Femmes maçonnes : les fondations d’un changement encore fragile

Femmes maçonnes : les fondations d’un changement encore fragile

Femmes maçonnes : les fondations d’un changement encore fragile

20 mai 2025

Longtemps absentes des chantiers, les femmes peinent encore à s’imposer dans les TP (Travaux Publics), un secteur où les mentalités évoluent lentement. Sexisme, infrastructures inadaptées et manque de reconnaissance sont les principaux freins à leur intégration. Enquête.

Dans une rue cossue de Paris, un chantier d’embellissement de la voirie est en cours. Une dizaine d’hommes arpentent le site qui s’étend sur une centaine de mètres. La fin de journée approche, maçons, aide-maçons, manœuvres, tous s’occupent de finir leurs missions : poser les dernières dalles, nettoyer ou combler les joints. Ici, il n’y a pas l’ombre d’une femme. Une situation qui paraît anodine pour l’un des six maçons présents sur le site : « Ça fait quatre ans que je suis maçon, je n’ai jamais vu une femme maçonne sur un chantier, ni dans nos équipes, ni ailleurs ». L’entreprise régionale en charge de ce chantier nous l’assure : « Nous comptons un peu moins d’une centaine d’ouvriers dans l’entreprise, mais nous n’avons aucune femme sur nos chantiers ». 

 

 

Des conditions de travail inadaptées aux femmes 

Les pantalons de chantier, premier frein à l'intégration des femmes.

 

Être un maçon ou une maçonne dans les travaux publics signifie travailler en extérieur tous les jours de l’année. Face à ces conditions de travail difficiles, les équipements et les infrastructures d’un chantier doivent être adaptés. Mais pour les femmes ce n’est pas toujours le cas. À 23 ans, Marion Bellier a foulé de nombreux chantiers en tant que maçonne dans le cadre de ses études d’ingénierie civile. Si les entreprises ont le devoir de fournir gratuitement des équipements ces derniers ont été un vrai frein dans le travail de Marion. « Les équipements sont super mal taillés. J’avais l’impression de m’habiller en homme. » 

Et ce n’est pas qu’une simple impression. Il est très rare que des entreprises développent une section féminine de leurs équipements. Alors pour les maçonnes, le premier casse-tête avant même d’arriver sur un chantier est de pouvoir faire passer leurs hanches et leur poitrine dans ces pantalons et vestes pensés pour des corps d’hommes.  « Par exemple, je fais du L et j’ai dû prendre du 6XL pour que l’équipement m’aille. Une gamine de 12 ans ne rentrait pas dans leur L », développe la vingtenaire. « C’est chiant, mais pour le peu de femmes qu’il y a sur le chantier, on ne peut pas créer une section juste pour elles ». 

Autre réalité du terrain : l’accès aux toilettes. Marion Bellier est catégorique, elle n’en a presque jamais vu sur les chantiers. « Vous pouvez être sûr que sur des chantiers de moins de deux semaines, il n’y aura pas de sanitaires car les entreprises ne louent pas de bungalow pour les petits chantiers ». Mais pour elle, il y a plus urgent : « Les sanitaires, c’est bien, mais ce n’est pas vital. Ce qui est vital, c’est qu’on se fasse respecter. Je préfère aller aux toilettes dans la campagne et me faire respecter. Il faut hiérarchiser les priorités ».

« L’épreuve du fourgon ça a été ma hantise »

Pour maintenir le secteur, les femmes pourraient être la clef du recrutement.

En 2018, en France, selon l’Observatoire des Métiers du BTP (Bâtiment et Travaux Publics), les femmes ne représentaient que 0,27 % des maçons. Si dans l’imaginaire collectif, ce faible taux de féminisation est directement lié aux difficultés physiques, c’est surtout l’intégration des femmes dans les équipes qui est un premier frein. Marion Bellier se souvient de ses débuts : « Ils m’ignoraient. J’en étais réduite à passer le balai et faire des petites tâches ». 

Sophie Got est maçonne en Île-de-France depuis huit ans, elle abonde dans le sens de la jeune ingénieure passée par des stages ouvriers : « A mon arrivée, c’était compliqué de m’intégrer. Ils avaient des a priori sur les capacités d’une nana. Ils pensaient que j’allais être du style à faire la petite fille, à me casser un ongle ». Avec sa gouaille et sa détermination, elle a rapidement dépassé les préjugés de ses collègues : « Une fois que je leur ai montré qu’avoir les mains sales, ça ne me dérangeait pas, ils m’ont plutôt acceptée ». La maçonne assume son franc-parler : « Il faut savoir les rembarrer un peu aussi ».

Sophie Got est maçonne dans les travaux publics, nous la rencontrons sur un chantier à Meaux (77284).

Parce qu’entre les sacs de ciment et les pelleteuses, les femmes peinent à trouver leur place et on leur fait sentir. Marion Bellier témoigne : « En tant que maçonne, je me suis vraiment sentie comme une merde ». Elle a souvent essuyé les plâtres à coups de « Matte les seins qu’elle a, j’y mettrais bien ma queue » ou encore « À part faire la vaisselle et sucer ton mec, tu ne sais rien faire ». Mais la jeune femme ne se laisse pas faire et avertit la hiérarchie qui réagit toujours. Seule femme du chantier, elle a dû trouver des parades aux regards lubriques et aux mains baladeuses : « L’épreuve du fourgon, ça a été ma hantise pendant quelque temps. Je disais que j’étais malade en transport pour éviter de me retrouver à l’arrière à côté de mes collègues ».

Dans la dernière étude de l’association SouterReines et Consequally, des chiffres alarmants mettent en lumière le traitement des femmes dans le BTP, à commencer par des propos sexistes, jusqu’aux agressions sexuelles. Sur 133 personnes interrogées dans le secteur du BTP, 39 disent avoir entendu parler, observé ou vécu des agressions sexuelles. Myriam Fontaine-Boullé est la présidente de SouterReines, une association qui tente de faire évoluer les mentalités concernant la place des femmes dans le secteur du BTP. « Il doit y avoir une prise de conscience collective sur les violences sexistes et sexuelles qui existent encore en entreprise, dans le secteur du BTP et ailleurs, mais qui existent trop souvent et qui font fuir les femmes », explique-t-elle. 

« Évidemment que les femmes sont les bienvenues »

Des conditions de travail qui repoussent les jeunes filles, en témoigne leur absence dans les salles de classe. En Île-de-France, seuls dix Centres de Formation d’Apprentis proposent une filière maçonnerie. Les classes avoisinent quarante élèves et parmi ces dix classes, on ne compte que dix filles. Soit moins de 2,5 % : un chiffre révélateur de la féminisation très lente du métier. Dans le large secteur du BTP, on remarque de plus en plus de femmes plombières, électriciennes, peintres, mais trouver une femme dans les travaux publics – qui plus est sur les chantiers – relève du défi.

Pourtant, les entreprises gagneraient à promouvoir ce secteur et former plus de femmes. Selon l’enquête Besoin en main d’œuvre (BMO) de France Travail en 2024, la maçonnerie représente la plus grande pénurie de main d’œuvre dans le secteur du BTP. Alors, certains employeurs ont déjà adopté cette posture. « Nous avons 12 000 postes vacants en maçonnerie, évidemment que les femmes sont les bienvenues », déclare la Fédération française du bâtiment sous bannière UMGO (Union de la Maçonnerie et du Gros Œuvre)

Pour y parvenir, elle a une approche « très concrète et pragmatique. « On travaille à ce qu’il y ait de moins en moins de manutention pour ne pas mettre les femmes en difficulté. » Et pour ce qui est de leur intégration dans une équipe de maçons : « Localement, on a des “groupes de femmes », souvent menés par des femmes dirigeantes. Elles prennent les choses en main pour regarder localement comment ça se passe, accompagner les jeunes avec du mentorat. » Et puis les professions de cadre dans les travaux publics se féminisent, notamment chez les conductrices de travaux et les grutières : « L’intégration ne se situe plus au niveau de la maçonnerie mais dans d’autres professions ou au-dessus, notamment avec les cheffes de chantier. Ces femmes vont forcément faciliter l’accueil et l’intégration des maçonnes ».

En plus des initiatives lancées par quelques entreprises, des politiques publiques permettent aussi à plus de femmes de se lancer dans la voie de la maçonnerie. En Angleterre par exemple,  5,7% de femmes sont ouvrières (plombières, maçonnes, etc.) contre 1,8% en France. Là-bas, le gouvernement tente de les soutenir, notamment avec le nouveau programme “Women into Home Building”. Lancé depuis janvier 2023, il offre aux participantes une formation spécialisée, des stages pratiques sur site et un accompagnement personnalisé pour faciliter leur entrée dans le secteur du bâtiment. 

Mais pour Stéphanie Gallioz, sociologue experte des conditions de travail, il faut aussi œuvrer en interne. Le changement des mentalités doit venir du haut de la hiérarchie : « Il y a des entreprises qui ont fait le choix d’intégrer une femme en toute connaissance de cause, et ça se passe bien. Mais comme partout, il y a la question des propos sexistes. Il faut donc faire attention à ce que l’employeur ne cautionne pas ces propos et cela passe en partie par de la prévention ». C’est ce que la présidente des SouterReines, Myriam Fontaine-Boullé, met en œuvre auprès des plus jeunes. « On organise régulièrement des visites de chantier avec des collégiens et des collégiennes, car si on veut promouvoir la mixité, il faut aussi sensibiliser les jeunes hommes pour leur montrer que les femmes ont aussi leur place sur les chantiers », assure-t-elle. 

Sensibiliser en haut et en bas donc, c’est le gros œuvre qu’il reste à faire pour faciliter l’intégration des maçonnes dans le BTP. L’UMGO a bon espoir pour la suite notamment concernant l’accueil des femmes sur les chantiers. « Comme dans beaucoup de secteurs, nous préparons l’arrivée de l’intelligence artificielle dans le BTP. Cet outil permettra de mécaniser certaines tâches sur le terrain. Les conditions de travail seront moins pénibles et le métier sera plus connecté. » Les chantiers se modernisent, surtout avec l’arrivée de robots qui se chargent de prendre les cotes. Une manière de séduire de plus en plus de jeunes grâce à des métiers de précision et plus confortables. « Le seul obstacle qui demeure, c’est la météo et pour ça on n’y pourra jamais rien », sourit la représentante de l’UMGO.

Trois questions à Myriam Fontaine-Boullé, présidente de l’association Les SouterReines

Pourquoi votre association les SouterReines tente-t-elle de mettre en avant les métiers du BTP ?

« Pour ma part, je suis tombée par hasard dans le monde du BTP. C’est beaucoup plus fréquent que les gens arrivent par hasard dans ce secteur plutôt que par vocation. En France, on a dénigré, durant des années, les métiers manuels. Ils apparaissent souvent comme une fatalité. Le problème vient principalement de l’image qu’a pu donner l’Education Nationale concernant le secteur du BTP. On le voit aussi dans l’artisanat, la maintenance. Il y a un manque de main-d’œuvre de plus en plus important. Donc c’est important pour nous de donner une autre image du secteur. »

Alors comment donne-t-on envie à des jeunes d’aller travailler dans le BTP ?

« L’un de nos objectifs est d’abord de faire connaître le secteur. On s’adresse aux jeunes afin qu’ils découvrent tous les métiers nécessaires au monde de la construction. Pour ça, on organise des visites de chantiers. Notamment avec notre projet “objectif 100” qui consiste à rassembler cent collégiens et collégiennes chaque année pour qu’ils mettent un pied sur un chantier. Parce qu’on ne peut pas se rendre compte du côté passionnant du BTP sans être allé d’abord sur le terrain. »

Selon vous, pourquoi les femmes sont-elles encore absentes des chantiers ?

« Les conditions de travail ne sont pas adaptées aux femmes. Certes, ça s’améliore mais on a encore pleins de témoignages de femmes qui n’ont pas de douches voire pas de vestiaires ou de toilettes, avec des équipements mal adaptés. Sauf que si on veut que les femmes restent, il faut leur donner des vêtements confortables et adaptés à leur corps. De la même manière, il y a des grandes entreprises de construction qui mettent en place des politiques de féminisation mais qui ne sensibilisent pas les hommes sur le terrain qui peuvent dégoûter certaines filles du métier. » 

 Eléonore Claude, Noa Perret, Fanny Séguéla et Emma Larbi