avait un manque de pédagogie , la jeune femme déplore une dénaturation du mouvement par rapport au militantisme constructif et pédagogique qui l’avait attirée.

Les raisons de la colère

Si ce phénomène de conflits entre féministes et transactivistes prend de l’ampleur ces dernières années, il n’est pourtant pas nouveau dans les milieux militants. “La question trans a toujours dérangé et divisé”, estime Rachele Borghi, maître de conférence à la Sorbonne et enseignante chercheuse en géographie sociale et culturelle. Cette division trouverait ses racines dans les mouvements LGBTQIA+ des années 70. L’intellectuelle trans et féministe Maud-Yeuse Thomas, co-fondatrice de l’Observatoire des transidentités, la rapproche de la scission opérée par le mouvement lesbien des Gouines rouges au sein du Front Homosexuel d’Action Radicale (FHAR) dès 1971. Cette séparation aurait été motivée par une volonté de la part des fondatrices de Gouines rouges de combattre la hiérarchie hommes/femmes, une lutte qu’elles estimaient alors trop peu présente au sein des actions du FHAR.

C’est à cette époque qu’a commencé à se développer l’idée du genre comme étant une conception sociale. Selon Maud-Yeuse Thomas, les féministes matérialistes à l’origine des mouvements lesbiens des années 1970 étaient très partisanes de cette idée. “Elles ont dit que les mots homme et femme n’avaient rien avoir avec le sexe mais avec une hiérarchie”, explique l’intellectuelle. Cependant, dans leur volonté de combattre la hiérarchisation sociale hommes/femmes, elles ne remettaient pas en question la binarité du genre, une notion chère aux luttes trans. “Pour elles, précise Maud-Yeuse Thomas, c’est cette hiérarchie qui fabrique les différences de sexe et de genre, qui fonde le sexe et le genre”, et d’ajouter : “ Ce qui va faire dire à certaines théoriciennes du féminisme matérialiste que la solution c’est de renoncer au genre, d’annuler le genre.”

C’est aussi ce qui va amener ces groupes féministes lesbiens et matérialistes à ne considérer les identités trans que par le prisme de la binarité de genre. Une idée qui a pu mener au rejet des personnes trans, et plus particulièrement des femmes trans, par certains mouvements. “Certaines lesbiennes disaient que les personnes trans ne pouvaient pas entrer dans les mouvements lesbiens”, relate Rachele Borghi. Pour les adhérentes de ces mouvements, les femmes trans ne pouvaient ainsi pas être considérées comme de “véritables femmes” du fait qu’elles avaient été socialisées en tant qu’homme. “C’est un usage réducteur de la question du genre qui estime que la sociabilité et la façon d’être sociabilisé dans l’enfance déterminent la façon d’être d’un adulte”, regrette Rachele Borghi. 

 

 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagée par @collages_feminicides_paris

Cette conception du genre et cette perception de la situation des personnes transgenres est aujourd’hui encore reprises par certaines féministes radicales qui refusent d’accorder une place aux femmes trans dans leurs mouvements. “Le genre est l’oppresseur, on veut détruire le genre”, explique Meryem, militante féministe radicale du groupe des colleuses de l’Amazone. À l’instar des théoriciennes matérialistes des années 70, elle déclare se battre pour la disparition pure et simple du genre, “alors que de l’autre côté, les activistes queers luttent pour la multiplication des identités de genre”, précise-t-elle. Une façon, selon Meryem, de continuer à ranger les individus “dans des cases”.

Mais à ces conceptions s’ajoute une vision naturaliste de la division des sexes qui contribue à accroître le fossé idéologique qui sépare les féministes radicales des activistes trans. “On combat le genre, on ne reconnaît que le sexe”, affirme la jeune femme. Elle explique que les femmes subiraient des discriminations sur la base de leur sexe biologique et non de leur genre social. “Quand on parle d’excision, de mariage forcé, de crime d’honneur, de féminicide, de précarité menstruelle ou encore d’exil menstruel, ce sont des oppressions basées sur notre sexe, et elles sont réelles”, relate-t-elle.

Meryem fait ainsi la distinction entre les personnes “mâles” et “femelles”, en rejetant l’idée d’une identité basée sur le genre social. Une position qui amène certaines féministes radicales à rejeter l’inclusion des femmes trans dans leur mouvement puisque, du fait de leur sexe de naissance, celles-ci sont considérées comme des “individus mâles”.

Si la division autour de la transidentité a des racines historiques, pour Maud-Yeuse Thomas, l’intensification récente de ces conflits est notamment le résultat d’une “surmédiatisation” de la question trans. Bien-sûr qu’il faut une certaine médiatisation pour faire entendre un groupe auquel on n’avait jamais tendu le micro ”, explique-t-elle, et de tempérer :  Mais il y a une conséquence politique : c’est la surmédiatisation. ” Les récentes polémiques autour de la scission du groupe de collage contre les féminicides ou de la supposée transphobie de la célèbre autrice J.K. Rowling témoignent de l’augmentation du traitement médiatique de la question. Or, selon Maud-Yeuse Thomas, cette cristallisation de l’attention autour d’un seul enjeu contribue à accentuer les conflits suscités par celui-ci.

La chercheuse Rachele Borghi estime en faire régulièrement les frais. Autrice de plusieurs travaux sur le genre, iel raconte être régulièrement citée par les journaux, parfois même sans avoir été contactée au préalable. “Personnellement, je ne suis pas trans, mais je me fais quand même attaquer par les TERFs”, raconte-t-elle, “j’ai même ma TERF personnelle qui m’envoie régulièrement des mails.”

Pour Maelys, militante féministe radicale du groupe des colleuses de l’Amazone, les conflits suscités par la question tiennent aussi du fait que celle-ci est du ressort de l’intime. “Il y a beaucoup d’émotionnel autour de la question”, analyse-t-elle, “ pour les personnes trans, réfléchir à ça, c’est remettre en question leur identité.” Mais cette charge émotionnelle est également partagée par les féministes radicales. “Je trouve ça extrêmement blessant qu’on puisse se définir femme, qui est ma réalité, comme un simple ressenti”, s’emporte ainsi Meryem.

Transgender Flag on Facebook 4.0 Quelques dates clés des droits des trans en France

 

Une convergence des luttes nécessaire ?

Ces enjeux posent d’autant plus problème, qu’ils suscitent des dissensions au sein même de la communauté trans. Le transactivisme est défini par Maud-Yeuse Thomas comme “un mouvement de contestation, de reformulation, de redéfinition” et un “arsenal politique, économique et symbolique avec pour objectif l’épanouissement”. Dans les années 90 en France, le mouvement trans s’est d’abord concentré autour de la dépathologisation de la transidentité.  “L’ennemi principal, c’étaient les psychiatres, des gens qui nous ont patholisé.e.s avec des théories violentes sur nos existences” explique Maud-Yeuse Thomas. Après l’an 2000, le transactivisme s’est attaqué à l’assignation juridique. “Quand on a rencontré le mouvement intersexe on s’est aperçu qu’on avait un même ennemi: c’était la thèse d’une assignation juridique, d’un état civil juridique intangible” se souvient l’intellectuelle, alors membre du Zoo, la première association queer française.  

La lutte pour la reconnaissance des transidentités a pris différentes formes selon les revendications. Dans les années 2000, l’un des transactivismes le plus connu était celui pratiqué par le GAT (Groupe Activiste Trans) qui investissait différents lieux comme les hôpitaux psychiatriques, notamment dans le but de protester frontalement, “Toute la violence qu’on avait pris dans la figure, ce groupe là leur renvoyait en occupant des colloques ou d’autres lieux” explique Maud-Yeuse Thomas.

Par ailleurs, “comme il y a plein de formes de transactivisme il y a aussi plein de formes de non-transactivisme” décrit Maud-Yeuse Thomas, “Il y a des personnes qui ne veulent absolument pas sortir de leur placard, qui n’en parlent jamais et qui se définissent comme étant des vrais hommes ou des vrais femmes.” De nombreuses personnes trans intègrent cette binarité homme/femme, comme Laurine*, 56 ans, qui se définit comme « femme d’origine transexuelle ». Elle décrit son engagement comme syndicaliste et féministe, bien avant d’être transactiviste. “Dans l’entreprise ou je travaille, je me bat pour des causes féministes comme le droit à la reconnaissance du diplôme, l’égalité salariale, la maternité. Mon engagement n’est pas du tout lié à ma transidentité, je n’en parle jamais”, raconte-t-elle.  

Certaines transféministes essayent à l’inverse de lutter contre l’intégration de cette dichotomie homme/femme, explique Rachele Borghi : “Le transféminisme lutte pour le dépassement de cette opposition homme-femme et par extension de tous les binômes sur lesquels se basent notre façon d’être dans la société: nature-culture, science-humanité, espace public-espace privé, enfant-adulte…” Pour la chercheuse, le transféminisme a mis en lumière le fait que le féminisme ne pouvait pas être lié à une idée biologiste des femmes: “LA femme n’existe pas, précise-t-elle, il existe les femmes selon des catégories différentes (le genre, la classe.. etc). « 

 

Voir cette publication sur Instagram

 

Une publication partagée par Anna Wanda Gogusey (@annawandagogusey)

Dans la plupart de ces luttes, le transactivisme intègre des thématiques féministes et devient alors le transféminisme, soit “une forme de transactivisme formulée par une approche féministe de société”, explique Maud-Yeuse Thomas. Tout comme les personnes qui l’incarnent, le transféminisme est multiple. Pour l’activiste et youtubeuse trans Yuffi Tipoui, sa lutte est d’abord pédagogique et intra-communautaire. “Via ma chaîne, j’essaye d’abord de désamorcer le regard auto-jugeant totalement monstrueux que la communauté trans a sur elle-même. Ensuite je me tourne vers le côté intracommunautaire, pour fournir des ressources, des informations, de l’aide.”

Un rôle pédagogique que les associations féministes doivent aussi porter, selon l’activiste qui a travaillé au planning familial avant de faire un burn out. Quand tu es trans dans une asso mainstream, tu te retrouves avec une charge mentale énorme. Tu dois faire tout le travail pour tout ce qui concerne la transidentité, ce qui inclut la formation des membres de l’association. Je pense qu’il faut une remise en question des associations féministes “mainstream”. Il y a de la bienveillance mais pas de bonne volonté, observe-t-elle, A l’heure actuelle, juste injecter des femmes trans à petite dose dans des associations “mainstream” ça ne me marche pas.” 

“Il faut que l’on discute de ce qui nous sépare pour ensuite parler de nos convergences” 

Pour Maud-Yeuse Thomas, l’étape du “débat démocratique” avec d’autres groupes doit se faire après une première étape de travail interne : « Le temps de non mixité dans lequel on discute de nos questions, de nos histoires, de comment on se nomme, est socialement, politiquement et économiquement très important pour pouvoir se définir et ne pas être phagocyté par le fait que quelqu’un parle à notre place.” Si la deuxième étape est le temps du dialogue avec d’autres groupes, Maud-Yeuse Thomas perçoit ensuite la troisième étape comme “le dépassement de sa propre cause”. 

Dans cette perspective, la chercheuse estime qu’une convergence des luttes est obligatoire afin “d’inventer une autre société”. “Il faut que l’on discute de ce qui nous sépare pour ensuite parler de nos convergences” poursuit-elle en citant l’exemple d’une association féministe lesbienne avec laquelle elle a longtemps travaillé à Marseille. “On a fait beaucoup d’interventions ensemble pour parler des femmes cis et transgenres. C’était une alliance extrêmement féconde, c’était une confluence des luttes, d’idées, de concepts etc. Cette confluence était devenue très large et extrêmement bénéfique, on est même devenues amies, ajoute-t-elle. Mais depuis, la présidente a changé et l’association est devenue brutalement transphobe. »

Cette idée de convergence des luttes implique donc la question suivante: l’avenir des mouvements féministes se trouve t-il dans la réunion ? “Je ne sais pas si nous avons un but commun, moi je vois surtout qu’il y a des conflits communs et un ennemi principal contre lequel il faut lutter: le patriarcat, le capitalisme” poursuit Maud-Yeuse Thomas. Si le féminisme a pour but la transformation de la société, il peut dificillement se passer des groupes de lutte minoritaires qui ont eux aussi pour objet principal une conception féministe et transformatrice de société. Pour Maud-Yeuse Thomas, “il n’y a pas un combat qui viserait un sexe ou un genre social, mais une conception globale de société qui inclut tous les groupes, comme elle inclut l’environnement tout entier. »

Illustration de Anna Wanda Gogusey – en partenariat avec Adobe France

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *