Trois journalistes nous racontent leurs traumatismes psychologiques

Zina Desmazes

Trois journalistes nous racontent leurs traumatismes psychologiques

Trois journalistes nous racontent leurs traumatismes psychologiques

Zina Desmazes
Légende : Un tank des forces armées irakiennes avance dans les rues de Tal Afar, à l’ouest de Mossoul en août 2017 lors de la reprise de la ville au groupe EtatIslamique par la coalition international (Photo de AHMAD AL-RUBAYE / AFP)

 

Les journalistes sont confrontés régulièrement à des évènements traumatisants, notamment lorsqu’ils sont dépéchés sur des zones sensibles. Souvent pris dans leurs reportages, c’est au retour que le choc peut-être important. Ils sont ainsi confrontés à leurs émotions et parfois, à des troubles psychologiques, souvent mis sous silence. Trois d’en eux nous livrent leur témoignage.

Le 19 juin 2017 Samuel Forey est blessé lors de l’explosion d’une mine, qui a tué son fixeur Kurde et deux journalistes français, dans la vieille ville de Mossoul, en Irak. « Le drame de cet accident c’est qu’il a eu lieu lors d’une sortie banale, » explique-t-il. Suite à une telle épreuve il a passé tous les tests médicaux prescrits et on ne lui a pas diagnostiqué de trouble de stress post-traumatique (TSPT). « Je ne nie pas que j’ai été touché par cet évènement et qu’il m’a transformé » avoue-t-il.

Traditionnellement, lorsque la question du psychotraumatisme dans la profession est mise sur la table, on a tendance à penser aux « reporters de guerre ». Il est vrai qu’ils évoluent en terrain particulièrement dangereux pour leur intégrité physique. C’est le cas de Samuel Forey qui a couvert la bataille de Mossoul pour Le Figaro. 

Journalistes : une population à risque

Comme le montre le nombre croissant d’études sur le sujet ces vingt dernières années, réalisées principalement aux Etats-Unis, les journalistes sont une population à risque en terme de traumatismes psychologiques. 

Les journalistes sont une population à risque en terme de traumatisme primaire, parce qu’ils peuvent être blessés, menacés, emprisonnés, violés, tués ou pris en otage, dans le cadre de l’exercice de leur fonction, comme le montrent les statistiques d’ONG comme Reporters Sans Frontières

D’autre part, les journalistes sont exposés à des traumatismes secondaires. Ceux-ci sont causés par la couverture d’événements violents, comme les accidents de la route ; les crashs d’avions, les incendies, les conflits armés ; les catastrophes naturelles ; les attentats terroristes ; les violences en tout genre, notamment envers les enfants ; les viols ; les règlements de compte ; les trafics de drogue.

Ils se trouvent souvent au coeur de zones sensibles, ces lieux, théâtre de tous ces événements traumatisants. Et pas uniquement les terrains de guerre. Parmi les pays les plus meurtris pour les journalistes, le Mexique arrive en première position, selon Reporters Sans Frontière.

Qu’est-ce que le trouble de stress post-traumatique ?

Le trouble de stress post-traumatique se définit par deux critères en psychiatrie : 

  1. L’individu doit être confronté à un évènement traumatique c’est-à-dire la mort ou la rupture de l’intégrité physique des façons suivantes : vivre directement cet évènement, en être témoin alors que d’autres personnes en sont victimes (aussi via des images: photo ou video), apprendre que cet évènement est arrivé à un proche ou recueillir le témoignage d’une victime.
  2. L’individu doit rencontrer un ou plusieurs de ces symptômes : 

– La reviviscence de ou des évènements traumatiques (on revit la situation avec les mêmes émotions, éveillé ou endormi).

– L’évitement (faire en sorte de ne pas être confronté à quelque chose qui pourrait rappeler l’évènement traumatique. Certains journalistes ne peuvent plus regarder l’actualité hors du cadre professionnel).

– Dérèglement neurovégétatif (surréaction à des détails sans importance comme une porte qui claque. Comme si le danger était toujours présent même dans un lieu familier et sécurisé. Cela fabrique des hormones de stress qui ont des effets physiques).

Il est normal de présenter ces symptômes juste après l’évènement traumatique. S’ils persistent après un mois on dit que l’individus souffre de TSPT. Si c’est plus de trois mois on appelle cela un trouble de stress post-traumatique chronique.

Catastrophe japonaise et personnelle

Des volontaires cherchent des victimes dans la ville de Soma, dans la préfecture de Fukushima, un jour après le séisme de magnitude 8,9 et le tsunami qui ont frappés la région day after an 8.9 magnitude earthquake and tsunami hit the region. (Photo de TORU YAMANAKA / AFP)

« En 2017 j’ai pris conscience de l’ampleur du tabou et j’ai décidé de publier sur le blog Making -of de l’AFP ». Mie Kohiyama, journaliste à l’AFP raconte son histoire, croisée avec celle de Patrick Baz, photographe de l’agence souffrant également de TSPT. Aujourd’hui au service web et mobile, elle a couvert le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011 en tant que journaliste reporter d’images (JRI).

Une femme prend sa petite fille dans ses bras une fois à l’abri à Natori dans la préfecture de Fukushima. (Photo de YOMIURI SHIMBUN / AFP)

 

 

 

D’origine japonaise, quand on lui propose de partir couvrir le tsunami au Japon (la catastrophe nucléaire n’a pas encore eu lieu), elle accepte sans attendre. JRI depuis uniquement trois mois, elle se rend sur les lieux pendant neuf jours, avec très peu de préparation. Sur place elle est confrontée à l’explosion successive des réacteurs 1, 2 et 3 de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. « Ce reportage a lieu dans des conditions d’angoisse très forte. Quand j’étais sur le terrain je n’ai pas pris conscience des choses tout de suite. Pendant longtemps j’étais complètement dans le déni de l’impact de cette couverture, explique-t-elle dans une vidéo sur le blog de l’AFP. J’avais très très peur, j’étais consciente des risques mais j’étais journaliste et en plus à moitié japonaise donc pour moi je ne pouvais pas être ailleurs qu’au Japon».

A son retour, elle doit réaliser toute une batterie de tests pour évaluer son taux de radioactivité. Un passage qui lui fait redouter d’éventuelles maladies : « Pendant le premier débriefing avec la personne en charge de la médecine du travail à l’époque, on me demande où j’ai été, comme une enquête de police. Et la docteur me dit, ‘je garde ces papiers au cas où vous développez un cancer dans vingt ans.’ C’était très violent. » 

« Je suis un très mauvais exemple de ce qu’il fallait faire pour aller mieux et vite », Mie Kohiyama

Sans avoir conscience du choc qu’elle venait de recevoir, Mie Kohiyama ne fait pas de thérapie et met de côté cette expérience :  « j’ai complètement évacué le tsunami, j’en n’ai pas parlé. » C’est lors d’un travail sur un traumatisme d’enfance que Fukushima réapparaît : « Je suis à la piscine quand je me mets à trembler de façon inconsidérée et à ce moment-là ressurgissent les images de ce que j’ai vécu au Japon, je les avais totalement enfouis. Des images de destructions, de mort, de boue… Je me rappelle être restée sur place avec des tremblements que je ne pouvaient pas arrêter. Je suis restée comme sidérée, j’étais incapable de bouger. » Des flashs qui sont des conséquences du TSPT, qui font appel à la mémoire traumatique. Tous les symptômes du TSPT sont apparus plusieurs mois après son retour du Japon. Un laps de temps pendant lequel elle était dans le déni. 

« Je suis un très mauvais exemple de ce qu’il fallait faire pour aller mieux et vite » En effet, plus les journalistes sont informés des risques qu’ils encourent sur le terrain, et pas uniquement les risques physiques, moins ils sont susceptibles de souffrir de TSPT. C’est dans un but préventif qu’Olivia Hicks, médecin du travail à l’AFP, intervient lors des stages proposés aux journalistes : « expliquer ce qu’est un événement traumatique et les symptômes associés permet d’éviter que les individus aient l’impression de devenir fou. »

Honduras, pays traumatisé, pays traumatisant

Les étudiants demandent la démission du président hondurien Juan Orlando Hernandez lors d’une manifestation tendue à Tegucigalpa. (Photo de Orlando SIERRA / AFP)

Entre 80 et 100% des journalistes sont exposés à des évènements traumatisants

Une étude de l’école de journalisme de l’université de Colombia aux Etats-Unis, estime qu’entre 80 et 100% des journalistes sont exposés à des événements traumatisants dans le cadre de l’exercice de leur travail. Ces évènements peuvent avoir différentes conséquences sur ces individus. 

Génériquement on parle de traumatisme qui est défini dans le Larousse par « un ensemble de lésions locales intéressant les tissus et les organes provoquées par un agent extérieur », en bref, un choc émotionnel très violent.

Le TSPT est une des conséquences de l’exposition aux zones sensibles. D’un point de vue médical, le patient doit réunir deux critères pour être diagnostiqué TSPT : il doit avoir vécu un événement traumatique et doit toujours souffrir de symptômes particuliers un mois après. Une fois identifié, il doit être soigné suivant un protocole médical spécifique et pas uniquement via par une psychothérapie.

Test réalisé par le docteur Olivia Hicks aux patients susceptibles d’avoir des troubles de stress post-traumatique, pour le déceler.
ETSP= état de stress post-traumatique.

 

Le nombre de cas de TSPT descellés est relativement faible pour plusieurs raisons : certains journalistes indépendants ne bénéficient pas de prise en charge; parmi les journalistes salariés, certains vivent dans des pays où le suivi psychologique est inexistant; et pour beaucoup ce sujet est encore tabou.

« On a peur de ne plus repartir en mission », Marie Normand

« Je ne sais pas comment mes collègues ont vécu ce reportage, on n’en parle pas entre nous, ceux qui parlent sont tout de suite considérés comme faibles. On a peur de ne plus repartir en mission », explique Marie Normand, journaliste à RFI de retour d’un reportage au Honduras.

Un tabou toujours existant malgré un effort d’ouverture de la part des médias. A RFI notamment, un espace de parole est à la disposition des journalistes : un service d’appels gratuits pour être mis en relation avec un psychologue. Cette aide est disponible pour tous les journalistes. 

De plus, pour prévenir ces traumatismes sur le terrain des formations sont proposées, notamment avec l’armée française. « On apprend les bases d’orientation, quelques connaissances sur le déminage et des conseils pour traverser des frontières », ajoute la journaliste. Parmi les points abordés lors de cette formation, il existe des ateliers sur le stress post-traumatique : « on nous conseille d’en parler au retour et de ne pas tout garder pour soi. »

 

Les étudiants demandent la démission du président hondurien Juan Orlando Hernandez lors d’une manifestation tendue à Tegucigalpa. (Photo de ORLANDO SIERRA / AFP)

 

« Je suis moins concernée par le sujet que les journalistes qui partent en Syrie », déclare Marie Normand, qui couvre essentiellement l’Amérique Latine. Lors de son reportage au Honduras elle a, entre autre, réalisé une Grand Reportage sur les raisons qui poussent les honduriens à quitter leur pays (corruption, réchauffement climatique, persécution…). 

Elle ne se sent pas légitime pour parler de traumatisme mais elle évoque tout de même « des gens en grande détresse », « une jeune fille violée par des membres d’un gang ». Des évènements traumatiques comme le décrit la définition psychiatrique du TSPT. 

Cependant, elle reconnaît avoir subi « une charge émotionnelle importante » lorsque des personnes se sont mises à pleurer dans ses bras. Mais elle relativise en expliquant : « je n’ai pas vu de scène de guérilla ». 

Si elle ne pense pas souffrir de TSPT, elle reconnaît que son retour à Paris a été compliqué : « j’avais besoin d’échanger avec des amis journalistes qui savent par quoi je suis passée. »

La difficulté à sortir du tabou du stress post-traumatique persiste. Petit à petit avec les témoignages des journalistes via le blog Making-of de l’AFP, Olivia Hicks, médecin du travail à l’agence, observe une progression grâce aux informations récurrentes sur le TSPT et la possibilité d’accompagnement psychologique anonyme et gratuit mis en place par la direction.

Les forces armées irakiennes lors de la reconquête de Mossoul en août 2017. (Photo de AHMAD AL-RUBAYE / AFP)

La catégorie [de] « journaliste » à l’AFP, suivi par Olivia Hicks, recouvre des réalités très diverses. Cela va du journaliste photographe de statut local vivant et travaillant dans un pays en guerre, sans possibilité de refuge dans un espace sécurisé après le travail, au journaliste tenant à jour des biographies au service documentation en prévision du décès d’une personnalité ou de l’éditeur du service économique, qui relit et valide les dépêches, tout deux très peu exposés à l’horreur. 

Journalistes traumatisés, même devant un écran

Entre les deux, toute une gamme d’expositions existe. Les JRI montent leurs vidéos et sont obligés de visualiser de nombreuses fois les images choquantes et de réentendre la bande son, dont il est difficile de se protéger contrairement aux images où des techniques existent pour limiter l’exposition, comme se concentrer sur des détails non choquants. 

Les photographes à Acapulco, une des villes les plus violentes du monde [passent leurs journées] à photographier des cadavres découpés en morceaux dans le cadre de règlements de comptes du trafic de drogue. D’autres, spécialisés dans la photographie sportive, passent leurs soirées aux matchs de football, plus calme, sauf bien-sûr quand un kamikaze se fait exploser au Stade de France. 

On constate que le journaliste est souvent assez ambivalent par rapport à cette exposition au risque traumatique. En effet des événements intenses représentent pour beaucoup l’essence même du métier et ceux-là attendent avec une certaine impatience les décharges d’adrénaline générées par une actualité « chaude ».

« On est constamment renvoyé à nos traumatismes », Samuel Forey

Comme en témoigne la réaction de Samuel Forey quand on le questionne sur son potentiel traumatisme depuis son retour de Mossoul : « on est constamment renvoyé à nos traumatismes quand on rentre d’une mission mais on y va avant tout par curiosité et pour rendre compte d’une situation. Les traumatismes peuvent être une conséquence, mais chacun les gère différemment. » 

Dans son cas, le retour a été plus compliqué que les autres fois. « Pendant six ans au Proche-Orient, j’ai pris l’habitude des allers et retours, de passer de la guerre à la paix », souligne-t-il. Mais en juin 2017, il rentre blessé, ayant perdu trois collègues (dont deux journalistes français). L’engrenage médiatique se met en route et quelques mois plus tard il gagne le prix Albert Londres (pour des travaux réalisés antérieurement). « Le plus pénible a été l’attention médiatique, si j’avais pu être tranquille, mon retour aurait été plus facile », témoigne-t-il.

Malgré sa retenue sur le sujet, Samuel Forey souligne la chance qu’il a eu d’avoir le soutien d’une rédaction comme celle du Figaro : « c’est mieux d’avoir une rédaction derrière soi ». Il est vrai que la prise en charge du TSPT est très spécifique et les journalistes en contrat précaires (pigistes ou indépendants) n’ont pas accès à cette prise en charge. De plus, s’ils s’arrêtent de travailler ils ne seront pas rémunérés.

 

« … aujourd’hui je photographie la vie », Patrick Baz

Manifestants anti-gouvernement à Beyrouth lors des rassemblements du mois d’octobre  (Photo de Patrick BAZ / AFP)

 

Trop de violence, trop de guerre, trop de mort, trop de sang; ses expériences traumatisantes ont conduit Patrick Baz, le photojournaliste de l’AFP, à rejeter ce qui a fait son quotidien pendant près de trente ans. Ancien responsable photo pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord et fondateur du desk photo pour cette même région, il est maintenant photographe basé à Beyrouth : « avant je photographiais la mort, aujourd’hui je photographie la vie ».

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *