Audrey Dugast, Blandine Pied, Constance Cabouret
Nina Bernard a pu reprendre le chemin de l’école dès le 11 mai. Ou plutôt de son IME, son institut médico-éducatif. Du haut de ses 13 ans, la petite fille est pluri-handicapée depuis la naissance : elle peut marcher mais est incapable de parler. Elle requiert une attention constante et arrive rarement à se concentrer plus de quelques minutes. Le résultat d’une maladie génétique qui touche aussi plus gravement sa grande soeur Laura, 24 ans.
Pour leur mère, le confinement a été une épreuve. « Nina est une enfant adorable, qui ne connaît pas la tristesse, explique Isabelle Bernard. Mais je n’en pouvais plus pendant le confinement. Je l’ai subi. Parfois j’étais méchante avec elle. On en arrive à un tel point de fatigue et de charge mentale. Tout est multiplié par dix. »
Séparée du père de ses filles depuis treize ans, elle a dû faire face seule à la situation, parfois aidée de son petit-ami, qui habite près de chez elle. « Sans mon copain, qui habite près d’ici, j’aurais craqué. Pourtant je fais partie des gens qui rebondissent vite, mais j’étais moralement épuisée. »
Pendant deux mois, Isabelle Bernard reste seule avec Nina. Laura, elle, est toujours dans l’établissement spécialisé qui l’accueille, à quelques kilomètres de là. « Le personnel m’a proposé de la récupérer à l’annonce du confinement, mais avoir mes deux filles à la maison, dans ces conditions, ce n’était pas possible. »
Dès le début du confinement, elle demande à son médecin d’être mise sous légers anxiolytiques, pour tenir le coup, quand ses nerfs lâchent. « Je ne suis plus du tout dans le paraître : si je vais mal, je vais mal. Je ne vais pas me forcer à faire comme si j’aimais tout le temps mes enfants. Parfois on n’en peut plus et c’est comme ça. »
Nina, elle, ne semble pas être très préoccupée par ce changement, et met très vite en place une nouvelle routine, entre peluches, landau, ballons et kaplas.
« Le problème, c’est que ces activités ne l’occupent que quelques minutes, il faut toujours trouver quelque chose, car elle peut être très insistante. Mais quand elle voyait que j’étais à bout, elle allait jouer toute seule dans sa chambre. Elle n’avait jamais fait cela avant. »
La mère de famille profite tout de même d’une semaine de répit. Du 22 au 28 avril, la petite fille est accueillie dans un IME, jour et nuit. Une aide d’urgence mise en place par l’État pour soulager les parents.
Aujourd’hui, Isabelle Bernard ne cache pourtant pas sa colère. « Rien n’a été fait pour le maintien des soins. Les magasins spécialisés ont fermé, et j’ai dû me débrouiller pour tout trouver en centre commercial, des couches notamment. Le gouvernement nous a oublié. »
Un sentiment partagé par de nombreuses familles. Milvia Pauquai est la mère d’Esteban, 5 ans, touché par un autisme sévère non-verbal. Il ne s’exprime que par des sons et des gestes, et bénéficie habituellement d’un large suivi. L’arrêt de la prise en charge pédagogique, cinq fois par semaine, a anéanti tout le travail accompli par ses parents et ses éducateurs depuis l’annonce du diagnostic, il y a deux ans.
« Il y a eu une cassure des rituels, déplore-t-elle. Cela a engendré une grande angoisse et ses troubles du comportement ont repris. Par exemple, avant le confinement, il allait trois heures par jour à l’école. Il pouvait rester assis à une table plus de dix minutes et réaliser des activités simples : encastrements de puzzles, tri de couleur, discrimination d’images… Aujourd’hui, il n’accepte plus de s’asseoir à table pour travailler et réaliser ces tâches. »
Une régression difficile à digérer pour cette mère de famille, qui consacre tout son temps à l’éducation du petit garçon. Malgré l’aide de son mari, en chômage partiel durant le confinement, et de son aîné de 10 ans, la situation est vite devenue insoutenable.
« Il fait des nuits de trois heures, et nous enchaînons les nuits blanches. Comme ses tocs reprennent, nous faisons couler quatre à six bains par jour pour éviter les crises. Il s’accroche à notre bras, hurle, nous mord. Parfois, nous nous battons littéralement avec lui. »
D’ordinaire aidée quelques heures par semaine par un éducateur, la famille s’est retrouvée seule à gérer les crises d’Esteban. « Son équipe éducative nous a appelé deux fois par semaine et nous a donné des idées de jeux, mais aucune aide humaine n’a pu être mise en place. »
« On aurait jamais dû arrêté les prises en charge. Je suis vraiment en colère ». Pour Claire Bouchilloux, éducatrice spécialisée dans l’accompagnement de jeunes enfants autistes, la rupture du suivi pendant le confinement relève du non-sens. Vingt-quatre heures par semaine, la quinquagénaire visite à domicile trois enfants, âgés de 4 à 6 ans. Depuis plus de deux ans, elle travaille avec eux sur leur ouverture au monde, leur autonomie et leur mode de communication. Le 17 mars dernier, l’annonce du confinement sonne le glas de ce suivi régulier.
Du jour au lendemain, plus de séance piscine, plus d’atelier dessin, les éducateurs sont interdits de visite dans les familles. Pris au dépourvu, il leur a fallu s’organiser. « Très vite, on a établi des rendez-vous téléphoniques avec les parents, explique l’éducatrice. Ils m’ont demandé d’organiser des séances par What’s App, en visioconférence. » Pour éviter une rupture complète, la professionnelle tente tant bien que mal de garder le contact avec les enfants. « Mais ça n’avait aucun sens de faire des appels vidéos avec des enfants aussi jeunes, et surtout quand ils sont autistes », soupire-t-elle. Pour l’éducatrice, il est inconcevable de continuer ainsi jusqu’à la fin du confinement : « Je me suis battue pour qu’on reprenne. J’ai insisté auprès de ma structure, de l’ARS et j’ai réussi à obtenir la reprise du suivi à domicile douze jours avant le déconfinement. » Sur l’ensemble des éducateurs de son service, elle est la seule à reprendre le travail sur le terrain.
En retrouvant les enfants fin avril, Claire Bouchilloux ne peut que constater les conséquences de la suspension des soins. Pour certains, c’est même un véritable retour en arrière qui s’est opéré. « J’ai dû reprendre le suivi à zéro. On refait des séances de rencontre, pour renouer le contact, indique-t-elle. Ils ne me regardent plus, ils jouent en me tournant le dos. Ils se sont vraiment remis dans leur bulle. » L’éducatrice est pourtant optimiste. Elle estime que d’ici quelques semaines, les enfants seront revenus au stade d’avant le confinement, bien qu’il soit encore difficile d’estimer les véritables conséquences de l’enfermement sur eux.
Ce retour en arrière, les professionnels l’ont aussi observé chez les adolescents. Marine Sacépé, éducatrice spécialisée, accompagne des jeunes autistes ou psychotiques, de 10 à 18 ans. Elle a observé deux réactions très différentes au confinement. « Certains, notamment ceux qui souffrent de symptômes psychotiques, ont trouvé la situation intenable. Ils avaient un besoin impératif de bouger, de sortir, constate-t-elle. Pour les autistes, c’est plutôt le contraire. Ils se sont renfermés sur le cocon familial et il sera difficile pour eux de ressortir ». La jeune femme a constaté une vraie rupture, même si elle a pu rester facilement en contact avec ses jeunes, en âge d’utiliser téléphone et réseaux sociaux. « On a essayé de recréer ce que l’on faisait d’habitude en groupe, sur What’s App et Skype. On a voulu recréer une routine, expose l’éducatrice. Certains ont même commencé à mettre des réveils pour se connecter à l’ouverture. Ils étaient vraiment en demande d’un retour à la normale. »
Pour les enfants les plus en détresse, un protocole a été mis en place pour les emmener au Sessad (Service d’éducation spécialisée et de soins à domicile) où travaillent les professionnels. Avec des règles sanitaires strictes, certains adolescents psychotiques ont pu retrouver un aperçu de leur suivi habituel, avec des masques et en conservant un mètre de distance. « Cela nous a permis d’éviter que certains soient hospitalisés en psychiatrie. Ils étaient parfois à la limite, témoigne Marine Sacépé. Entre la rupture de leur routine et le fait d’être enfermé, tous leurs repères ont explosés. »
Pour réellement retrouver ces repères, il leur aura pourtant fallu attendre le déconfinement et, avec lui, la réouverture des institutions médico-sociales. En Île-de-France, où travaille Marine Sacépé, c’est la date du 25 mai qui a été choisie pour entamer un long retour à la normale. Un protocole sanitaire est toujours de mise, tout comme l’interdiction de faire venir plusieurs enfants au même moment dans l’établissement. Au programme, une intensification des séances individuelles, pour compenser l’impossibilité d’organiser des activités de groupes. L’éducatrice espère pouvoir les reprendre mi-juin.
En attendant cette reprise, les enfants sont confrontés à une autre source d’inquiétude: la réouverture des écoles, ou du retour dans les instituts médico-éducatifs.
« Avec le ministre de l’Education nationale, nous avons mis les enfants handicapés comme cibles prioritaires pour reprendre l’école. » C’est ce qu’affirmait sur RMC, Sophie Cluzel, la secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées, le 6 mai dernier.
Un retour prévu dès le 11 mai, qui s’est fait dans une école parée à combattre l’épidémie du Covid-19. Lavage fréquent des mains, masques pour le personnel, un mètre de distance entre les personnes : des réglementations sont mises en place pour éviter toute contagion.
Des nouvelles règles qui n’ont pas empêché les accompagnants d’élèves en situation d’handicap, les AESH, de s’inquiéter. Pour certains élèves, il est difficile de respecter les gestes barrière. « Monsieur le Premier ministre, nous sommes à côté des élèves, ils nous crachent dessus perpétuellement, nous devons parfois les prendre dans nos bras, les porter, les moucher, se saisir de leurs mains, de leurs outils, les emmener aux toilettes, les habiller, les déshabiller… Et nous aurons juste des masques grand public face à des élèves de primaire ou maternelle qui n’en auront pas… « , s’alarme Hélène Elouard, AESH et représentante du Collectif AESH National CGT Educ’Action, sur son blog.
À quelques jours de la reprise, certains parents s’interrogeaient déjà : les enfants en situation de handicap qui ne seraient pas en mesure d’appliquer tous les gestes barrière pourraient-ils être refusés à l’école ? « Non », répond catégoriquement Sophie Cluzel, pendant un live sur Facebook, le 9 mai. « Nous allons les accompagner, pour que petit à petit ils se les approprient de plus en plus. […] Tout le personnel sera présent, que ce soient les enseignants, les AESH ou les équipes médico-sociales, en dialogue avec la famille », explique-t-elle.
Pourtant, le 11 mai, à la rentrée des classes, les cas de refus se multiplient, comme le rapporte l’association APF France Handicap. C’est le cas d’Anne-Sophie Tricard, maman d’une petite fille avec un handicap moteur.
Une situation dénoncée par Stéphane Lenoir, coordinateur du Collectif Handicaps, qui regroupe 47 associations représentatives des personnes en situation de handicap et de leurs familles. « Un enfant en situation de handicap est prioritaire par rapport aux autres », martèle-t-il. Il rappelle que le confinement et les cours à distance ont pu avoir des effets délétères sur la progression des élèves. « Les outils numériques n’étaient pas disponibles, ou n’étaient pas performants. Certains enfants ont besoin d’une AESH ou d’un soutien pédagogique. Quand il n’a pas été présent, il est évident que cela n’a pas eu des effets positifs pour l’enfant. » Ne pas pouvoir retourner en cours pourrait l’être davantage. Mais pour Stéphane Lenoir, la reprise des cours ne serait pas seulement bénéfique pour les élèves en situation de handicap. « C’est aussi pour permettre aux familles d’aller travailler, et d’avoir des moments de répit « . C’est aussi le cas pour les parents avec des enfants qui retrouvent le chemin des instituts médico-éducatifs.
Car avec le déconfinement, certaines familles ont enfin pu souffler. Dans la famille Bernard, Nina a ainsi pu revoir ses petits camarades dès le 11 mai.
« Dès que l’IME a rouvert, j’ai forcé pour que Nina y retourne immédiatement, presque avant tous les autres enfants », affirme sa mère. Depuis, la jeune fille a repris le rythme, mais ne peut plus bénéficier de l’internat, qui l’accueillait trois nuits par semaine.
Sa sœur Laura, elle, est toujours bloquée dans une Mas (maison d’accueil spécialisée). « Je peux lui rendre visite, mais sans contact physique, donc je n’y vais pas. Laura ne comprendrait pas et se ferait du mal. Cela va faire trois mois que nous n’avons eu aucun contact, c’est très dur. J’ai envie de pleurer rien qu’en parlant d’elle. Il faut que cela s’arrête. »
Pour d’autres familles, le déconfinement n’a pas apporté la bouffée d’air espérée. Les enfants autistes comme Esteban Pauquai, notamment, ne retourneront pas à l’école avant le mois de septembre. « Ils n’y resteraient que quatre semaines. Ce serait leur infliger un double bouleversement », explique sa mère.
Milvia Pauquai ne croit pas non plus à l’application des gestes barrières pour les enfants sévèrement handicapés et craint que la réinsertion du petit garçon dans le système scolaire soit compliquée. « Aujourd’hui, on ne peut pas parler d’un retour à un rythme normal. L’éducatrice d’Esteban ne peut venir qu’une heure par semaine, et nous serons de nouveau seuls cet été. Pour les enfants handicapés, il n’y pas eu de déconfinement. »
Audrey Dugast, Blandine Pied & Constance Cabouret
Illustration : Marius Cabouret