Le tir, une passion comme une autre ?

Louis Augry, Etienne Bianchi, Kévin Gasser, Thibault Ziatkowski

Le tir, une passion comme une autre ?

Le tir, une passion comme une autre ?

Louis Augry, Etienne Bianchi, Kévin Gasser, Thibault Ziatkowski
28 mai 2021

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source d’appréhension, craintes ou encore méprisées, les armes à feu n’ont pas bonne presse en France. La faute à des faits-divers morbides qui défraient la chronique. Dernier en date, un double homicide par balles dans les Cévennes : le meurtrier présumé, Valentin Marcone, licencié d’un club de tir, a mis en lumière d’une triste manière les possesseurs d’armes. Les 1 500 000 tireurs français luttent contre ces stéréotypes qu’on aimerait leur accoler. Immersion dans un monde de passionnés en quête de respectabilité. 

Une pratique plus sportive que défensive

Comment attrape t-on le virus du tir ? Par un oncle chasseur ? Par des parties endiablées de Call of Duty ou de Battlefield ? Claire est licenciée dans un club de tir sportif dans le 13e arrondissement de Paris, tout vient d’un souvenir d’enfance. De longs étés dans la campagne lyonnaise où « on se faisait chier comme des rats ». Elle tire alors en compagnie de sa grand-mère avec une petite carabine à plombs « qui traînait là et qui devait appartenir à mon grand-père ». Freelance dans l’événementiel, la presque trentenaire s’inscrit au stand en septembre 2019 et vide son Glock Slimline 48 une fois par semaine, pistolet qu’elle loue à chaque séance.

Comme Claire, de plus en plus de Français franchissent le pas et s’inscrivent dans un club de tir. La Fédération française de tir comptait en 2020 plus de 220 000 licenciés, un chiffre en constante augmentation. Entre 2011 et 2020, le nombre de licenciés dans un club de tir sportif a augmenté de 57%, preuve de l’intérêt des Français pour la discipline. Au total, entre les adeptes des stands de tir, les chasseurs et les collectionneurs, près de 1 500 000 français conservent au moins une arme à feu dans leur coffre-fort.  

Pourtant, mettre la main sur une arme en France n’est pas chose aisée. Le port d’armes est interdit sauf pour les forces de l’ordre en service, quand la détention est autorisée sous certaines conditions. Quatre catégories sont encadrées par la loi. Les armes de guerre de catégorie A, strictement interdites à la vente sauf dérogation. La catégorie B rassemble les armes de poing et d’épaule destinées au tir sportif et nécessite une autorisation. La catégorie C regroupe les armes de chasse seulement soumises à déclaration, quand la catégorie D désigne les armes libres d’acquisition et de détention pour les majeurs, à savoir les armes à poudre noire et les armes blanches. Des contraintes qui n’effraient pas les nouveaux et les jeunes acquéreurs.

Youtubeurs et tireurs 

« Touché ! » Allongé dans l’herbe, Victor n’est pas peu fier du tir qu’il vient de réaliser. L’œil derrière le viseur de sa carabine Remington 700, une arme de classe C, il vient de toucher une cible à plus d’un kilomètre de distance. Pourtant le jeune homme de 21 ans, casquette de camouflage vissée sur le crâne, n’est ni un soldat, ni un chasseur, mais un youtubeur. Derrière sa jumelle de tir, son ami Benjamin, 22 ans, l’aide à ajuster son tir. Les deux camarades de lycée ont ouvert leur chaîne « La Gauloiserie » en avril dernier et croulent déjà sur les vues : 31 000 vues sur l’une de leurs dernières vidéos, et plus de 8 000 abonnés au compteur. Un départ canon pour les deux Picards.

« Jamais vraiment intéressé par les armes en général », Victor tient sa passion pour le tir lors d’un voyage au Canada dans le cadre de son BTS agricole. Il y découvre un rapport à l’arme particulier.

« Là bas, quasiment tout le monde a une arme, et depuis très jeune. Au Canada les gens voient les armes davantage comme un bouclier, alors qu’ici, en France, on a tendance à les voir comme une épée. »

Très vite, le vidéaste-agriculteur à la moustache fournie convertit « Benjam » au plaisir grisant du tir. Depuis, les deux cartonnent des cibles sur l’exploitation de Victor. Plateaux d’argile, cible métallique, tout y passe. Surtout, ils découvrent les exigences d’une pratique singulière. 

La sécurité avant tout 

Loin du survivalisme et du cliché de l’américain surarmé, les deux youtubeurs sont obsédés par la performance sportive. Le plus grand exploit de Victor ? Une cible de 50 centimètres touchée avec sa carabine Remington 700 à 1 360 mètres. Une recherche des records qui se rapproche de l’idéal olympique. Lors de l’édition 2016 à Rio de Janeiro, pas moins de 15 épreuves de tir mêlant carabine et pistolet ont permis à la France de rafler deux médailles. En août, à Tokyo, neuf tireurs tricolores seront sur le pas de tir et tenteront de faire un carton. 

Les deux amis recherchent la performance mais jamais au détriment de la sécurité.  Lors des séances de tir sur la propriété de Victor, pas de place pour les novices. « Je n’invite personne qui n’ait jamais déjà tiré. Et puis, mon terrain est isolé et sécurisé, sans nuisance sonore possible », se réjouit l’agriculteur.

Dans les stands de tir, les règles sont encore plus strictes. « J’installe ma cible avec mon chargeur dans la main, l’arme et les munitions restent sur mon pas de tir, explique Claire, qui ne se verrait pas tirer ailleurs qu’au stand. On est surveillés par un responsable présent dans la pièce et scruté de près sur les caméras de surveillance, on tire en autonomie mais on n’est jamais seuls pour autant. »

«Moitié sport, moitié psy»

Une fois sécurisée, la tireuse peut s’amuser. « Je m’y suis remise la semaine dernière avec mon formateur et j’en suis ressortie en ayant transpiré comme si j’avais fait une séance à la salle de sport ». Sportive régulière et désireuse de nouvelles sensations, Claire était à la recherche d’un meilleur exutoire que son habituelle séance de rameur : « C’est à moitié une séance de sport, à moitié une séance de psy ».

Michel, 56 ans, vit dans le Bas-Rhin. Deux week-ends par mois, lui aussi va dans son stand de tir au nord de Strasbourg pour vider son Glock 9mm, mais pas seulement : « Ça me permet de faire le vide dans ma tête ». Tireur depuis sa majorité, ce père de famille n’est pas un passionné d’armes à feu. Le tir, c’est pour lui un moyen d’arrêter le temps. « C’est comme le tai-chi que je pratique. Vous êtes concentré pendant une heure à gérer votre respiration, décontracté et tendu en même temps et vous n’êtes nulle part ailleurs », image Michel. 

« Bouffée d’adrénaline »

Un effet tout à fait logique pour la psychologue clinicienne psychanalyste  Marie-Ange Casanova-Robert, dont le cabinet est dans le 13e arrondissement de Paris. « C’est une bouffée d’adrénaline qui s’explique par la pression relâchée après une grande concentration. Cette adrénaline produit une addiction chez de nombreux sujets, du même genre que ce qu’on pourrait retrouver chez un coureur qui ne peut pas s’empêcher d’aller faire ses 12 km quotidiens. » 

La psychologue de 70 ans parle en connaissance de cause ; elle-même tireuse depuis le plus jeune âge, formée par un père commissaire de police. Malgré son « tempérament sanguin de Corse », elle remarque l’impact du tir sur sa vie personnelle et professionnelle.

« Pour moi, cette concentration extrême m’a appris un self-control que je n’aurais certainement pas acquis si je n’avais jamais tiré. Quand je travaillais en hôpital psychiatrique j’ai pu faire face à des situations de stress intense en me concentrant et en contournant le danger grâce à ma formation aux armes. »

« Quand d’autres fument ou parient, moi je tire »

En revanche, ces sensations ont un prix. Michel possède pour 4 000 euros d’armes à feu chez lui et paie une cotisation annuelle de 200 euros pour tirer dans son stand alsacien. En plus, il dépense l’équivalent de « 50 à 100 euros » de munitions par mois. Un prix qui pourrait représenter un frein, mais pour lui, ça vaut le coup : « C’est mon petit plaisir, quand d’autres fument ou parient, moi je tire. » Souvent accompagné par sa fille aînée au stand, Michel garde un œil rivé sur le coût de cette sortie familiale. « Il ne faut pas qu’elle m’accompagne trop souvent », sourit-il. 

D’autres ont trouvé la parade pour ne pas avoir à mettre autant la main au portefeuille. Les deux jeunes youtubeurs Victor et Benjamin fabriquent leurs propres munitions. « Pour un calibre de longue distance, notre cartouche maison revient entre 60 et 80 centimes. Pour la même cartouche achetée, ça reviendrait entre 2 et 4 euros », détaille Victor.

Le tir, à la marge

« Tuerie des Plantiers : Valentin Marcone « venait au club pour s’entraîner à tirer à 300 mètres » », (Midi Libre) « La cache et le stand de tir de Valentin Marcone, auteur présumé de la tuerie des Plantiers dans les Cévennes » (France 3), « Solitaire, paranoïaque, passionné d’armes…qui est Valentin Marcone, le fugitif traqué dans les Cévennes ? » (Le Parisien). Ces titres publiés à la mi-mai évoquent la fuite du présumé meurtrier des Cévennes Valentin Marcone. Mais surtout, ils font un lien implicite entre ce double meurtre dans une scierie du Gard et la passion pour le tir du suspect.

Un fait-divers qui s’ajoute à celui de Noël dernier, où Frédérik Limol met le feu à son domicile dans le Puy-de-Dôme, tente d’abattre sa femme, puis ouvre le feu sur les gendarmes avec son fusil AR-15 causant la mort de trois d’entre-eux et blessant grièvement un quatrième. Là encore, la sphère médiatique ne manquait pas de souligner sa passion pour les armes à feu.

Tous les passionnés de tir que nous avons contactés regrettent ces « amalgames » qui participent à la difficulté que nous avons rencontrée pour approcher de l’’intérieur stands de tir et armureries. Au total, nous avons contacté plus d’une dizaine d’établissements, tous nous ont refusé l’accès, au motif de la « méfiance » ou d’une mauvaise expérience passée avec des journalistes. Jean-Pierre Bastié est le vice-président de l’Union française des amateurs d’armes (UFA), association qui vise à défendre les droits et intérêts des collectionneurs et par extension ceux des tireurs et chasseurs. Pour lui, cette méfiance est tout à fait logique :

« On se fait tailler des croupières depuis quelques mois par les médias, on ne peut pas dire qu’ils soient vraiment au courant du sujet qu’ils traitent. Ils embrayent directement vers le sensationnel, et beaucoup de professionnels ne veulent plus entendre parler des journalistes. On leur accorde un entretien, à la sortie il reste 30 secondes et c’est souvent à côté de la plaque. » 

« Pas de débiles »

Résultat : cette opacité pousse les défenseurs de la discipline à reconquérir l’opinion publique. « Nous sommes persuadés que plus on en parlera aux médias, plus nous arriverons à faire passer des messages positifs, considère Jean-Pierre Bastié. Nous faisons même des propositions aux journaux nationaux, pour qu’il n’y ait pas n’importe quoi qui soit raconté. » Et de montrer ainsi que les tireurs ne sont pas tous des déséquilibrés.

Pour éviter que des personnes potentiellement violentes se constituent un arsenal, des tests psychologiques, réalisés par un professionnel, sont nécessaires pour pouvoir tirer. Un barrage censé empêcher que des armes ne tombent entre de mauvaises mains. L’examen prend la forme de tests projectifs où le candidat doit associer des tâches d’encre à un mot ou une idée. La décision finale revient au psychologue qui délivre, ou non, un certificat. « Il m’est arrivé de donner un avis défavorable parce que je voyais dans le test une capacité à une violence aveugle par rapport à ce qu’il voyait dans les taches d’encre et dans les photos », raconte la psychologue Marie-Ange Casanova-Robert.

Face aux interrogations des tireurs sur leur pratique et leurs droits, des relais existent et fournissent une assistance juridique personnalisée. C’est notamment le rôle de l’UFA comme le détaille Jean-Pierre Bastié. « On reçoit une quinzaine ou vingtaine de mails par jour et dans 80% des cas, ce sont des tireurs en difficulté qui posent des questions pour être parfaitement en règle. Pas plus tard qu’hier on a reçu un appel de quelqu’un qui avait trouvé un fusil dans son grenier et qui ne savait pas quoi en faire. »

Au niveau associatif comme du côté des pratiquants, le but est de montrer que le tir est une pratique comme une autre. Michel s’en fait le témoin. « Dans mon club il y a un plâtrier, un chef d’entreprise, un électricien : que des gens normaux. Parmi tous les tireurs que je connais, il n’y a pas de survivalistes, pas de débiles. Ceux qui veulent jouer aux cow-boys sont éjectés. »

Louis Augry, Etienne Bianchi, Kévin Gasser et Thibault Ziatkowski

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