Lunettes oversize et sourire radieux, Camille fait partie de l’équipe. Avec “Je m’en bats le clito”, le compte Instagram qu’elle crée en octobre 2018, elle partage sans complexe la moindre de ses pensées intimes, du coup de gueule à sa dernière partie solo de jambe en l’air. “À aucun moment on dit aux mecs ce qui se passe dans nos culottes ou dans nos cerveaux”, balance franco la jeune parisienne, convaincue qu’il faut libérer la parole pour briser le tabou. Le déclic ? Un lendemain de soirée chez son meilleur ami, où elle, seule fille du groupe, écoute ses amis se vanter l’un après l’autre de leurs performances sexuelles. “Là je me suis dit bon: ça veut dire que les mecs ne sont pas au courant quand même. Et ça veut dire que premièrement, on doit pas assez parler de cul quand ils sont là, et que deuxièmement, quand ils disent des âneries pareilles, on doit pas souvent les reprendre”. Depuis, elle se lâche, et balance ses punchlines à plus de 250 000 abonnés. Et quand il s’agit de masturbation, “si les posts ne récoltent pas forcément le plus de likes ce sont ceux qui provoquent le plus de réactions”, assure un sourcil relevé, celle qui aujourd’hui parle ouvertement de humping [terme anglais qui désigne le fait de se frotter les parties génitales contre un objet ou du linge]. Désormais elles sont des centaines à venir la remercier par message d’avoir osé s’exprimer sur le sujet de manière banale, de l’avoir désacralisé. “Il y a des jeunes filles qui me disaient qu’elles pensaient que c’était mal de se toucher”, se rappelle Camille, consternée. Elle-même se rappelle que c’était la seule question taboue dans son groupe de copines.
Un tabou historique
Selon, l’IFOP, en 2019, 76% des femmes interrogées disent s’être déjà masturbées. En 1970, elles n’étaient que 19%. Le voile sur la masturbation féminine se serait-il levé ? Pas si sûr. Pour beaucoup de femmes, la pratique de la masturbation est arrivée tard. Charlotte, 25 ans, l’a expérimentée pour la première fois cette année : « Je pensais que personne ne le faisait sauf les meufs qui étaient nymphomanes », raconte-elle. La honte avait alors envahi la jeune femme, pour qui dans l’imaginaire, le plaisir féminin était l’apanage de femmes dites “sexophiles”. Une pratique jugée aussi indigne au début pour Chloé, 22 ans. Lors d’un échange en Allemagne, sa correspondante aborde le sujet, sans gêne. Elle n’avait alors jamais pensé que la masturbation féminine pouvait être évoquée librement. Le soir-même, elle essaye : “Je me sentais sale et je pensais que c’était plus ou moins interdit, je ressentais confusément que ce n’était pas « acceptable », pas « décent »”, explique-t-elle. Chloé et Charlotte ne sont pas les seules à prendre la masturbation en dégoût alors qu’il s’agit d’un réflexe pourtant naturel. Depuis l’âge de deux ans, les petits enfants explorent la masturbation, sans savoir en identifier la signification. Anaïs, 23 ans, se souvient : “Petite, je pensais être la seule petite fille au monde à faire ça et je pensais être un peu détraquée mais ça ne m’arrêtait pas vraiment.”
L’Histoire a ancré dans l’imaginaire collectif la honte liée à la pratique masturbatoire. Outre les religions, médecins et moralistes ont fait de la masturbation le vecteur de toutes les maladies du monde. Le plaisir féminin, inutile à la reproduction n’avait pas sa place. Avec l’arrivée de la psychanalyse vers 1920, Sigmund Freud parle de sexe mais considère l’orgasme clitoridien comme immature sexuellement. L’orgasme vaginal provoqué par pénétration n’a pourtant jamais existé. L’hystérie qui signifie “ce qui vient de l’utérus” est considérée comme la maladie du XXe siècle à éradiquer. Elle a été le terrain de nombreuses expérimentations. Garnier, un médecin français préconise l’excision. Dans certains cabinets, on se met à masturber les femmes jusqu’à ce qu’elle “entrent en crise”. “Ce qui est fou, c’est que ces médecins ne savent pas forcément qu’ils provoquent un orgasme”, ironise Camille Emmanuelle dans son livre Sexporwerment.
« Je fais ça comme un mec devant mon PC »
La révolution sexuelle de 1970 a aujourd’hui bouleversé tous les codes moraux de la sexualité. Cependant, le tabou et les clichés autour de la masturbation féminine ont la peau dure. Louise, 27 ans découvre la masturbation adolescente, d’abord, grâce à des nouvelles érotiques, puis à du porno. Elle déplore l’image romantique accolée à cette pratique : “Dans les pornos, une fille qui se masturbe se met dans un bain, avec des bougies, moi je fais ça comme un mec devant mon PC : c’est le MacDo du cul !” Exemple marquant du fantasme entretenu autour de la masturbation féminine : l’expression familière “se branler” communément employée pour les hommes. D’un point de vue purement littéral elle désigne l’action d’effectuer un mouvement de va et vient sur ses parties génitales. Elle correspond alors à la masturbation féminine autant qu’à la masturbation masculine.
Dans les mots comme dans la culture populaire, la masturbation féminine est quasiment invisible. « À l’époque on voyait des mecs se branler dans les films comme American Pie. On se moquait d’eux mais on se disait que ça existait alors que pour nous, pas du tout », se souvient Louise. Des garçons adolescents qui se masturbent pour faire rire et des femmes qui ne se masturbent pas ou alors qui deviennent folles. Dans le film Haute-Tension d’Alexandre Aja, le personnage principal interprété par Cécile de France, s’adonne à une séance de masturbation puis tue tout le monde. Récemment, des séries abordent la sexualité dans son intégralité, comme Sex Education qui présente une scène de humping d’une jeune adolescente sur un oreiller. Cette évolution reste minime puisque selon le « bechdel test » qui évalue le degré de sexisme d’une œuvre cinématographique, sur 4 000 films évalués, 40 % d’entre eux ne passent pas le test.