La précarité hygiénique, le fléau social qui touche un Français sur deux

Noa Jacquet, Matéo Bastian, Romain Tible, Yan Daniel

La précarité hygiénique, le fléau social qui touche un Français sur deux

La précarité hygiénique, le fléau social qui touche un Français sur deux

Noa Jacquet, Matéo Bastian, Romain Tible, Yan Daniel
Photos : Romain Tible
20 mai 2025
Ne pas pouvoir s’acheter de gel douche, de shampoing, de soins pour le corps. En 2025, un Français sur deux est concerné par les problématiques de précarité hygiénique, selon le dernier baromètre de l’association Dons Solidaires. Une situation alarmante liée à l’inflation et aux crises successives, qui touche de nouveaux publics, avec des conséquences sur le lien social et sur la santé.

 

Laver ses vêtements au shampoing, tenir avec un seul paquet de couches par mois pour ses deux enfants en bas âge, se laver les dents au cure-dents. C’était le quotidien de Mariam (le prénom a été modifié), clandestine, lorsqu’elle est arrivée en France, en 2018. Elle était alors enceinte de son deuxième enfant, et dormait dans la rue. Avant d’être prise en charge par l’Association pour une gestion solidaire (AGS), la trentenaire est exposée à la précarité alimentaire, mais pas seulement :”Je n’avais pas l’argent pour les produits d’hygiène. Ma fille pouvait rester toute la journée avec une seule couche, mon fils, avec mon t-shirt. J’étais une mère isolée avec des enfants très sales”, se souvient-elle non sans émotions.

 

Grande oubliée des problématiques de pauvreté, la précarité hygiénique – le renoncement à des produits d’hygiène comme le savon, le dentifrice, les couches ou les produits d’entretien et de nettoyage – est pourtant l’une des plus répandues. En 2025, 47 % des Français limitaient désormais leurs achats de produits d’hygiène pour des raisons budgétaires et 17 % ont déjà dû choisir entre acheter de la nourriture ou des produits d’hygiène, soit plus de 8 millions de personnes confrontées à ce dilemme, selon le dernier baromètre Hygiène & Précarité en France de l’association Dons Solidaires en partenariat avec IFOP. Des chiffres qui ne cessent d’augmenter depuis 2019. Pour l’association, le constat est sans appel :”La précarité hygiénique s’installe durablement dans le paysage social”.

Mankoya Coulibaly, mère de deux jeunes enfants, raconte son quotidien marqué par la précarité hygiénique. Elle évoque notamment les difficultés à prendre soin d’eux faute de moyens pour acheter les produits de base.

Les jeunes de moins de 35 ans de plus en plus touchés

 

Une situation “alarmante” que Dons Solidaires lie notamment à l’inflation. En 2025, les prix des produits droguerie, hygiène et parfumerie (DPH) restaient 9% plus chers en supermarchés par rapport à 2021, selon l’Insee. Obligent les ménages à revoir leur budget :”Quand toutes les dépenses du quotidien sont touchées, et qu’on a déjà priorisé sur les loisirs, rogner sur des produits essentiels comme les produits d’hygiène arrive très vite”, explique Emma Garnier, de Dons Solidaires. Elle pointe également “l’accumulation des crises successives” comme celle du Covid19 comme autre facteur dans le développement de la précarité hygiénique :”La pandémie a fait basculer dans la précarité des personnes qui étaient sur le seuil de la fragilité économique”, rappelle-t-elle.

 

 

Une observation qui va dans le sens des résultats du baromètre : au-delà des groupes sociaux les plus exposés à la précarité – comme les familles monoparentales – d’autres publics semblent maintenant exposés à la précarité. “Les jeunes de moins de 35 ans, incluant les étudiants et les jeunes actifs sont de plus en plus touchés – 36% selon le baromètre : le constat que l’on en tire, c’est que sortir de la précarité étudiante ou familiale en rentrant dans la vie active n’est, aujourd’hui, plus une certitude.”, analyse Emma Garnier. 

 

Bérénice (le prénom a été modifié) en témoigne : l’étudiante en communication est apprentie au sein d’une association, et vit seule depuis maintenant deux ans. “Quand on est chez ses parents, on a l’impression que tous les produits d’hygiène repoussent tout seul dans la salle de bain, mais une fois autonome, on comprend que ce sont des dépenses, et des dépenses qui coûtent cher”, raconte-t-elle. Pour garder une routine corporelle avec un salaire de 730 euros, bien vite consommé par le loyer d’un appartement à Paris, Bérénice ne cache pas faire l’économie sur certains produits dans son budget d’une trentaine d’euros par mois :”Je choisis des produits de moins bonnes qualités, mais peu chers, je remplis d’eau ma bouteille de gel douche pour grappiller le savon restant au fond, je pique dans les stocks des parents…”. Bérénice cite de nombreuses “techniques” pour réduire au maximum ses dépenses.

 

 

Elle reconnaît également faire l’impasse sur les produits “de coquetteries, du moins pas essentiels”, comme les masques pour cheveux et maquillage. Ce qu’elle est loin d’être la seule à faire : en 2025, les renoncements se portent principalement sur les produits cosmétiques et particulièrement le maquillage (pour 33% des femmes), toujours selon le baromètre de Dons Solidaires. Plus frappant encore, 37% des Françaises indiquent devoir, par manque d’argent, ne pas se maquiller. “Ce qui est absolument injuste quand certains métiers exigent officieusement que leurs employées femmes se maquillent”, commente Bérénice.

“L’accès aux protections hygiéniques devrait être un droit, pas un privilège”

C’est quand il s’agit des produit d’hygiène menstruelle que la situation se complique encore :”En tant que femme, et avec toutes les exigences que cela requiert, c’est des dépenses qu’on ne peut pas couper”, grince Bérénice. “Et particulièrement quand on a un flux abondant”. Si la jeune femme a investi dans des culottes menstruelles, rapidement rentabilisées, 16% des femmes réglées ont, elles, indiqué ne pas disposer suffisamment de protections hygiéniques pour elles-mêmes ou pour leur fille par manque d’argent (soit le double par rapport à novembre 2020 et janvier 2019). Un chiffre qui correspond à près de 2,9 millions de femmes réglées en situation de précarité hygiénique.

 

C’est révoltant”, déclare le député européen Adrien Smith (La France Insoumise). “L’accès aux protections hygiéniques devrait être un droit, pas un privilège”. Face à ce constat, le député a organisé à Châlons-en-Champagne (Marne), lieu de sa permanence, une collecte de protections hygiéniques à destination des personnes menstruées les plus précaires. Et si le député s’est engagé à renouveler l’initiative, pour lui, “la suite doit être institutionnelle”. “Il est indispensable que les pouvoirs publics prennent en charge la distribution généralisée de protections périodiques, notamment auprès de la jeunesse. Les réponses institutionnelles actuelles ne sont clairement pas à la hauteur de l’enjeu”, regrette-t-il. Pour remédier à la précarité menstruelle, Anthony Smith et La France Insoumise souhaiteraient rendre les protections hygiéniques gratuites sur le modèle de l’Ecosse. “C’est une mesure de justice sociale”. 

 

Car la France garde un train de retard sur certains voisins européens : déjà car la problématique est très souvent ramenée à l’unique précarité menstruelle et non à la précarité hygiénique dans son ensemble. Mais aussi parce que les politiques publiques semblent avoir du mal à s’emparer du sujet : l’une des dernières mesures remonte à 2015, année depuis laquelle les protections hygiéniques sont considérées comme produits de première nécessité, et dont le taux de TVA leur étant appliquée a donc été abaissé de 20% à 5,5%. 

 

Et si en 2021, des distributeurs de protections gratuites ont été installés dans les universités, établissements scolaires et prisons sur le territoire, rien de comparable à la Catalogne, en Espagne, qui distribue gratuitement depuis mars 2024 des protections hygiéniques réutilisables à toutes les femmes vivant dans la région. Autre exemple : au Royaume-Uni, le gouvernement a supprimé, en 2021, la TVA sur les tampons et serviettes hygiéniques, ne considérant plus ces produits comme des produits de “luxe”, “non essentiels”.

INTERVIEW. « Il faudrait que les protections soient gratuites pour toutes les personnes menstruées »

 

Nathalie Lachambre est coordinatrice du collectif Règles solidaires à Amiens. Créé en 2020, celui-ci lutte contre la précarité menstruelle au sein du département de la Somme, et défend la gratuité des protections périodiques pour toutes et tous.

  • Quelles sont les difficultés quotidiennes d’une femme en situation de précarité menstruelle ?

La honte et l’angoisse. Lorsque une femme n’a pas les moyens de se protéger, elle craint que cela se remarque, surtout en France où le sujet des règle est encore tabou. Ensuite, une femme qui ne peut pas s’acheter de protections périodiques ne va tout simplement pas sortir de chez elle en période de règles. C’est également le cas chez les jeunes filles scolarisées au collège ou au lycée, elles ne vont pas à l’école. C’est un isolement. Ces femmes font avec les moyens du bord. Elles utilisent des torchons, des mouchoirs ou des gants de toilette.

  • La précarité menstruelle est-elle préoccupante en France ? 

Nous estimons qu’une femme sur trois est victime de précarité menstruelle en France. Lorsque nous avons démarré le collectif, en 2020, c’était une femme sur six. Les produits premiers prix ne sont pas de bonne qualité, ce qui ne permet pas aux femmes dans le besoin d’être dans le confort en période de règles. Le budget d’une vie menstruée d’une femme, pour subvenir de manière suffisante et régulière à des protections périodiques, est énorme. On estime que cela représente entre 5 000 et 10 000 euros pour toute une vie. Dans cette somme, en plus des tampons et des serviettes, il faut prendre en compte les sous-vêtements, les rendez-vous médicaux ou encore les médicaments non-remboursés en cas de règles douloureuses.

  • Qu’attendez-vous des pouvoirs publics ?

Quand elle était Première ministre, Elisabeth Borne avait annoncé que toutes les femmes de moins de 25 ans auraient le droit à des protections hygiéniques lavables remboursées par la Sécurité sociale. Mais cette mesure n’est jamais entrée en vigueur. Il faudrait que les protections soient gratuites pour toutes les personnes menstruées, pas uniquement pour les moins de 25 ans. Aujourd’hui, il faut aussi s’adapter aux besoins de la jeunesse qui réclame des protections lavables et écologiques, en lien avec les enjeux climatiques. À l’échelle de notre collectif à Amiens, le département de la Somme, grâce au conseil départemental, a installé des distributeurs dans tous les collèges avec des protections fabriqués localement, par une entreprise d’insertion. Il y a une prise de conscience, dans les universités, les lycées et les collèges où de plus en plus de distributeurs sont installés avec des produits de qualité. Néanmoins, il faut encore aller plus loin.

Du côté des grandes enseignes – stratégies de communication à garder en tête – certaines marques essaient de contribuer à la lutte contre la précarité hygiénique : le cas d’Always, qui sur les cinq dernières années, a donné plus de 30 millions de serviettes périodiques à des associations comme Dons Solidaires et Règles Élémentaires. Kenvue, maison mère de la marque de protections hygiéniques Vania, réalise également des dons de serviettes réutilisables à l’égard des filles et femmes défavorisées dans les pays d’Afrique.

“Cela atteint la dignité et l’estime de soi”

Car Mariam, avant et après son arrivée en France, ne pouvait pas faire autrement qu’utiliser de vieux t-shirts pendant ses règles. Une contrainte qui la pousse notamment à limiter ses sorties pendant la semaine, de peur que l’odeur puisse gêner autour d’elle. Même crainte avec ses enfants : la mère isolée se rappelle d’épisodes humiliants dans les transports en commun, où le manque d’hygiène des enfants était un problème. “Les gens ne s’approchaient pas de nous à cause de l’odeur, alors je me mettais au fond avec eux”. “Les conséquences sociales sur le bien-être des personnes en situation de précarité hygiénique sont évidentes”, affirme Emma Garnier de Dons Solidaires, “Cela atteint la dignité et l’estime de soi”. Ce que confirme le baromètre de l’association : 47% des interviewés qui ont réduit leur consommation de produits d’hygiène et de cosmétiques déclarent que cela a eu un impact néfaste sur leur confiance en eux.

 

Les conséquences concrètes sur la santé sont également diverses, et notamment pour les jeunes enfants : “Pour les enfants en bas âge à qui les parents ne peuvent se permettre de mettre plus d’une couche par jour, cela peut créer des risques d’infection, d’irritation”, souligne Emma Garnier. Ce qui est arrivé à la fille de Mariam :”Je n’étais pas une mauvaise mère, mais je ne pouvais pas faire autrement. Je me sentais abandonnée”. La jeune mère garde encore un souvenir douloureux de cette période. 

 

Aujourd’hui, Mariam se rend une fois par semaine aux distributions organisées par l’association AGS. “Ça a changé ma vie”, dit-elle. L’association propose des paniers à 5 euros, avec tout le nécessaire d’hygiène : gels douches, shampoings, dentifrice. Mais également des produits cosmétiques :”J’ai même des crèmes pour le corps et des masques pour le visage”, clâme Mariam. “Aujourd’hui, je me sens femme, j’ai regagné confiance”, conclut-elle.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *