Elisa Robuchon, Matthias Troude, Vincent Danilo, Sarah-Yasmine Ziani
Course à pied : le revers de la médaille
Course à pied : le revers de la médaille
Elisa Robuchon, Matthias Troude, Vincent Danilo, Sarah-Yasmine Ziani
Photos : Vincent Danilo
20 mai 2025
En dix ans, le nombre de coureurs a doublé en France, atteignant désormais plus de 13 millions d’adeptes. Malgré son allure écologique, une empreinte carbone galopante se cache derrière ce succès. Courses à l’autre bout du monde, surconsommation d’équipements, multiplication des épreuves : la course à pied court-elle à contre-sens de la transition écologique ?
« Pour une fois qu’il n’y a pas besoin de se déplacer à l’autre bout de la France », se réjouit Kévin, en récupérant son dossard dans la boutique du Vieux Campeur, dans le 5e arrondissement de Paris. Dimanche 18 mai, il participe pour la première fois à la course « Run for Planet », organisée à côté de chez lui à Draveil (Essonne). Particularité de cet événement : une partie de l’argent récolté est reversée à des associations, comme L214, Médecins du Monde ou encore Sea Shepherd. Sur place, les coureurs sont invités à amener leur propre gourde d’eau, pour éviter la consommation de bouteilles en plastique.
Stéphanie, coureuse passionnée, vient de découvrir cette course. Elle n’est pas surprise : « Une année, j’avais participé à une autre initiative : à la fin de la course, on ramassait les déchets », explique-t-elle. « Force est de constater qu’il y a encore du boulot à faire : mais en général ça va dans le bon sens », conclut celle qui participera à sa 115e course dimanche.
Derrière une apparence écologique, la course à pied est devenue une pratique polluante : par l’incitation à l’achat de nouveaux accessoires, mais aussi par sa surfréquentation, et l’augmentation du nombre de courses. En 2025, la Fédération Française d’Athlétisme en dénombre 11 334, un chiffre qui comprend les courses à pied, cross et trails. Or ces événements réunissent parfois des milliers de participants, venus des quatre coins de la France, voire du monde.
L'empreinte indélébile de la chaussure
Se mettre au running, c’est généralement s’équiper de chaussures performantes. « Au moins 90 % des chaussures de courses sont produites en Asie du Sud-Est », explique Fabrice Lai, gérant du magasin KM42 Running store, dans le 8ème arrondissement. Dans le monde, pas moins de 34 millions de paires sont produites chaque jour. C’est ce que Louise Roblin, chercheuse en philosophie politique, détaille en 2018 dans une étude intitulée Ceci n’est pas un numéro sur la chaussure. L’empreinte carbone du secteur est alors évaluée à 174 millions de tonnes de CO2 annuellement, l’équivalent carbone de 20 tours du monde en voiture.
« En général, une paire de chaussures doit être renouvelée tous les 15 à 17 mois, précise Fabrice Lai. Ensuite, cela varie avec la qualité du produit, de l’utilisation, du sol, du poids de la personne… ». En termes d’écoresponsabilité, le problème vient des « les matériaux qui composent la paire » – cuir, caoutchouc, polyuréthane par exemple – souligne le vendeur passionné de sport. « Parfois, il peut y en avoir une trentaine. Tant d’éléments différents sur un même produit empêchent un bon recyclage. »
« L’empreinte carbone, je m’en tape. » – Guillaume, coureur.
À Paris « la provenance ou l’impact carbone des chaussures n’est pas une [préoccupation] pour les clients », relate, avec expérience, Fabrice Lai. « Ce n’est pas uniquement que les clients s’en fichent, c’est surtout que l’offre n’existe pas », explique Yanis, vendeur chez Running Conseil. Il existe bien une marque française proposant des paires fabriquées en France (Veets), mais « niveau qualité, elle ne suit pas les grands équipementiers actuels comme Hoka, Brooks, Asics ou Saucony », poursuit le vendeur. « Dans une paire de running, ce que je cherche, c’est avant tout le confort. L’empreinte carbone, je m’en tape », assume Guillaume, coureur depuis 2019.
Il est difficile de mesurer précisément l’empreinte carbone de cet équipement. Mais l’Institut technologique du Massachussets (MIT) avait rapporté, en 2011, qu’en moyenne chaque paire de chaussures de sport fabriquée représente 14 kilos de CO2, soit l’équivalent de 64 kilomètres parcourus en voiture. Depuis, aucune autre étude n’est parue, mais « certaines marques présentent sur leur site les avancées de leurs nouveaux modèles », ajoute Yanis.
La course à la consommation
Si une bonne paire de chaussures est nécessaire pour s’adonner à la course à pied, il ne faut pas oublier le reste du matériel disponible en boutique. Romane Clerc, 25 ans, s’est mise à la course à pied en arrivant à Paris il y un an. « Je suis devenue une énorme cliente des contenus partagés par tous les influenceurs running que je suis sur les réseaux », plaisante-t-elle. Influencée, elle l’est aussi par les performances de ses amis publiées sur Strava, le réseau social sportif qui rassemble près de 4 millions d’utilisateurs en France.
C’est en partie ce qui l’a motivée à s’inscrire à son premier semi-marathon en septembre. Et à s’équiper : « J’ai d’abord acheté une montre connectée Garmin, des nouvelles baskets de running, et toute une panoplie de vêtements : leggings, shorts, T-shirts, un coupe-vent, des chaussettes…Jusqu’à la culotte de running. Et aussi un sac banane pour ranger mon téléphone et une gourde souple ».
« Il ne faut pas s’encombrer avec trop de gadgets », conseille Jérôme Ségal, enseignant en philosophie à La Sorbonne, et auteur d’un livre sur la course. Le panier annuel moyen d’un coureur s’élève aujourd’hui à environ 500 €, selon le 7e Observatoire du running, réalisé par Union Sport & Cycle, publié en avril 2025. « La course à pied est par essence facile d’accès et il faut que cela le reste », rappelle-t-il.
« La fin des bouteilles plastique, une goutte d’eau »
650 000. C’est le nombre de bouteilles d’eau en plastique distribuées aux coureurs du marathon de Paris en 2021. À cela s’ajoutent quelque 24 tonnes de bananes, selon les chiffres recensés cette année-là par Ouest-France. Mais en septembre 2024, la mairie de Paris annonce l’interdiction des bouteilles en plastique pour toutes les prochaines courses qui auront lieu dans la capitale. « Ce n’est pas trop tôt, s’exclame Olivier Bessy, sociologue du sport et professeur émérite des universités à l’Université de Pau (Pyrénées-Atlantiques). Les bouteilles en plastique sont distribuées à différents ravitaillements d’une course. Les coureurs les récupèrent, boivent deux gorgées, puis les jettent. »
« Je participe à pas mal de courses sur route, et il y a toujours beaucoup de déchets par terre. Les gens se permettent de jeter leurs bouteilles ou leurs gels, sous prétexte que ce sera ramassé », confirme Alexandre Devessier. De quoi le pousser à fonder l’association des « Runners Laveurs ». Elle organise ce 14 juin sa première course compétitive éco-responsable. Pas de trophée, des ravitaillements faits maison ou avec des produits en vrac, et des dossards fabriqués en papier ensemancé : tout est fait pour limiter les déchets. Pour sensibiliser les coureurs, les « Runners Laveurs » ont aussi organisé en avril une sorte de contre-marathon de Paris. Dans les rues de Saint-Gratien (Essonne), les volontaires se sont relayés sur 42 kilomètres en plogging, cette pratique originaire de Suède qui consiste à courir avec une pince pour ramasser les déchets.
Comme la Coupe du monde de football au Qatar, les Jeux olympiques et paralympiques, les grandes course n’échappent pas aux critiques sur l’impact environnemental. En France, c’est le marathon de Paris et l’Ultratrail Mont-Blanc (UTMB) qui sont au centre des critiques. « Le vrai problème, c’est la surfréquentation d’un événement, sur un temps limité, dans un périmètre circonscrit », analyse Olivier Bessy.
« Le vrai problème, c’est la surfréquentation. » – Olivier Bessy, sociologue sport
Cette année, plus de 55 000 coureurs étaient présents sur la ligne de départ du Marathon de Paris – 145 nationalités représentées. Ils étaient 10 000 durant la semaine de l’UTMB, 2 300 uniquement pour l’épreuve reine : les 176 kilomètres en partant de Chamonix (Haute-Savoie).
Il y a cinq ans, en prenant uniquement les coureurs et leurs accompagnants en compte, l’ONG WWF avait estimé le bilan carbone de l’UTMB à 11 610 tonnes, d’après un rapport cité par Le Messager. C’est l’équivalent CO2 d’une étape du Tour de France. « Il n’y a presque plus de plastique dans ce genre d’événements. Mais c’est une goutte d’eau par rapport à l’aérien et les transports », vilipende Olivier Bessy.
Prendre l’avion pour courir
Elisabeth Codet, ancienne golfeuse de haut niveau, court depuis deux ans. Cette étudiante en école d’ingénieur réside à Paris, mais elle a effectué ses études à Lausanne (Suisse). Elle compte s’y rendre prochainement et en profiter pour participer à une course. « Je prendrai le train. Je ne gagne pas en temps, mais c’est mieux que de prendre l’avion ».
Pour autant, à l’occasion d’une autre course à Milan, en Italie, la coureuse a préféré l’avion pour des raisons économiques : « On n’est pas fier. On essaye de se trouver des excuses pour avoir bonne conscience ». Si tous les coureurs ne participent pas à des courses à l’international, « aujourd’hui un tiers d’entre eux achète des dossards » détaille le sociologue Olivier Bessy. « Niveau participation à des courses en France, l’année 2025 va être celle de tous les records. »
Face à l’épineux problème du transport, responsable d’une large part de l’empreinte carbone des événements sportifs, certains organisateurs commencent à prendre des mesures concrètes. Depuis 2021, le marathon de Londres impose une taxe de 26 livres sterling à chaque participant étranger. Les fonds collectés sont reversés à une entreprise spécialisée dans la séquestration du carbone, l’amélioration des sols et la reforestation.
« On essaie de se trouver des excuses pour avoir bonne conscience » – Elisabeth, coureuse
Outre-Atlantique, la Western States, prestigieuse course de trail en Californie, limite drastiquement son accès. « Moins de 400 dossards sont attribués chaque année, alors que des milliers de coureurs rêvent d’y participer », explique le sociologue du sport. Une rareté assumée pour contenir l’impact écologique de l’événement. Selon le chercheur, cette tendance doit faire école : « Il faut éviter les rassemblements massifs. C’est néfaste. Ce qu’il faut c’est la multiplication de petits événements à visée locale », soutient-il.
Vers des initiatives réduites et locales
Limiter le nombre de participants n’est pas qu’une simple contrainte logistique : c’est un changement de paradigme. Pour Camille Gonthier, sociologue du sport à l’université de Bretagne à Brest (Finistère), il faut revoir en profondeur la manière dont on évalue la réussite d’un événement sportif. « Aujourd’hui, tout repose sur la croissance : plus de participants chaque année, c’est perçu comme un succès. Mais on ne peut pas concilier des événements gigantesques avec l’écologie », tranche-t-il.
Il en est conscient : faire passer ce message aux partenaires ou aux sponsors n’est pas évident. « C’est très difficile de leur expliquer qu’avoir moins de participants n’est pas un échec. » Avec l’Agence bretonne de la biodiversité, Camille Gonthier lance en juin 2025 le projet Manitrans (Manifestations sportives et culturelles en transition). Objectif : mesurer, pendant trois ans, la capacité des organisateurs à intégrer l’impact environnemental de leurs événements – dès leur conception – et à réduire leur empreinte sur les espaces naturels.
En France, cette philosophie commence à germer. Le dimanche 18 mai 2025, à Draveil (Essonne), se tient la course « Run for Planet », limitée à 600 participants sur un parcours de 10 km. Le parcours longe le lac de l’Île de Loisirs de Draveil, à deux pas de la gare de Juvisy, ce qui permet de limiter considérablement les déplacements en voiture. Une jauge modeste, assumée et revendiquée par l’organisatrice, Mélanie Cambon. Pour elle, « ça ne sert à rien d’organiser des rendez-vous avec des milliers de participants. Ici, on discute, on fait des rencontres sans se marcher dessus et en respectant la faune et la flore ».
D’autres initiatives semblables émergent. L’Ecotrail de Paris, par exemple, fait figure de pionnier. Depuis 2008, il tente de concilier pratique sportive et responsabilité environnementale. 85 % des participants sont Franciliens, la mobilité douce y est encouragée, et les organisateurs refusent les goodies inutiles. Le village de course est pensé comme un espace de sensibilisation. Même la médaille est en bois, et contient une graine à planter après l’épreuve.
« 90 % de notre empreinte carbone provient du transport des participants », explique Alexandre Lucas, co-responsable de l’événement. « À terme, notre objectif, c’est 100 % de coureurs locaux. Ce jour-là, notre bilan carbone sera quasi nul. »
Mais tout le monde ne partage pas cet optimisme. Le sociologue Olivier Bessy pointe un paradoxe : « L’Ecotrail reste un événement massif, avec 17 000 coureurs en 2025, étalés sur un week-end. Peut-on vraiment parler de sobriété à cette échelle ? »