Le jouet: une question de genre ?
Marie Lecoq Malgo Nieziolek
Marie Lecoq Malgo Nieziolek
Photos : Marie Lecoq Malgo Nieziolek
16 mai 2018
"Le rose c’est pour les filles, le bleu, c’est pour les garçons". Dans les années 1990, les spécialistes du marketing de grandes marques divisent les jouets en deux catégories: d'un côté des garçons super héros ou médecins et de l'autre, des petites filles princesses ou mamans. Une catégorisation genrée qui renvoie à des rôles sociaux extrêmement stéréotypés. Une tendance qui commence à s’estomper, très timidement.
En France, le secteur du jouet pèse 3,4 milliards d’euros. Un marché fortement saisonnier, qui enregistre cette année un premier recul depuis cinq ans. Les jouets deviennent très catégorisés dans les années 90. A ce moment là, la couleur rose commence à prédominer les rayons et les pages des catalogues destinés aux filles, et le bleu ceux aux garçons.
D’où vient cette division de couleurs ? « Avoir un garçon a toujours été considéré comme plus ‘payant’ pour les parents », explique Gabrielle Richard. « Un garçon était perçu comme ayant nécessairement les capacités physiques pour le travail agricole, et ne nécessitait pas qu’on mette des biens de côté pour élaborer une dot à son mariage. On aurait donc longtemps associé la couleur bleue aux garçons, pour souligner cette chance, ce côté ‘divin’. Au Moyen Âge, en revanche, le bleu était attribué aux fillettes, en référence à la vierge Marie, et le rose, aux petits garçons. On voit ainsi tout l’arbitraire de ces catégories de couleur », poursuit-elle.
Mais cette catégorisation, c’est surtout une opération marketing. La division de jouets encourage les parents à consommer deux fois plus. Alors que dans les années 1980, un vélo pouvait être acheté pour l’enfant aîné de la famille puis transmis à ses frères et sœurs plus jeunes sans égard à leur sexe. De nos jours, tout est fait pour que les adultes achètent deux vélos: l’un (souvent bleu) pour leurs enfants garçons; l’autre (souvent rose) pour leurs enfants filles. A partir des années 90 également, on retrouve de plus en plus de pages de catalogues présentant les petites filles qui jouent au poupon et des petits garçons qui bricolent ou se rêvent en super héros. Tout ce qui relève de l’ordinaire est réservé pour les filles (cuisine, ménage, famille), tandis que l’extraordinaire devient le domaine des garçons (super héros, aventuriers). Une situation qui ne reste pas sans impact sur le développement de l’enfant. En effet, les jouets genrés posent problème car « ils contribuent à assigner, dès le plus jeune âge, les enfants à des activités ou à des rôles de genre sur la base de leur sexe, et non de leurs choix personnels », explique Gabrielle Richard. « On s’attend socialement à ce que les petits garçons soient physiquement actifs, dissipés et intéressés par les apprentissages dynamiques ». Les jouets dits « de garçons » sont davantage reliés au plein-air, à l’activité physique, au bruit, à la violence ou à la science. « Chez les filles, on valorise plutôt le fait de prendre soin d’autrui, et les apprentissages calmes. Pas étonnant, donc, que les sections ‘filles’ comprennent surtout des poupées à habiller, maquiller, et des bébés ».
Les figurines de super-héros trônent fièrement sur le bureau de Mathis, 10 ans. Entre la motocross bleue, le château fort, les ballons et les jeux de construction, difficile de poser le pied par terre. Des jouets un peu partout, et quitte à parier, il n’est pas certain que l’on retrouverait les mêmes dans la chambre d’une petite fille du même âge…
Ce que le petit garçon aime par-dessus tout : les voitures qui roulent vite, les hélicoptères télécommandés, et les mallettes de bricolage pour enfants. D’ailleurs, une fois dans sa chambre, Mathis ne perd pas de temps. Le bouton « ON » activé, le gyrophare de l’ambulance miniature retentit dans la pièce. Il s’empare d’un playmobil et s’amuse aussitôt à le faire grimper sur sa petite voiture. Dérapages et vitesse sont au rendez-vous. « Lorsqu’il était plus petit, il aimait les poupées. Mais très vite, il les a troquées contre des petites voitures de courses », raconte sa grande sœur.
« Les poupées, ça m’a vite ennuyé », répond presque immédiatement Mathis. Et les filles, ça ne les ennuie pas ? « Non, puisqu’elles peuvent s’occuper d’un petit bébé. Je vois beaucoup de filles jouer avec. Mais moi, je ne me suis jamais moqué d’elles, contrairement à mes copains ».
Le petit garçon s’empare alors d’un pistolet à eau de couleur rose. « Moi, le rose, ça ne me dérange pas. La couleur ne change rien au jeu. Mais j’ai des copains qui en portent, et tout de suite, nos camarades se moquent d’eux, en disant qu’ils s’habillent comme des filles ».
Quand on demande à Mathis si les jeux de filles existent, la réponse ne se fait pas attendre… « Oui, mais je connais un garçon qui adore jouer à la dinette. D’ailleurs, personne n’a rien dit. Sauf un, qui se moquait de lui en le traitant de fillette ». Pour Mona Zegaï, doctorante en sociologie à Paris 8, « l’intériorisation de l’existence des jouets ‘féminins’ et ‘masculins’ vient très tôt. Quand je suis des familles dans les magasins de jouets, très souvent j’entends ‘non, ça, c’est pour les filles, non, ça, c’est pour les garçons' ».
Mathis trifouille dans ses jouets, il ne sait plus où donner de la tête. Quelque part parmi la montagne de jouets, il doit forcément être par là… Trouvé ! Son hélicoptère à la main, variant l’altitude du jouet, le petit garçon se met à rêver de Noël. Le catalogue de jouets alors dans ses mains, son regard se pose presque immédiatement sur la page « jouets de garçons ». Les couleurs sont subtilement choisies, la page est blanche… Mais lorsque l’on y regarde de plus près, les jouets poussant à l’action et à la réussite sont destinés aux garçons. Pour les filles, un monde de magie et de glamour s’offre à elles. « Dans un magasin de jouets, on voit clairement la différence entre les jouets considérés comme ‘féminins’ et les jouets ‘masculins. Pour les filles, on retrouve, dans des emballages rose pâle des jouets axés sur le soin et sur les tâches domestiques. Pour le garçons, les jouets ont des couleurs plus vives, ils favorisent une activité physique ou scientifique », analyse Gabrielle Richard, chercheuse en sociologie à l’Université Paris Est Créteil. Pour elle, le problème de la catégorisation des jouets vient surtout des adultes: « Des enquêtes s’étant penchées sur les interactions entre les parents et leurs enfants ont établi qui la plupart des parents encourageaient leurs enfants à choisir des jouets genrés: ils les leur présentaient plus spontanément ».
A chaque nouvelle classe, le même défi: celui de ne faire aucune distinction de genre, entre les filles et les garçons. Anne-Sophie Gendreau est une institutrice de 33 ans particulièrement sensible à cette question. A Bordeaux, dans sa classe de CP, l’enseignante ne met à disposition que des jouets non genrés, comme les puzzles, ou encore les jeux de société. « Pour les jeux en autonomie, je ne propose jamais de coloriages de princesses. Ce n’est qu’un exemple, et pourtant jamais aucune petite fille ne m’a demandé d’en avoir », explique Anne-Sophie. Mais à la maison, c’est une toute autre histoire… « Les jeux que les enfants ramènent à l’école sont assez, voire très genrés. Les filles jouent aux ‘Petshop’, ces petites figurines d’animaux à personnaliser, les garçons, au football. »
L’appropriation de l’espace par les filles et les garçons est également une question centrale dans la thématique du genre. Pas de meilleur endroit qu’une cour de récréation pour observer les jeux des enfants. Ce lieu demeure un lieu de formation des identités du genre. Plusieurs études ont constaté la présence des filles aux marges ou dans les recoins de la cour. En périphérie donc. Les petites filles adoptent, le plus généralement, des comportements statiques. Elles privilégient les discussions pendant les périodes de récréation, dans un lieu d’intimité, c’est-à-dire, dans un coin.
A l’école dans laquelle enseigne Anne-Sophie Gendreau, les filles ramènent, en majorité, leur « petshops ». Cette activité ne nécessite pas d’un large espace, « c’est pour ça que toutes les filles sont assises sur les bancs, aux extrémités de la cour. Les garçons, quant à eux, occupent un espace beaucoup plus conséquent. Ils jouent au foot, en plein milieu de la cour. Aucune fille n’ose d’ailleurs se joindre à eux », raconte l’institutrice bordelaise. « Celles qui se joignent aux parties de foot initiées par les garçons sont des ‘garçons manqués’. Les autres n’osent pas et préfèrent se retirer dans les recoins de la cour de récréation, loin des regards ». L’organisation de l’espace demeure donc imposée par les jeux des garçons. En effet, il a été observé qu’ils s’appropriaient généralement un usage non circonscrit de l’espace. Les garçons investissent la cour, la sillonnent de long en large, et n’hésitent pas à courir partout, à grandes enjambées.
Depuis quelques années, l’enseignante fait exprès de corriger les copies des filles en bleu, celles des garçons en rose. « Les filles, ça ne leur pose pas de problème. Par contre, du côté des garçons, vous pouvez être sûre qu’au moins l’un d’entre eux me demandera : ‘pourquoi tu m’as mis du rose maîtresse ? C’est nul…' ». « Parfois même avant de savoir lire, les enfants font la catégorisation par le code couleur. Des petits garçons savent très bien que si les pages du catalogue sont roses, il ne faut pas trop s’attarder dessus car elles sont destinées aux filles. Et ils savent ça, parce que c’est leur entourage qui l’a dit. »
Cette maîtresse en est persuadée : il faut impérativement cesser le clivage rose/bleu, dans la vie de tous les jours. « Je me souviens qu’une année, un élève avait porté un tee-shirt rose. Tous les garçons se sont moqués de lui, alors il est rentré chez lui le midi et a changé de tee-shirt l’après-midi ».
Dans une petite boutique avenue Trudaine dans le 9ème arrondissement de Paris. Ici, pas de rayons « garçon » ou « fille », ni même de division en code couleurs. Car pour les propriétaires de « Sous le Préau », inutile de catégoriser les jouets. « Je ne vois pas pourquoi une petite fille n’aurait pas le droit de jouer à la voiture et un petit garçon au poupon ! », s’exclame Mélusine de Moules, gérante.
Dans sa boutique, les déguisements sont mélangés, les boîtes roses et bleues s’entremêlent. Un seul rayon du magasin est plus rose que les autres : les poupons. « Même si je veux avoir une boutique complètement mixte, je ne peux pas puisque ce sont les producteurs de jouets qui mettent forcément les poupées dans les boîtes roses. Qu’est-ce que je peux faire ? », explique Mélusine. « J’ai travaillé dans les magasins de jouets et je me rappelle que parfois les parents souhaitaient acheter à leur fils une cuisine. Mais le problème, c’est qu’elles étaient toutes catégorisées comme ‘pour les filles’ et donc, roses. Impossible de l’acheter pour le garçon. Aujourd’hui cela change. Grâce aux jouets non genrés, les enfants et les parents ont plus de choix et de possibilités », raconte Mona Zegaï.
Mais à l’intérieur du rayon « poupée » de la boutique « Sous le Préau », ce n’est plus aussi classique que dans les grandes surfaces. La gérante explique fièrement : « j’ai quand même réussi à trouver des poupées neutres ou habillées en bleu, ainsi que des poussettes bleues ». Sur les étagères, c’est la catégorie « poupées » qui règne. Les Barbies côtoient donc des Action Men et autres Spiderman sans aucune division visible. Selon Gabrielle Richard, « les modèles à suivre relèvent plutôt d’initiatives de certains magasins, distributeurs ou de certaines marques, qui choisissent de prendre un pas de recul par rapport aux valeurs qu’ils véhiculent, parfois même sans le vouloir. »
Pour Mélusine, ce sont les parents qui sont le plus souvent victimes du marketing genré. « Un jour, j’ai eu un client avec un bébé et une poussette. Son deuxième enfant, un garçon, lui demande de lui en acheter une également. Le père répond automatiquement ‘mais c’est pour les filles !’ », raconte Mélusine. Elle commence à discuter avec le père pour lui expliquer que le garçon veut imiter son papa et qu’aujourd’hui, en effet, les pères s’occupent, eux aussi, de leurs enfants. Le client, après réflexion, lui répond: « C’est vrai, je viens de dire à mon enfant quelque chose que je ne pense même pas ! ». Des attitudes fortement ancrées chez les parents, selon Mélusine. Le jeu d’imitation étant très important dans le développement d’un enfant, pour elle, empêcher un garçon de jouer au poupon, c’est l’empêcher de se projeter comme père. « Jouer avec des jouets de filles est considéré comme dévirilisant pour un garçon. Je vois dans ma recherche que les parents ont souvent peur qu’en jouant avec les jouets de filles, leur garçon devienne homosexuel », analyse Mona Zegaï.
Mais petit à petit, les choses commencent à évoluer. Même s’il reste quelques parents très attachés à la catégorisation genrée des jouets, pour la majorité de clients de Mélusine ceci n’a aucune importance. « Les gens commencent à en avoir marre du rose », dit-elle en cherchant un déguisement de piratesse qu’elle veut montrer. « Je ne le trouve pas… vous voyez, dès que je veux vous montrer quelque chose à contre courant je n’en ai plus…. Car ça se vend très, très vite ! », sourie-t-elle.