Le véganisme : avenir de la consommation ou bulle médiatique ?

Clara Charles et Léa Broquerie

Le véganisme : avenir de la consommation ou bulle médiatique ?

Le véganisme : avenir de la consommation ou bulle médiatique ?

Clara Charles et Léa Broquerie
16 mai 2018

Leur présence dans les médias est impressionnante : à travers des livres, films et reportages, les véganes font entendre leur voix. Ces antispécistes ont choisi de bannir de leur consommation tout produit issu de l’exploitation animale. Pourtant, ils ne représenteraient que moins d’un pourcent de la population française. Les véganes sont-ils en train de changer profondément nos modes de consommation ou la bulle médiatique finira-t-elle par éclater ?

Dans les colonnes des journaux, entre les rayons des librairies, dans les documentaires et les films chocs… partout, leur voix se fait entendre. Les véganes, ceux qui ont choisi de ne plus consommer aucun produit d’origine animale, sont largement présents dans les médias.

Des livres comme Libération animale de Peter Singer ou Faut-il manger les animaux de Jonathan Safran Foer ont théorisé le mouvement végane et ouvert les yeux de nombreux lecteurs sur les conditions d’élevage et d’abattage des animaux.

Des films font également bouger les mentalités sur la réalité de l’industrie agro-alimentaire. Okja, produit par Netflix et nominé à Cannes en 2017, raconte l’histoire d’une petite fille sud-coréenne qui remue ciel et terre pour sauver de l’abattoir son “super-pig”, une bête créée pour être la plus performante possible sur le plan alimentaire. Après sa diffusion, les recherches du mot “végane” sur Google ont bondi de 65% comme le rapporte le site Les Inrocks. Le mot « végane » est même rentré dans le dictionnaire Hachette pour la première fois en 2012.

Les vidéos choc de l’association L214 se partagent régulièrement les médias avec les tribunes de pros et anti-véganes qui avancent arguments et contre-arguments.

Malgré cela, ils ne sont que moins d’1% en France à avoir adopté le véganisme. Alors, ce mode de vie est-il l’avenir de la consommation ou une simple bulle médiatique?

Le véganisme, qu'est-ce que c'est?

Si le végétarisme et le végétalisme sont des régimes plus connus du public, le véganisme ne se réduit pas à une alimentation spécifique. C’est avant tout un mode de vie, de consommation. Pour se nourrir, se vêtir, les véganes refusent l’exploitation, la souffrance et la cruauté envers les animaux. Donc, le végane ne consomme aucun produit d’origine animale : il n’en mange pas, ne porte pas de laine ni de cuir, n’utilise pas de produits cosmétiques testés sur les animaux, ou ne fait pas d’équitation par exemple.

Comment se fait-il qu’on puisse faire certaines choses à des cochons d’élevage : les castrer à vif, les laisser vivre sur du béton nu toute leur vie… alors que si on faisait le dixième de ça à un chien, on irait en prison?”.

Le véganisme trouve son fondement dans l’antispécisme. Ce courant de pensée refuse la hiérarchisation entre les différentes espèces et la discrimination qui en découle. Les antispécistes pensent que comme tous les animaux sont dotés d’une conscience, ils doivent être considérés de la même manière. “Il suffit de regarder n’importe quel animal pour voir qu’il y a quelqu’un derrière ses yeux”, explique Isis La Bruyère, de l’association L214. Comment se fait-il qu’on puisse faire certaines choses à des cochons d’élevage : les castrer à vif, les laisser vivre sur du béton nu toute leur vie… alors que si on faisait le dixième de ça à un chien, on irait en prison?”.

Si de nombreuses voix s’élèvent récemment pour plus de droits aux animaux, il existe peu de pratiquants. Seulement 3% des Français se disent végétariens, 1% végétaliens (selon une enquête Ipsos), le nombre de véganes restant difficile à estimer.

 

Différents régimes sans viande

 

Le véganisme au quotidien

Liselotte Mas a 23 ans, cette journaliste originaire de Caen est devenue végane il y a environ trois ans. “J’ai regardé deux documentaires sur le véganisme avec des vidéos trash. Le lendemain, j’ai décidé que j’allais devenir végane”. Au départ, elle a réalisé un bilan sanguin pour rassurer ses proches : “il était absolument parfait les trois premières années. Aujourd’hui, j’ai une carence en B12, je prends donc un complément tous les jours, mais c’est une carence normale chez les véganes”. Elle a pris le temps de se documenter sur ce régime : “j’ai acquis des réflexes auxquels je ne pense même plus maintenant.

Dans la vie de tous les jours, n’utiliser aucun produit d’origine animale peut apparaître comme une contrainte. Mais Liselotte s’est vite adaptée. Lors des sorties entre amis par exemple : “je me débrouille pour proposer des restaurants où je peux trouver des choses. Et puis sinon, je peux toujours manger une assiette de frites et c’est réglé”. En s’installant à Paris, il est devenu beaucoup plus facile pour elle de trouver des produits et restaurants véganes.

Chose parfois peu connue des profanes du véganisme : de nombreux produits d’origine animale peuvent être facilement remplacés par des cousins végétaux. L’eau de cuisson des pois chiches, appelée aquafaba, peut remplacer des œufs battus en neige ; des graines de chia ou de lin, trempées dans de l’eau, prennent une consistance gélatineuse qui substitue aisément l’œuf dans des pâtisseries ; enfin les crèmes végétales peuvent se transformer en fromages végétaux ou “vromage”.



Pour m’acheter mes vêtements, je vais, comme tout le monde, chez H&M ou Zara, sans acheter de laine ou de soie… Mais avec mon petit budget c’est de toute façon assez évident. Pour le maquillage, c’est pareil, j’ai juste gardé quelques vernis à ongles.” (NDLR : qui peuvent être testés sur les animaux)

Mais pour certains produits, on ne soupçonne même pas leur provenance animale. Par exemple, “la colle de poisson sur les semelles de chaussures. Beaucoup de produits d’entretien sont testés sur les animaux. Et enfin l’alcool : beaucoup de distilleries utilisent des poudres de dérivés de poisson. Mais je bois du ricard parce que je sais que c’est végane”.

Loin des clichés du végane donneur de leçon, Liselotte ne milite pas pour rallier à sa cause : elle vit son véganisme pour elle : “le meilleur activisme possible c’est d’être végane, et de répondre aux gens quand ils posent des questions”.

 

 

 

Un nouveau business juteux

Face à l’exposition médiatique des véganes, les géants de l’industrie agroalimentaire ont flairé le bon filon et se sont engouffrés dans la brèche marketing. Les grandes surfaces comme Auchan ou Carrefour ont toutes leur rayon veggie (végétarien et végane). De leur côté, les industriels lancent leurs gammes de steaks au tofu, comme Nestlé qui commercialise ses produits “Le bon végétal” au sein de sa marque de charcuterie Herta. Le business du végane explose et en 2016 les ventes de produit véganes ont augmenté de 82%.

Les produits ayant des substances animales “cachées” sont tellement nombreux qu’il peut être compliqué de trouver de l’alimentaire, des cosmétiques, ou encore de l’habillement parfaitement véganes. Pour s’y retrouver, les bons plans se refilent entre connaisseurs sur Internet. Par exemple, des applications ont vu le jour pour localiser les restaurants proposant des plats véganes et végétariens, comme Happy Cow, disponible dans plusieurs pays.

Substances animales

Autre solution pour s’y retrouver : la labellisation végane. Expertise Vegan Europe est une association qui délivre un label. Il consiste au contrôle des ingrédients et des conditions de production d’un produit au regard de critères véganes et d’un cahier des charges. Hélène Modrzejewski, créatrice de l’association, indique que les entreprises ont différents intérêts de détenir ce label : “d’abord, l’export à l’international. Ensuite, viser les marchés spécialisés qui se développent. Enfin, exploiter une image positive. En bref, l’intérêt d’un label, c’est d’augmenter son chiffre d’affaire”.

En France, Expertise Vegan est “la seule association à se positionner sur le développement économique”. Pour Hélène, “les associations militantes font un travail énorme, et ne peuvent pas travailler aussi sur le business”.

Dernière difficulté pour les véganes : l’offre de distribution reste insuffisante, même si la chaîne Naturalia a ouvert trois magasins complètement véganes dans la capitale. D’autres rares magasins s’y spécialisent également, à l’image de Aujourd’hui Demain, ouvert en novembre 2017.

Et pour les consommateurs, qu’en est-il de l’impact d’un régime végane sur le budget ? Pour Liselotte Mas, végane depuis trois ans, “financièrement ça n’a rien changé, ça me coûte même moins cher”. Les protéines animales sont en effet souvent plus chères que les produits végétaux. Pour ce qui est des produits transformés, les prix peuvent gonfler. Comptez par exemple entre 5 et 7 euros pour un “vromage” Jay & Joy de 100 grammes, fait à base de matières premières chères comme la noix de cajou.

 

L214, porte-drapeau de la cause végane

Concentration forte des poules élevées en cage. (Photo Association L214)

L’un des visages les plus connus du véganisme militant en France est l’association L214, découverte par le grand public lors de la diffusion de ses vidéos choc dans les abattoirs. L’association compte environ 30 000 membres. Elle oriente son action vers les animaux destinés à la consommation humaine. Leur volonté est “d’ouvrir un débat de société sur la manière dont on traite les animaux”, selon Isis la Bruyère, membre de L214. “Les consommateurs ne connaissent pas les conditions d’élevage et d’abattage, nous voyons seulement des publicités à la télévision avec des animaux très heureux dans des champs, ce qui est faux. Notre but est donc de les informer”.

L’association est à vocation abolitionniste : elle souhaite une société où l’on ne mangerait plus de viande. “Mais on ne révolutionne pas tout du jour au lendemain. On veut au moins limiter les pratiques les plus cruelles”, comme l’explique Isis La Bruyère. Par exemple, leur campagne actuelle porte sur les œufs de batterie, pour lesquels les poules pondeuses vivent dans des conditions terribles : “on dissimule que les poules ne sont pas élevées en plein air, que les poussins sont broyés à leur naissance… Il est urgent d’interdire ce genre de pratiques”.

Nous avons permis de refaire le lien entre un produit sous cellophane et un animal, qui a le couteau sous la gorge, auquel la plupart des gens ne veulent aucun mal

L214 a fait grand bruit en 2015 en diffusant une enquête sur les conditions de mise à mort dans l’abattoir d’Alès. Les images ont été largement médiatisées. “Cela a permis de refaire le lien entre un produit sous cellophane et un animal, qui a le couteau sous la gorge, auquel la plupart des gens ne veulent aucun mal, explique Isis La Bruyère. Mais leurs vidéos choc ne sont pas au goût de tout le monde.

Les véganes ont-ils tout faux ?

Malgré une présence médiatique importante, le véganisme n’a pas encore eu un impact déterminant sur les modes de consommation et sur l’économie agroalimentaire française. Une étude Ipsos commandée par l’Interbev (l’interprofession bétail et viande) rappelle que 96% des Français se disent encore omnivores, et 91% déclarent manger de la viande au moins une fois par semaine.

Par ailleurs, pour Yann Echinard, maître de conférence en économie à Sciences-po Grenoble, le véganisme ne peut pas transformer rapidement les structures économiques du pays. “Il y a des effets d’inertie importants, des structures économiques lourdes, des effets de secteur etc. qui font que les pratiques des consommateurs sont aussi dictées par les producteurs, explique l’économiste. Si je devais trouver une formule choc, je dirais que le véganisme est une bulle médiatique. La réalité des forces du marché et des secteurs de production est plus complexe”.

En mars dernier, la tribune “Pourquoi les végans ont tout faux” publiée dans Libération a fait grand bruit. Les trois cosignataires voient le véganisme comme une “version politique et extrémiste de l’abolitionnisme de l’élevage et de la viande” et dénoncent “le mauvais coup que porte le véganisme à notre mode de vie, à l’agriculture, à nos relations aux animaux”. Pour eux, il est essentiel de penser des méthodes de production alternatives et plus respectueuses de l’animal, sans pour autant supprimer les liens qui nous unissent.

Jocelyne Porcher, sociologue et directrice de recherches à l’INRA, est l’une des signataires de la tribune. Elle a elle-même été éleveuse de brebis, avant de travailler dans un élevage de porcs industriel et d’y voir la violence de cette production. Elle défend des modes d’élevage et d’abattages alternatifs et plus respectueux. Elle est notamment cofondatrice de l’association “Quand l’abattage vient à la ferme”, qui milite pour que le gouvernement autorise une expérimentation d’abattage sur les lieux d’élevage.

Pour que les végétariens puissent manger des œufs et du lait, il faut que d’autres personnes mangent de la viande et participent à cette production, donc les végétariens sont intérêt à défendre un élevage digne de ce nom”.

La sociologue assure que le véganisme, en voulant tout abolir, empêche de réfléchir à d’autres modes de consommation et leur nuit. Au premier chef, il est négatif pour le végétarisme. “Pour que les végétariens puissent manger des œufs et du lait, il faut que d’autres personnes mangent de la viande et participent à cette production, explique la sociologue. Donc les végétariens ont intérêt à défendre un élevage digne de ce nom et surtout à ne pas aller vers le véganisme pour rompre les liens”.

Dans “Pourquoi les végans ont tout faux”, les signataires affirment que “le grand danger de ce début du XXIe siècle est bien l’invention d’une agriculture sans élevage”. Pour la directrice de recherche à l’INRA, les véganes sont les ambassadeurs de l’industrie 4.0. et donnent le pouvoir aux géants de l’agroalimentaire. Ils voient un futur où la viande artificielle sera reine: “des amas de protéines qui auront poussé à grands jets d’hormones pour favoriser la croissance et d’antibiotiques pour éviter les contaminations”.

Par ailleurs, selon elle, le mouvement végane cherche à couper les liens entre les humains et les animaux, et c’est cela le plus dangereux. “Ce que souhaitent les véganes, c’est ne plus rien devoir aux animaux, or, le meilleur moyen de ne rien devoir à quelqu’un, c’est de rompre complètement les liens avec lui« , décrypte la sociologue.

D’autant plus que les théoriciens du véganisme comme Peter Singer, auteur de Libération animale, “n’ont pas d’amour pour les animaux, ce qu’ils veulent c’est simplement ne plus rien à leur devoir. Mais quand on aime quelqu’un, on maintient le lien”, explique-t-elle. Cette hypothèse n’est cependant soutenue que pas les véganes les plus radicaux et reste débattue. Isis la Bruyère de l’association L214 réfute cette thèse. “Il y a beaucoup de manières de vivre avec les animaux, sans nécessairement les exploiter” assure t-elle.

Le véganisme essentiel au débat public

Cependant, certains regardent le véganisme avec plus de pragmatisme et y voient, sinon un modèle d’avenir, du moins un mouvement qui a le mérite de soulever des questions essentielles au débat public. C’est le cas de Damien Deville, agroécologue et anthropologue de la nature, qui n’est pas lui-même végane mais qui a signé avec deux autres personnes une tribune dans Libération “Le mouvement végane est indispensable au débat public”. Ils y affirment que le mouvement végane “a l’intérêt d’ouvrir un dialogue sur la responsabilité que nous avons envers les autres espèces”. Pour Damien Deville, il est essentiel de repenser les liens entre nature et culture, c’est-à-dire entre l’Homme et son environnement. “Jusqu’à maintenant, on a séparé les espaces de développements de la nature – à travers la création de parcs nationaux par exemple – des espaces de développement humains, explique l’agroécologue. Or, un Homme sans nature n’est pas heureux et ne participe pas à son émancipation. Il faut désormais recréer des espaces de collaboration et de liberté entre les humains et les non-humains. L’une des manières de le faire dans les sociétés modernes est par le véganisme” .

“Avant on faisait une rupture dans la pensée spirituelle : seuls les Hommes étaient dotés d’une conscience. Maintenant, il y a des arguments intéressants dans le débat public pour se tourner vers des sociétés durables”.

Ainsi, il explique que les violences faites aux animaux sont à la fois brutales pour eux mais aussi pour les humains par effet de boomerang. C’est notamment ce que soutient Corine Pelluchon, philosophe engagée pour la cause animale, qui expliquait sur France Culture en janvier 2017 que “les violences infligées aux animaux sont le miroir d’une humanité qui a perdu son âme”. Or, l’antispécisme défendu par les véganes, qui affirme qu’aucun être n’est supérieur à un autre dans les structures sociales “amène dans le débat des continuités entre les Hommes et les animaux là où il y avait des discontinuités, soutien Damien Deville. Avant on faisait une rupture dans la pensée spirituelle : seuls les Hommes étaient dotés d’une conscience. Maintenant, il y a des arguments intéressants dans le débat public pour se tourner vers des sociétés durables”.

Par ailleurs, si les véganes puristes restent peu nombreux, les questions qu’ils soulèvent et leur médiatisation trouvent une résonance dans le pays. En témoigne le nombre de flexitariens en France : il y en aurait au moins un dans un tiers des foyers français selon une étude Kantar Worldpanel de 2017. Ces flexitariens, qui réduisent la part de viande dans leur alimentation et la choisissent de meilleure qualité, sont sensible à certains combats portés par les véganes.

En soulevant des questions comme la souffrance ou l’exploitation animale, les véganes créent des sensibilités et s’attirent des sympathisants. Autre témoignage du poids des militants véganes dans le débat public : la composition d’une commission d’enquête parlementaire sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie en France. Celle-ci a été formée suite à la diffusion des enquêtes menées par L214 dans différents abattoirs de France, et s’est ainsi saisie d’un problème longtemps soulevé par les militants véganes.

Les mentalités semblent donc bouger autour de la question de l’élevage et de l’abattage, et si les pros et les anti-véganes s’écharpent sur la question, chacun souhaite pourtant repenser notre relation aux animaux.

Crédits photo : Clara Charles et Léa Broquerie

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