Un monde sous la ville

Richard Duclos et Sarah Rozenbaum

Un monde sous la ville

Un monde sous la ville

Richard Duclos et Sarah Rozenbaum

Sous Paris, s’étendent les catacombes, un réseau de souterrains dont la longueur atteint près de 250 kilomètres. Ce monde sous la ville, officiellement interdit aux visiteurs, possède pourtant une société en miniature avec ses codes et son histoire.

En file indienne, notre petit groupe de sept s’empresse de descendre l’échelle découverte par une plaque d’égout soulevée. Vite, disparaître de la surface pour ne pas se faire repérer. Les yeux peinent à s’habituer à la soudaine lumière des lampes frontales. Il est 22 heures un mercredi soir et nous voilà sous Paris dans une galerie technique emplie d’énormes câbles. Pour accéder aux catacombes, il faut la parcourir puis emprunter un passage secret indétectable pour le non-initié. Sur les murs, la trace de l’IGC, Inspection générale des carrières qui gère le réseau et en vérifie l’état au quotidien.

Aymeric, le guide de 21 ans, très sûr de lui, n’a même pas besoin d’une carte pour se repérer. En T-shirt maculé de boue et cuissardes de pêcheur, il mène le groupe avec entrain. C’est aujourd’hui sa centième descente et il a eu tout le temps d’apprendre par coeur le moindre recoin du réseau, long pourtant de près de 250 kilomètres. Lui, comme les autres sont des élèves de l’école des Mines, une école dont la tradition est d’effectuer un baptême de chaque nouvelle promotion dans les catacombes.

Nous voici donc deux journalistes perdus au milieu de cette bande de copains. Enceintes bluetooth accrochées aux sacs à dos diffusant à fond des musiques épiques, qui ne sont pas sans évoquer le Seigneur des Anneaux, il faut tracer. Victor, un de nos accompagnateurs nous encourage à sa manière « Vous perdez pas sinon vous allez mourir ! ». Au détour des couloirs, le petit groupe guette des bruits suspects. Car se trouver ici est interdit depuis 1955 et le service de surveillance des carrières, les cataflics, n’hésite pas à distribuer des amendes de près de 60 euros.

Pas le temps de s’habituer, de prendre ses repères, notre groupe est attendu plus loin. Les pieds s’enfoncent dans un sol spongieux et glissant, chaque pas devient périlleux. Il est trop tard pour espérer sauver ses chaussures. Et puis, la « Piscine » se profile. Un endroit précis des catacombes où le sol n’est jamais sec, l’eau pouvant atteindre les genoux ou la taille en fonction des précipitations extérieures.

Tout en marchant, on nous explique l’histoire des catacombes, les différentes inscriptions sur les murs ou encore les anecdotes partagées par tous les mineurs, nom que se donnent les élèves de l’école des Mines. Nous passons d’ailleurs par une partie du trajet effectué chaque année le jour du baptême. La tradition en remonte aux années 1920. La fresque, elle, est venue plus tard. Selon la légende c’est la promo de 1945, qui la première a laissé sa trace sur les murs. Au début simple encadré contenant le numéro de la promo, la fresque s’est peu à peu transformée en véritable oeuvre d’art réalisée chaque année par plusieurs volontaires.

 

Nos compagnons marquent soudain un arrêt pour nous montrer la salle dite de l’Apéro, très réputée pour sa table et ses bancs permettant…de prendre l’apéro. Une tradition bien établie puisqu’en 1777 déjà, un mathématicien signalait à l’Inspecteur général des Carrières l’organisation de fêtes dans les sous-sols parisiens. Ce n’est pourtant pas la destination finale. Car les mineurs aiment la tranquillité et cette salle est bien trop fréquentée par les cataphiles.

Passez votre souris sur les points de la carte

 

Direction les Bermudes, un espace au nord du réseau peu cartographié et mystérieux. Une arche en pierre, « L’Arche perdue », en marque le début. Au fin fond des Bermudes nous voici enfin arrivés dans une toute petite salle peinant à nous contenir. Nous avons retrouvé en chemin deux autres personnes.

Une fois installés tant bien que mal, il est l’heure d’allumer les bougies, de sortir le champagne et de fêter la 100ème descente d’Aymeric, le guide. Ce dernier, peu doué pour les discours se contente de remercier ses camarades avant de sabrer la bouteille. Comme par magie, chips et saucisson sortent des sacs et un pique-nique s’improvise, 20 mètres sous terre. Cela fait déjà deux heures que nous visitons Paris en sous-sol.

Alors que la soirée bat son plein, un couple arrive. Doc comme il se surnomme et son amie sont parvenus ici par hasard. À vrai dire, ils se sont égarés, fait inhabituel pour cet habitué des catacombes qui ne compte plus ses descentes.

« Le petit frisson du ‘oh merde où est-ce que je suis’ ça m’avait manqué un peu. Quand tu te perds plus c’est plus très marrant. Là ça faisait longtemps, je me suis dit allez on va aller se paumer un peu. »

Les nouveaux venus sont bien accueillis et se retrouvent vite avec une bouteille entre les mains. Et lorsque deux groupes de cataphiles se rencontrent, de quoi parlent-ils ? Des catacombes évidemment. Tout y passe, de l’anecdote de descente au fait divers de fin d’année qui a perturbé le petit monde cataphile : le décès d’un quadragénaire victime d’un arrêt cardiaque après une soirée alcoolisée dans les carrières. « ça a fait une polémique, il y a eu un mort, mais le gars était cardiaque, c’est pas les catacombes qui l’ont tué ! », commente Maxence.

1h30 du matin, les bouteilles finies, certains élèves des Mines commencent à penser à remonter. Ils ont cours le jour-même à 8h. D’autres préfèrent poursuivre leur exploration. Nous suivons sagement le premier groupe. Le chemin en sens inverse se fait au pas de course.

Il est près de 3h quand enfin nous émergeons des catacombes. Un rapide au revoir aux mineurs, il ne faut pas rester trop longtemps près de la plaque d’égout et c’est parti pour la dernière partie de cette épopée, le retour à pieds, couverts de boue et encore mouillés à travers tout Paris.

Cataphiles/cataflics, jeu du chat et de la souris

La Plage. Crédits : Sarah Rozenbaum

 

Lampe frontale vissée sur le casque, bottes de pluie aux pieds, les cataflics surveillent les carrières. Leur nom officiel : groupe d’intervention et de protection de la préfecture de police de Paris. Cette brigade, chargée par ailleurs d’autres missions comme la protection de personnalités, est composée d’anciens athlètes, qui descendent régulièrement dans les catacombes. Chaque semaine, près d’une centaine de personnes seraient interpellées sous nos pieds.

Dans le dédale des galeries, la chasse au cataphile s’apparente à une immense partie de cache-cache, dans une ambiance relativement bon enfant. En atteste en 2000 la grande fête donnée pour le départ à la retraite du commandant Jean-Claude Saratte, premier « cataflic » de France, fondateur de l’équipe de recherche et d’intervention en carrières en 1980.

Explications de Gilles Thomas :

Aujourd’hui la brigade des carrières est dirigée par Sylvie Gautron, dont tous les cataphiles connaissent le nom. Le rapport entre la police et ces derniers n’est pas que répressif, comme en témoigne Gaspard Duval, 54 ans, cataphile confirmé : « La présence des cataphiles sous terre rassure les forces de l’ordre, c’est un réseau de surveillance que eux ne peuvent pas avoir. Parce que même si nous ne sommes pas là pour surveiller, si on voit quelque chose de suspect on va tout de suite les avertir. Il y a déjà eu des histoires avec des mecs de banlieues qui venaient pour se battre avec tous ceux qu’ils croisaient, et qui ont été signalés. » En contact avec la brigade, Gaspard reçoit parfois des mails de Sylvie Gautron voulant savoir s’il a entendu parler de tel ou tel incident. Ce qui ne l’a pas empêché de se prendre quelques amendes lors de ses rencontres avec les cataflics.

Ces rencontres, les cataphiles en parlent presque fièrement. Ils s’échangent leurs histoires, leurs anecdotes, plus amusés qu’autre chose, à l’instar de Doc, qui raconte, avec un grand sourire :

« Une nuit, alors que je dormais dans les catacombes avec des amis, j’ai été réveillé par des bruits de botte, puis par la lumière d’une lampe frontale. J’ai commencé à dire « allez-vous-en, on dort », quand j’ai entendu « Bonjour, c’est la police ». »

Aventuriers des temps modernes

Crédits : Richard Duclos

La possibilité de croiser les cataflics s’évoque entre cataphiles sur un petit ton empreint d’excitation. Le risque d’amende ajoute encore au sentiment d’aventure recherché par tous ceux qui descendent.

Pierre, 23 ans, cataphile depuis  quatre ans, est celui qui résume le mieux ce frisson de l’inattendu :

« Il y a le côté aventure, interdit. On fait des trucs qui sont pas du tout habituels, c’est toujours marrant d’aller explorer. Tu vas pas demander ton chemin quoi, tu as ton plan, tu as entendu parler d’un truc, tu essayes de le trouver. C’est des sensations qui sont géniales. »

UYl9MtCn9pe_IO5s0krab23-Ot28EEx8vtBPbJzj2tIyr19YZWmtq3w0ufhAXRaP6p5arc8FqIeELNWRDSxlPwSZl_BMB9-xa1ccZpUMetHm8B7SIdQoy1yO7GDaE_HfumA6jw7K

Il n’est pas rare de croiser dans les carrières des gens venus se ressourcer après une journée de travail. Gilles Thomas le remarque d’ailleurs : « Il y a tellement de personnes qui descendent puisque ça va du gardien d’immeuble au polytechnicien, il y a de tout. » Une diversité sociale qui rend impossible le portrait type d’un cataphile. Ce qui les lie pourtant, c’est l’envie de déconnecter de son quotidien.

Gaspard Duval résume parfaitement ce sentiment : « Ce qui me plaît, c’est surtout le fait d’être à Paris et de pouvoir me retrouver isolé de tout en cinq minutes, comme en pleine forêt ou en pleine montagne. ». 

Cet isolement a d’ailleurs failli lui coûter cher à plusieurs reprises, car comme il le dit, « les catacombes c’est pas Disneyland » :

 

Gaspard Duval parcourt les catacombes depuis neuf ans. Il descend une ou deux fois par semaine, et reste parfois sous terre pendant plusieurs jours. Seul, le plus souvent, ce qui fait de lui un cas à part : les cataphiles ont en effet plutôt tendance à descendre en groupe afin de partager cette expérience.

Société parallèle

La Piscine. Crédits : Gaspard Duval

Les cataphiles forment une vraie communauté, unie par une même passion. Ils se retrouvent sur les forums ou les groupes Facebook, ont des pseudos, un langage propre : « catalampe », « catafête », « catatract »… « C’est une vraie société parallèle avec ses codes, ses règles », déclare Aymeric. Pierre l’avoue, il a parfois l’impression de faire partie d’un monde à part : « Surtout quand je sors des catas et que j’y rentre, par les plaques d’égout. Parce que là tu es au milieu de tout le monde, les gens se posent des questions, il y a un peu de mystère. »

Un monde où quasiment tous se sont déjà croisés, note Gaspard Duval : « Il y a beaucoup de turn-over, souvent les plus jeunes sont des étudiants qui sont un an ou deux sur Paris puis qui repartent. Mais tous les anciens se connaissent. » Pour lui, cette communauté a même quelque chose d’utopique :

« Les catacombes, c’est un espace de liberté où chacun fait ce qu’il veut, sans rendre de compte à qui que ce soit. L’utopie de la cataphilie, c’est créer un monde où on ne parle pas argent, pas boulot. On est tous en tenue d’explorateurs, tu ne sais pas si le mec en face de toi est banquier, chômeur, éboueur… C’est une société où il y a de l’égalité, pas de classes sociales. »

Soucieuse de préserver son territoire, la communauté cataphile a fait du culte du secret un de ses principes de base. Ne pas dévoiler les accès aux catacombes, de peur que la police ne les condamne s’ils sont trop empruntés, telle est la règle. Ainsi, Doc déclare descendre dans les carrières par une plaque à Montparnasse, mais refuse d’en dire plus : « une plaque qui fait mal au dos », élude-t-il.

Conséquence de ce goût pour le secret, la communauté cataphile n’est pas si ouverte que cela, malgré les discours sur la liberté et l’égalité. Ceux qui descendent pour la première fois, qualifiés de « touristes », ne sont pas forcément bien vus. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux, surtout depuis qu’Internet permet de se procurer facilement des plans des souterrains. Ceux-ci tendent à devenir une attraction : même l’auteur de la saga Game of Thrones, George R. R. Martin, s’y est rendu. Problème : avec la foule viennent les dégradations. Les canettes, bouteilles et sachets de chips sont presque aussi nombreux au sol que les tags sur les murs, regrette Gilles Thomas :

Pour autant, lui juge que mettre des fumigènes pour enfumer les touristes et les faire fuir est une attitude « malhonnête » : « Ceux qui mettent des fumigènes ont un sentiment de “c’est notre territoire, c’est à nous”. Mais on ne peut pas avoir d’animosité envers des personnes qui descendent pour la première fois. Un cataphile a au moins commencé en étant touriste ! » Même discours du côté de Gaspard Duval : « C’est une attitude ridicule, de la part de gens qui ont un terrain de jeu et qui ne veulent surtout pas que d’autres gens viennent. Mais eux-même ont commencé comme ça. Si nous on est venus ici, pourquoi ne pas partager. Dire  »c’est chez nous », c’est égoïste. » En somme, les catacombes sont à tout le monde, ou plutôt à personne.

Les catacombes : Des siècles de fantasmes

Les catacombes ont toujours alimenté les plus folles rumeurs : au XVIIe siècle, un homme proposait ainsi d’y rencontrer le diable contre un peu d’argent. Elles sont à l’origine de nombreuses histoires, qui sont le plus souvent de simples légendes. Ainsi, « il n’y a jamais eu d’usage politique des catacombes », souligne Gilles Thomas. « Aller dans les carrières ça nécessite du temps, de l’équipement, accepter des conditions qui sont pas faciles parce qu’il fait noir, c’est humide… C’est pas l’idéal ! » De même, il n’y a jamais eu de messes noires ou d’orgies. Pas plus que de skinheads, contrairement à ce que montrait en 1990 un reportage bidonné de l’émission « 52 sur la Une ».

GI5CXcb8q46FIBR-2Uuv4y039FmJ9wzkR5fWYdAVsXz-iHL_2NXU3313aKJzUBppdYJ9d5HTCLnSuXu8obdDA_x6gNjIuciROsdeIWW3Dxycz11x-uqXBk_bZ_WZsMN8vDFOOsfi

Cata-lexique

Catalampe : Lampe fabriquée par les cataphiles avec une canette et une bougie.

Cataphile (ou Ktaphile, kataphile) : selon l’historien Gilles Thomas, terme apparu dans les années 1980 après une étude menée par Jack Lang, ministre de la Culture.

Chatière : passage étroit, où il faut souvent ramper.

Ciel : Terme employé pour désigner le plafond des galeries.

Katalloween : grande soirée dans les catacombes organisée chaque année pour Halloween.

Leptospirose : « Maladie des rats », transmise par leur urine, à laquelle s’expose le cataphile.

PC / PO : pour Petite Ceinture / Porte d’Orléans. Noms de code pour désigner des accès aux catacombes.

Tract : texte ou dessin que les cataphiles laissent dans les catacombes à l’intention des autres cataphiles.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *