La maison comme terrain d’apprentissage
Isolement, ultra-individualisme, maltraitance, refus de la mixité ou de la laïcité – l’école à la maison suscite encore de nos jours de nombreux clichés et fantasmes. « Homeschooling », « l’Instruction en famille (IME) » ou encore « l’école à la maison », les termes fleurissent désignant les pratiques de non scolarisation de l’enfant. Pourtant, faire l’école chez soi est autorisé depuis 1882, dès la loi Jules Ferry sur l’instruction obligatoire. En France, c’est l’instruction qui est obligatoire, et non l’enseignement.
Face aux difficultés du système scolaire, comme la hausse des effectifs dans les classes ou l’accompagnement d’enfants en situation de handicap, ils sont de plus en plus de parents à faire le choix de l’instruction à la maison, même si le mouvement demeure marginal. Entre 2014 et 2015, 0,3% des enfants étaient scolarisés à domicile contre 0,5% en école privé hors contrat, 16,5% dans le privé et 82,7% dans le public. Au total, 8,1 millions d’enfants étaient soumis à l’obligation scolaire cette même année. Une hausse que le sociologue, Philippe Bongrand explique par « l’élévation du niveau de qualification de la population. Les parents sont plus compétents, et donc susceptibles de s’autoriser à engager la non scolarisation de leurs enfants. A plus court terme, il pourrait y avoir un effet de plus grande circulation de l’information : des sites web, des réseaux sociaux, des livres … qui permettent à des parents d’apprendre l’existence de la non scolarisation et de trouver l’accompagnement qui permet de s’y engager ».
Comme tous les lundis matin, les enfants se précipitent hors de la salle de danse du Plus petit cirque du monde, à Bagneux (Hauts de Seine). Si cette poignée de trapézistes d’un jour est disponible pendant les heures de classe, c’est qu’ils pratiquent l’Instruction en famille (IEF). Leurs parents sont tous regroupés au sein d’une association, l’École de la vie. « Avec l’association, on s’organise un emploi du temps de ministre », explique Christelle*, mère de deux enfants.
« Chaque début d’année, on élabore un programme constitué d’ateliers variés regroupant les parents et les enfants. Les familles membres du réseau proposent aussi individuellement des activités. Par exemple, s’il n’avait pas plu cet après-midi on serait partis à la découverte de plantes médicinales et comestibles dans le jardin de l’une d’entre elles », poursuit-elle.
Christelle a été scolarisée dans le public toute son enfance, jusqu’au baccalauréat. Elle parle de ses années comme d’une frustration, d’une méthode d’apprentissage qui ne lui correspondait pas. « J’adorais écrire, je voulais en faire mon métier, le faire sans arrêt. L’école n’a pas été capable de m’encourager dans cette voie, d’exploiter mon potentiel. J’ai fini par me fermer. J’ai passé des années sans lire », raconte-t-elle. Résultat, sa fille aînée de six ans n’ira pas à l’école publique. Il n’en a jamais été question.
« J’adorais écrire, je voulais en faire mon métier, le faire sans arrêt. L’école n’a pas été capable de m’encourager dans cette voie, d’exploiter mon potentiel. J’ai fini par me fermer. J’ai passé des années sans lire. »
Conséquence, elle envisage d’abord des établissements appliquant la méthode pédagogique Montessori, du nom de cette pédagogue italienne qui a créé un mode d’apprentissage tourné vers la confiance en soi et l’adaptation au rythme de l’enfant, mais leur prix est trop élevé. Elle opte pour une école privée alternative, moins chère. Mais ça ne marche pas. « Léonie* a un profil hypersensible, elle ne sociabilisait pas avec les autres enfants ». L’expérience dure cinq mois puis Christelle tranche : Léonie* s’instruira à la maison.
Il y a plus de quinze ans, Gwenaelle Spenlé connaît elle-aussi une déception lorsque son fils rentre en maternelle. Sa décision est la même, et elle ne fera pas non plus machine arrière. Ses quatre autres enfants resteront tous à la maison. Depuis, elle s’est engagée au sein de l’association Les enfants d’abord, un réseau de familles aux enfants “non-sco” comme ils les appellent, adeptes de pédagogies alternatives. Pour chaque famille l’histoire est différente, les motivations varient. Certaines considèrent que l’institution publique n’est plus assez exigeante, d’autres, qu’elle entrave le développement des enfants ou bien qu’elle n’est pas adaptée à leurs besoins. Comment faire alors ?
En totale autonomie
Pour Ada Picard, pédopsychiatre, « l’intérêt de l’école à la maison, c’est de trouver un rythme qui s’adapte à l’enfant. Ça n’implique pas forcément de se lever tôt le matin, de faire de grosses journées de travail. Il faut être à l’écoute des besoins de l’enfant et organiser quelque chose de rythmé plus que cadré ». Mais certains parents, comme Gwenaelle Spenlé, Vanessa, Christelle et beaucoup d’autres, ont fait le choix de ne rien imposer à leurs enfants. À la maison, leur rôle se limite à proposer, rester disponible et à l’écoute de leurs besoins. Pas d’horaires, pas de leçons, pas de contrôles. Ce sont eux qui choisissent. Elles se contentent de rester attentives à ce que leurs enfants étudient et d’organiser des sorties culturelles, des rencontres, des voyages. Tout en veillant, bien sûr, à ce qu’ils ne se renferment pas et ne tournent pas en rond.
Dans la famille Spenlé, « on pratique les apprentissages auto-gérés. C’est eux qui choisissent ce qu’ils veulent apprendre, et quand ils veulent. On se considère comme des facilitateurs d’accès au ressources », définit Gwenaelle. À 21 ans, Bastien Spenlé, se dit « très heureux d’avoir grandi comme ça. Cela me correspondait parfaitement. J’ai pu apprendre à mon rythme, en totale liberté ».
Pour cibler ses centres d’intérêts, il s’est « inspiré de [ses] voyages partout en France, de [ses] rencontres, [ses] échanges ». La plupart d’entre eux se sont réalisés dans le cadre de l’association. D’après lui, « les sources d’apprentissage sont partout. On peut apprendre les mathématiques dans les recettes de cuisine, à lire et à compter dans les jeux vidéos. C’est comme ça que mes petits frères ont appris ».
Et à écouter la famille, la méthode fonctionne. Détenteur d’un CAP dans le bâtiment, l’aîné travaille aujourd’hui dans l’écoconstruction, comme ses parents. Il est spécialisé dans les maisons en paille et forme des gens sur les chantiers. La deuxième prépare seule son bac. Elle s’est donnée quinze mois « pour s’adapter au moule scolaire, contre quinze ans pour les autres », commente sa mère. Comme première langue vivante, elle a choisi le japonais ! « C’est par les mangas qu’elle a découvert la culture nippone. Après elle a commencé à regarder des animés sous-titrés, à comprendre de plus en plus de mots. Elle ne nous a rien dit ! Et un jour elle prend le sel, sur lequel il y avait une écriture en japonais et elle me l’a lue », raconte sa mère d’un air bien plus fier que réellement surpris.
Les enfants de la famille Spenlé sont-ils instruits conformément à ce qu’exige la loi ? Leurs parcours pourraient-ils les défavoriser à l’avenir ? Gwenaelle Spenlé est aujourd’hui convaincue d’avoir fait le bon choix. Mais ce ne sont pas les inspecteurs de l’éducation nationale qui l’y auraient aidé, la poussant plutôt à douter. « J’ai une grosse aversion envers les inspections. Normalement c’est tous les ans mais les cinq premières années, on en a pas eu, et tant mieux. Cet absence de rigueur de l’administration nous a beaucoup servi. Nous avions peur des tests de lecture parce que Bastien s’y est vraiment mis à neuf ans, et à onze ans, lors du contrôle, il savait lire et écrire ».
« J’ai une grosse aversion envers les inspections. Normalement c’est tous les ans mais les cinq premières années, on en a pas eu, et tant mieux. »
Mais toutes les inspections ne se sont pas bien déroulées. Beaucoup de familles accusent les inspecteurs d’être formatés, intolérants, ayant des attentes trop rigides. « Quand l’aîné avait quatorze ans on a entendu des choses du genre “ils ont un retard considérable ; ils ne feront jamais rien de bien de leur vie”. On leur répondait que ce que les enfants leur montraient n’avait rien à voir avec leurs capacités réelles parce que nous ne leur avions jamais imposé de répondre à des questions de manière spontanées comme lors d’un contrôle. Ces visites nous stressait, nous et les enfants ». Pour autant, jamais les inspecteurs n’ont exigé de la famille que leurs enfants soient scolarisés. Une victoire.
« On n’est pas du tout isolés »
Pour beaucoup de détracteurs, de profanes, l’un des principaux arguments en défaveur de l’IEF est le risque de repli sur soi, l’absence de l’école comme agent majeur de socialisation. Christelle balaye cet argument d’un revers de la main. « Avec l’association, on n’est pas du tout isolés, au contraire. Les rendez-vous regroupent des enfants de trois à neuf ans, aux profils plus différents qu’au sein d’une classe par exemple. Ça leur donne une maturité extraordinaire, même face à des adultes. Ils leurs parlent d’égal à égal. Ils ne voient pas en eux une figure d’autorité », affirme-t-elle.
Philippe Bongrand est maître de conférences en sciences de l’éducation. C’est l’un des rares chercheurs à s’être penché sur la question en France. D’après ses recherches, « les familles qui ne scolarisent pas leurs enfants ne vivent pas recluses. D’une part, leur démarche s’inscrit souvent dans des réseaux sources d’une intense sociabilité (…) D’autre part, ces familles fréquentent souvent, et peut-être même plus que d’autres citoyens, les espaces publics tels que les médiathèques, centres d’animations, parcs ou musées ».
Toujours selon lui, l’école à domicile concerne l’ensemble des groupes sociaux. « Les parents “non-scolarisants” résident dans des territoires ruraux comme urbains, parfois dans des quartiers extrêmement défavorisés. Ils exercent des métiers très divers au plan économique, et leurs identités nationales et ethniques sont également contrastées ». Pour autant, toutes les familles rencontrées reconnaissent que ce mode d’éducation ne peut pas convenir à tous les foyers.
Présente à la sortie du cirque, Vanessa* peut en témoigner. Au cours de sa première année à l’école maternelle, son premier enfant, Timothée*, six ans, devient violent. En accord avec son mari, elle décide de quitter son travail pour se consacrer à son fils et sa cadette, âgée de quatre ans aujourd’hui. Jean-Pierre* continue lui de travailler à temps-plein dans son entreprise de conseil. Un an et demi plus tard, il quitte le foyer familial.
« Comme je ne travaille pas, je côtoie essentiellement des parents de l’association L’école de la vie qui pratiquent l’IEF. Lui côtoie des collègues dont tous les enfants sont scolarisés, et la pression sociale est énorme. Il y a souvent une incompréhension de la part des personnes qui ne connaissent que l’école comme type d’enseignement », déplore la jeune maman. Le différend a eu raison de leur couple. En pleine instance de divorce, Jean-Pierre a saisi la justice pour que ses enfants soient re-scolarisés à la rentrée 2018. Les juges se sont rangés de son côté. « Cette décision ne me surprend absolument pas. L’IEF a encore beaucoup de mal à s’imposer en France », commente Vanessa.
« L’IEF a encore beaucoup de mal à s’imposer en France. »
Sur avis du juge, l’expérience devrait toucher à sa fin l’année prochaine. Mais Vanessa dit avoir trouvé la parade. Pour répondre aux exigences de la loi tout en respectant autant que possible sa vision de l’apprentissage, la mère de famille déménagera en Bretagne cet été. « J’y ai trouvé une école publique où l’un des enseignants propose une méthode alternative aux enseignements classiques. Les enfants sont regroupés dans une classe unique qui va du CP au CM2, et l’instituteur ne fait que »chaperonner » les différents ateliers mis à disposition des élèves », explique-t-elle. Une salle de classe où se côtoient ateliers de sciences, de lecture ou encore d’informatique vers lesquels les élèves se tournent naturellement selon leurs envies. « Ils apprennent par eux-mêmes, et c’est la meilleure méthode pour retenir ce que l’on apprend », assure-t-elle.
« Ma fille est différente »
Si pour certains parents l’instruction en famille est un choix, pour d’autres c’est une obligation. « Je n’étais pas branchée pédagogie, mais j’ai senti que ma fille était différente et qu’il fallait aller à son rythme », explique Malika Guillon, mère de deux enfants. L’année dernière, Taymiya est diagnostiquée dyslexique. Elle est atteinte du syndrome des Pointes ondes continues (POCS), une forme rare et sévère d’épilepsie. « Avant de prendre son traitement, elle ne pouvait pas rester assise, elle n’arrivait pas à se concentrer pour apprendre, et ne savait pas lire ni faire ses lacets – et puis physiquement, elle n’était pas capable de tenir un stylo », développe la trentenaire.
Face au handicap de la cadette, la famille Guillon installée dans un HLM à Nanterre (Hauts-de-Seine), fait le choix de l’école à la maison. « Lors des crises, la partie gauche de son corps ne répond plus, elle convulse et bave. Avec le temps, sa maladie a provoqué chez elle des troubles cognitifs », poursuit-elle assise à côté de sa fille, sur le canapé du salon. « J’avais comme des orages dans la tête », explique la petite fille à la voix fluette et aux grands yeux noisettes, faisant référence à la surcharge électrique de son cerveau lors des crises d’épilepsie.
Malika Guillon met entre parenthèses sa formation de naturopathe, pour se concentrer pleinement à sa fille et à sa rééducation. La petite fille de 7 ans se rend trois fois par semaine chez l’orthophoniste, une fois chez l’ergothérapeute, ainsi que chez le psychomotricien et l’orthoptiste. « Il est difficile d’allier séances de rééducation, école à la maison et temps de sociabilisation. Néanmoins, on a inscrit Taymiya deux matinées par semaine aux ateliers Montessori à Rueil-Malmaison, afin qu’elle puisse côtoyer des enfants de son âge », précise la mère de famille.
Après s’être documentée sur le handicap de sa fille, la jeune femme de 33 ans décide d’adopter un mode d’apprentissage sur mesure pour la fillette, en limitant l’écrit et en fractionnant les séances de travail. Hyperactive, Taymiya travaille deux heures par jour, par tranche de cinq minutes.
Désormais adepte de la pédagogie Montessori, Malika Guillon reste sceptique face à l’intégration d’enfants handicapés dans les écoles publiques. Pourtant, le nombre d’enfants en situation de handicap scolarisés en « milieu ordinaire » dans le premier degré, c’est-à-dire dans des écoles publiques, a plus que doublé en douze ans, passant de 133 838 en 2004 à 280 000 en 2015, selon la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Depuis une loi de 2005, dès la maternelle, tous les enfants présentant un handicap ou une maladie sont censés pouvoir être scolarisés. Des postes d’auxiliaires de vie scolaire ont été créés pour favoriser leur autonomie. Mais le dispositif serait insuffisant.
« Le dispositif me plait en théorie, mais en réalité c’est tout autre chose. Les écoles manquent d’auxiliaire de vie scolaire (AVS) et les élèves sont trop nombreux. Impossible de faire du cas par cas », soutient la mère de Taymiya. A la rentrée dernière, 3 500 enfants en situation de handicap était en attente d’un AVS.
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des interlocuteurs.
En France, la loi exige que tous les enfants âgés de 6 à 16 ans bénéficient du droit à l’instruction. Leurs parents ou tuteurs légaux ont pour obligation de leurs garantir l’accès et l’apprentissage d’un socle commun de connaissances défini par l’Education Nationale. C’est donc l’instruction et non l’école qui est obligatoire. Pour instruire un enfant à domicile, aucun diplôme n’est requis. Les familles peuvent faire appel aux personnes ou aux méthodes de leur choix pour leur permettre d’accéder à ces connaissances. Il leur suffit de déclarer leur choix au maire de leur commune, chargé de le déclarer à l’Etat. Il est censé contrôler la réalité de l’instruction dispensée par la famille ainsi que les conditions de vie de l’enfant à raison d’une enquête « sociale » tous les deux ans. L’inspection académique doit-elle contrôler une fois par an que le droit à l’instruction est appliqué conformément à la loi*. Dans les faits, tous ces contrôles ne sont pas effectués. Le dernier état des lieux effectués par l’Education Nationale en 2014-2015 a fait apparaître que seuls deux enfants sur trois avaient bien été contrôlés cette année-là.
*L’article 111-1 du Code de l’éducation prévoit que « le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté ».
L’article 131-1-1 définit le droit de l’enfant à l’instruction comme devant lui « garantir, d’une part, l’acquisition des instruments fondamentaux du savoir, des connaissances de base, des éléments de la culture générale, et selon les choix, de la formation professionnelle et technique et, d’autre part, l’éducation lui permettant de développer sa personnalité, son sens moral et son esprit critique, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle et d’exercer sa citoyenneté. »