Conjuguer apiculture et biodiversité : les villes au défi
Colette Aubert, Aurélie Loek et Elisa Fernandez
Une vue imprenable sur Montmartre, et au premier plan, des ruches. Au dernier étage du siège social d’une entreprise de la finance, Damien Delalande veille à la bonne santé des colonies. Apiculteur pour l’entreprise Alvéole, il entretient les ruches de ses clients deux fois par mois.
A ce jour, Alvéole a environ cent cinquante clients français et des ruches dans plusieurs villes des Etats-Unis. Et elle ne compte pas en rester là. La firme ambitionne de s’étendre en Europe et devrait notamment poser ses valises en Angleterre et aux Pays-Bas dès l’année prochaine.
Si les affaires tournent bien pour l’entreprise, c’est que son activité est représentative d’un développement plus général de l’apiculture en France. Depuis une dizaine d’années, un engouement croissant se forme autour de ce domaine, notamment en ville.
Dès le début des années 2000, les abeilles dites “domestiques” (qui produisent du miel) deviennent un symbole du respect de l’environnement. Selon Benoît Geslin, enseignant-chercheur à l’Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Ecologie marine et continentale, elles sont un indicateur efficace de la bonne santé d’un écosystème : “Quand on a des abeilles qui meurent par milliers, on se rend bien compte qu’il y a un problème. Les syndicats d’apiculteurs ont eu raison de désigner les abeilles comme “sentinelles de l’environnement”, parce qu’elles sont sensibles aux variations environnementales.”
D’après des données publiées en 2020 par la Direction générale de l’Alimentation, le nombre de ruches a augmenté de plus de 30 % entre 2010 et 2019 (1 500 000 ruches recensées en 2019). Selon une étude menée en 2018 par Isabelle Dajoz, Benoît Geslin et Lise Ropars sur la compétition entre abeilles sauvages et abeilles domestiques dans les milieux urbains, la capitale abrite 87 espèces d’abeilles différentes. La mairie de Paris estime que le nombre de ruches intra-muros s’élève à 1 500, soit 10 ruches environ au kilomètre carré.
Concernant cet engouement autour de l’apiculture urbaine, Damien Delalande souligne un besoin de “reconnexion avec la nature” pour les citadins. Avantage pour les sociétés qui font appel à ses services : obtenir une vingtaine de kilos de miel produit dans leurs propres ruches chaque année.
Des arguments marketing, oui, mais pas que : pour l’apiculteur, les clients d’Alvéole s’inscrivent aussi dans une démarche sociale et écologique : “C’est toujours agréable d’avoir un milieu naturel dans une entreprise, c’est motivant pour les salariés. Il y a aussi un aspect environnemental, parce que les abeilles sont des actrices de la pollinisation. Les entreprises participent donc à la préservation de la biodiversité”.
Mais cette popularité de l’abeille peut aussi s’expliquer par les actions menées par de nombreuses villes pour la protéger. De plus en plus de communes se dotent de ruches : la ville de Paris commercialise le miel produit par des colonies installées sur le toit de certains bâtiments, et a créé son propre label.
Certaines arborent même fièrement, depuis sa mise en place en 2016, le label Apicité, délivré par l’Union nationale des Apiculteurs française (Unaf) aux villes qui s’engagent en faveur de la protection de l’abeille. Au cœur du projet, mener une campagne de sensibilisation auprès du public et des élus, comme l’explique Henri Clément, secrétaire général du syndicat : “Le label permet à la commune de valoriser son action autour des abeilles et de l’environnement. Et souvent, elles s’engagent à prendre encore plus de mesures”.
D’autant que la ville offre des conditions de vie parfois plus intéressantes pour les abeilles qu’en milieu rural : pas de pesticides, saison hivernale plus douce et diversité de la flore sont autant de critères déterminants pour leur bien-être.
Pour la chercheuse Lise Ropars, le message de ces actions de sensibilisation a touché un large public et explique l’augmentation du nombre d’apiculteurs : “Ce qui a été retenu dans l’opinion publique, c’est que sauver les abeilles et sauvegarder la biodiversité était synonyme d’être propriétaire d’une ruche”.
Cette expansion croissante n’est cependant pas sans conséquence sur la biodiversité des villes. “Tout le monde a voulu avoir sa propre ruche et faire son propre miel. On arrive à un concept qu’on connaît en écologie qui s’appelle la “tragédie des biens communs” », reprend Lise Ropars. Cette notion décrit un phénomène de surexploitation d’une ressource. “Quand on a un bien commun et que chacun l’exploite indépendamment, le système finit par s’écrouler parce que tout le monde surexploite le milieu”, définit ainsi le biologiste Benoît Geslin. A Paris intra-muros, près de 270 millions d’abeilles sont recensées, soit près de 135 abeilles par Parisien. Et la densité de ruches par kilomètre carré continue d’augmenter.
“Il faut se dire qu’à chaque fois qu’on agit sur l’environnement, on va avoir un impact”, assure Lise Ropars. Dans l’article intitulé « La diversité des abeilles parisiennes » publié dans la revue scientifique Osmia, la chercheuse a observé pendant quatre ans la population des pollinisateurs dans la capitale française. Cette étude met en lumière la pression qu’exerce la population d’abeilles domestiques sur l’environnement parisien.
Premier problème que soulèvent les chercheurs dans leur étude, la compétition qui se met en place entre les différents pollinisateurs. “Ce dont on s’est rendu compte, c’est que quand il y a des abeilles domestiques dans un milieu, la densité de pollinisateurs sauvages est moindre”, explique Lise Ropars.
La croissance de la population d’abeilles domestiques se fait donc aux dépens d’autres pollinisateurs comme les papillons, les guêpes mais aussi les abeilles sauvages. “Les abeilles sauvages ne font pas de miel donc ce ne sont pas ces espèces qui vont être mises en avant. Sauf que valoriser une seule espèce ne va pas régler le problème de diversité”, regrette Lise Ropars. Cette concurrence pourrait entraîner à terme une diminution voire une disparition de certaines espèces, pourtant tout aussi importantes dans ce milieu.
En plus de cette concurrence entre pollinisateurs, l’explosion du nombre de ruches entraîne des questions sur les ressources disponibles pour nourrir toute cette population. “Entre 2010 et 2015, on a remarqué une baisse du rendement de miel par ruche. Ça veut dire qu’on arrive à la capacité limite du milieu”, note ainsi la chercheuse.
D’autant que les ressources se concentrent dans les parcs ou les squares et ne sont donc pas réparties équitablement sur le territoire urbain. Pour Dominique Grouls, président de l’association d’apiculture urbaine Apicit, ce problème se pose principalement sur la zone de Paris intramuros. En banlieue, “l’effet est limité, il y a une concurrence entre les abeilles sauvages et les abeilles domestiques, mais elle est raisonnée”, nuance-t-il.
Selon l’avis d’apiculteurs, cette problématique ne se retrouverait donc pas dans toutes les villes. A Clermont-Ferrand par exemple, l’apiculteur en charge des ruches municipales, Olivier Briclot, assure que la biodiversité aux alentours de la ville suffit à nourrir les abeilles. De plus, la densité de ruches dans cette ville est moins importante qu’à Paris. La municipalité en recense dix en zone urbaine.
“Les abeilles ne vont pas faire mourir les pollinisateurs sauvages. Le problème, ce sont les néonicotinoïdes, les engrais…”, rappelle Olivier Briclot. Pour respecter la biodiversité, un équilibre doit donc être trouvé entre la population d’abeilles et les ressources disponibles. Pourtant, ce domaine reste pour le moment très peu réglementé à grande échelle.
Palissade de deux mètres autour de la ruche, distance minimale avec certains établissements (écoles, hôpitaux)… les mesures de réglementation pour l’installation de ruches sont décidées par des arrêtés préfectoraux. Et si aucun arrêté n’est promulgué, les mairies prennent le relais. Pourtant, malgré la multiplication des ruches en milieu urbain, les politiques de régulation “n’évoluent pas beaucoup” déplore Martine Jacquet, chargée de développement durable à Clermont Auvergne Métropole. Dans le Puy-de-Dôme, l’arrêté en vigueur date de 2002.
Pourtant, face aux défis générés par cette augmentation, il est nécessaire de “trouver un équilibre” insiste le président de l’association Apicit Dominique Grouls. Et pour ce faire, plusieurs pistes sont déjà à l’étude ; Lise Ropars préconise notamment “d’augmenter la ressource florale” pour “diminuer la pression de compétition” entre les pollinisateurs. “Il faut mettre plus de ressources, partout, tout le temps. Des espèces de plantes natives, locales, en favorisant la diversité génétique et la différenciation. Pas en plantant les mêmes sachets de graines partout” renchérit Benoît Geslin.
Certaines villes, comme Clermont-Ferrand, réfléchissent déjà à des politiques de diversification des plantations. Des terrains de la ville sont laissés en jachère pour favoriser la récolte des abeilles, et “le conseil départemental espace les fauches au bord des routes pour que les floraisons puissent se faire” explique Olivier Briclot. A Metz, un projet de floraison des toits d’abribus, à l’instar de la ville d’Utrecht aux Pays-Bas, est prêt à être lancé. De même, la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages interdit l’usage des pesticides nocifs pour les insectes pollinisateurs depuis 2018.
Mais des mesures plus drastiques doivent parfois être prises ; selon Benoît Geslin, il est indispensable “de limiter la densité des ruches”. “Mettre des abeilles partout, cela ne marche pas” déclare-t-il. Par un souci de préservation de la biodiversité, la municipalité de Metz, à l’instar de Besançon, a donc “arrêté d’installer des ruches en 2015 dans le domaine public” affirme Samia Smaallah, chargée de projets développement durable à la ville. “On essaie de limiter le nombre de ruches à trois par kilomètre carré. On en a donc enlevé deux au parc de Seille.”
Aujourd’hui, la ville en compte douze, mais elle précise que malgré une attention particulière donnée à l’installation des ruches “aucune donnée sur la proximité avec des ruches privées n’est accessible à la mairie”. Des problèmes de concurrence entre pollinisateurs pour les ressources peuvent donc toujours survenir. En effet, tout particulier est en droit d’installer une ruche chez lui, au prix d’une simple déclaration auprès du ministère de l’Agriculture.
Planter plus de ressources, oui, mais pour Olivier Briclot, le plus important est de mettre l’accent sur la formation des apiculteurs : “L’apiculture c’est comme la moto, si on n’apprend pas à en faire, on se casse la gueule”.
Si “tout un chacun peut s’initier à l’apiculture, soit dans un rucher-école, soit dans un centre de formation professionnelle” pour obtenir un brevet comme le souligne Henri Clément, la formation n’est pas obligatoire. Cette carence peut, selon le président d’Apicit Dominique Grouls, avoir des risques majeurs notamment “le commerce ou la destruction d’essaims”, ou encore le non-traitement des ruches contre certains parasites.
Pourtant, les apiculteurs amateurs ont souvent un réel désir de se former. Dans le Puy-de-Dôme, “150 stagiaires se forment tous les ans” d’après Olivier Briclot. “Sur les trois ou quatre centres de formation, des stagiaires sont refusés chaque année.” Et pour initier les amateurs, d’autres projets ont également été mis en place. Avec le Suivi Photographique des insectes pollinisateurs (Spipoll) par exemple, chaque individu peut photographier tous les insectes venant butiner une fleur pendant vingt minutes. Les clichés sont ensuite partagés sur le web. Chaque participant identifient avec les autres internautes inscrits les pollinisateurs pour obtenir ensuite des informations à leur propos.
En outre, reste toujours la possibilité d’installer des hôtels à insectes, permettant “de renforcer la population locale”, en prenant garde cependant à ce qu’ils ne soient pas préremplis de cocons, pour ne pas “introduire des gènes pas forcément locaux dans la population” avertit Lise Ropars. Face à ces différents enjeux, la chercheuse est en tout cas persuadée qu’une concertation est indispensable entre les collectivités et les apiculteurs, qu’ils soient professionnels ou amateurs.
Colette Aubert, Aurélie Loek et Elisa Fernandez