Baptiste Farge

Baptiste Farge
29 novembre 2022
Quel est l'intérêt d'une newsletter réservée aux abonnés ? L'exemple de Chez Pol

En 2018, la direction de Libération fait le choix de lancer une newsletter centrée sur la politique, alors même que ce média dispose déjà de nombreux journalistes spécialisés sur ce sujet. Quel est l’intérêt de ce format réservée aux abonnés du journal ?

A Libération, le 24 avril 2022 n’est pas un dimanche comme les autres. C’est un jour de second tour d’élection présidentielle entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Exceptionnellement, le service politique est donc plein. La rédaction prend vie dans l’après-midi, à quelques heures du résultat officiel. Deux machines aux rouages différents se mettent en place. 

D’un côté: “les rubricars”, des journalistes spécialisés sur le suivi d’une famille politique. Ils seront chargés d’écrire des papiers d’analyse sur la victoire du président de la République et la défaite de sa rivale du Rassemblement national. Leurs articles doivent être finalisés rapidement pour que les éditions papiers soient imprimées à temps. Du “classique”, dirait-on à l’aune de cet événement particulier. 

Seulement, ce n’est pas tout. Au fond du service politique, une autre équipe est dans les starting-blocs: celle de Chez Pol, la newsletter politique de Libération. Pour ses trois journalistes, Sylvain Chazot, Sébastien Tronche et Étienne Baldit, la soirée sera différente. A 20 heures, lorsque la messe est dite, l’équipe de rédacteurs s’adonne à un travail de curation. 

Chacun choisit une soirée électorale des différents plateaux de télévision pour suivre les déclarations des femmes et hommes politiques qui y sont invités. Ensuite, des angles très spécifiques sont choisis: les élus du parti Les Républicains se divisent sur la stratégie à adopter en vue des législatives avec le camp présidentiel, l’extrême droite accuse Jean-Luc Mélenchon d’être responsable de sa défaite, ce même Jean-Luc Mélenchon se trompe sur les chiffres en déclarant qu’Emmanuel Macron est “le plus mal élu des présidents de la Ve République”… 

Il y a aussi ces petites histoires grattées par les journalistes de Chez Pol. Étienne Baldit prend son téléphone, contacte quelques sources et raconte le lendemain, “comment [Manuel] Valls s’est tapé l’incruste au premier rand de la soirée de victoire d’Emmanuel Macron”.  

On pourrait ensuite citer d’autres formats qui font le sel de cette newsletter, mais cela attendra. Il est déjà 3 heures du matin. L’équipe de Chez Pol vient de terminer d’envoyer son travail dans les boîtes mail de ses abonnés. Il est l’heure de rentrer. 

Si cette soirée électorale est éclairante à plus d’un titre sur le fonctionnement de cette newsletter, de nombreuses questions peuvent être posées a priori: d’abord, celle de de son intérêt. Quelle est sa plus-value ? Est-ce vraiment utile pour un journal comme Libération ? Lequel dispose déjà de “rubricars” donc, mais aussi d’un service “actu”, où comme son nom l’indique des journalistes, dont certains spécialisés sur la politique, traitent des actualités les plus “chaudes”. Au fond, qu’apporte de différent la newsletter Chez Pol ? A quoi sert son format ? Comment celui-ci s’articule avec le service politique ? 

Chez Pol, une newsletter pour raconter la politique avec « un pas de côté » 

Pour commencer, quelques éléments de présentation afin de situer Chez Pol s’imposent. Ses trois co-fondateurs, Étienne Baldit, Sylvain Chazot et Sébastien Tronche travaillaient au Lab d’Europe 1. Fermé début 2018, ce site avait pour objectif de traiter “la politique avec un pas de côté”, indique Sébastien Tronche. Autrement dit, “avoir un  traitement assez différenciant sur les angles, prendre le petit bout de la lorgnette pour raconter la grande histoire”. Le Lab d’Europe 1 faisait par exemple des articles à partir de tweets d’hommes et femmes politiques – ce qui était, alors, bien moins fréquent qu’aujourd’hui. Il s’agissait, par ailleurs, de reprendre  “faisait Quotidien sur le décryptage de la communication” et avec un ton similaire à celui du Canard enchaîné

Après la fermeture du Lab d’Europe 1, les trois journalistes cherchent à faire quelque chose de ce traitement particulier de l’actualité politique. Au moment où les newsletters sont en vogue dans les médias américains, l’idée de ce format est retenue. Après une présentation du projet dans plusieurs médias, Libération embauche le trinôme. Chez Pol devient une newsletter réservée aux abonnés du journal. Son premier numéro date de septembre 2018.

“On comble un vide” 

Venons-en désormais aux faits. Quel est l’intérêt de cette newsletter ? 

Un premier élément de réponse se trouve dans les horaires particuliers des journalistes de Chez Pol. Hors période d’élection, ils arrivent dans les locaux de Libération à 6h30, dans l’objectif d’envoyer la newsletter aux abonnés en fin de matinée. Ils sont là bien avant les autres rédacteurs du journal, habitués à venir vers 9-9h30. “On permet à Libé d’être présent sur un créneau horaire où ils ne sont pas habituellement”, explique Sébastien Tronche. “On comble un vide dans le traitement de l’actualité politique”. 

À l’image de la soirée électorale évoquée un peu plus haut, Chez Pol va faire tout un travail de curation et de veille concernant les informations parues dans les journaux, les déclarations durant les matinales, ou sur les réseaux sociaux. Tout en fournissant à ses abonnés des informations politiques obtenues par les journalistes de Chez Pol ou les rédacteurs du journal. Autrement dit, « des confidentiels »

Ensuite, une partie de la newsletter est convertie en deux-trois articles sur le web. Cela contribue à nourrir rapidement le site. “Avant Chez Pol, on a toujours eu un souci pour publier des contenus hors dépêches AFP avant midi”, indique à ce sujet Lilian Alemagna. Il est chef du service France à Libération. Chez Pol ainsi que les rédacteurs spécialisés sur les sujets politiques ou éco-sociaux sont sous sa responsabilité.

“On peut sauter du coq à l’âne” 

Chez Pol comble un vide. C’est un fait. Pour autant, d’autres journalistes politiques pourraient également suivre les différentes actualités matinales pour en faire ensuite des articles. Or, Chez Pol n’est pas seulement une force de frappe non négligeable le matin, mais également un format particulier, une newsletter.

Ce média particulier contribue pleinement à mettre en valeur le travail de curation, lequel implique d’aller chercher des informations un peu sur tous les sujets. Aussi bien   sur la gauche que la droite, l’extrême droite ou la majorité par exemple pour ce qui est de la politique.  

“L’intérêt d’une newsletter, c’est que tu peux avoir une succession de petites infos. En te disant, que telle info est notable mais qu’on ne va pas non-plus y passer deux heures. En huit lignes c’est fini”, explique Étienne Baldit. “Et ensuite, tac, il y a une autre info qui est importante et on peut sauter du coq à l’âne, parler de tout le spectre politique, de tous les candidats, essayer d’avoir quelque-chose de complet, même si ce ne sera jamais exhaustif”. 

Dans une interview pour Story Jungle, Jean Abiatecci, fondateur de la newsletter “Bulletin”, explique qu’il s’agit de “répondre au concept de ‘smart brevety”. Autrement dit, “faire l’effort d’écrire court, rapide, avec les bons liens”, car le “premier usage d’une newsletter est de faire gagner du temps”. 

“Rendez-vous”

En ce sens, Étienne Baldit rappelle que les “gens qui aiment la politique n’ont pas les moyens, ni financier, ni de temps pour tout lire, regarder et écouter”. Et de justifier l’intérêt de Chez Pol:

“On dit: si vous aimez la politique mais que vous n’avez pas le temps, ne vous inquiétez pas. On est là pour vous, on a tout vu, on a tout lu, et on vous fait le digeste de ce qu’il ne fallait pas rater, de ce que nous jugeons pertinent de porter à votre connaissance”.  

La newsletter est également utile pour isoler des éléments sous forme de puces de quelques centaines de signes.“Plein de petites infos, d’anecdotes, de citations qui sont noyées dans des gros papiers peuvent être mises en valeur”, souligne Étienne Baldit. 

Néanmoins, un travail similaire était fait au Lab d’Europe 1. Seulement « sur un site tu publies tout alors que nous avec une newsletter, on fait davantage de choix », pointe Sébastien Tronche. 

Il s’agit alors de « hiérarchiser » à partir d’un “rubricage”, avec pour effet de donner plus de lisibilité au lecteur. Dans Chez Pol, une petite information, quasi anecdotique, se transformera par exemple en un “et sinon”. Autrement dit, une petite puce à la fin de l’ensemble “au comptoir”, rubrique consacrée aux informations repérées dans les autres médias.  

Enfin, pour justifier l’existence de la newsletter, Sébastien Tronche insiste sur la “proximité” avec le lecteur qu’implique ce format. “Quand tu reçois [Chez Pol] par mail, que tu l’ouvres régulièrement, il y a presque une relation”, avance-t-il. Ainsi, précise Lilian Alemagna, cela “offre autre chose que de simples papiers, ça crée un rendez-vous dans la journée pour les lecteurs qui aiment la politique”. 

 

Une newsletter à valeur ajoutée et complémentaire du service politique

 

Pour apporter une véritable plus value et légitimer le fait qu’elle est réservée aux abonnés, une newsletter doit néanmoins offrir un contenu “éditorialisé”. À la différence d’une simple newsletter dont le rôle consisterait surtout à renvoyer vers des papiers du journal, Chez Pol produit ses contenus propres. Quelques exemples: 

Fait-maison. Ce sont des “confidentiels”. Autrement dit, des informations émanant des journalistes de Chez Pol ou du service politique de Libération, et non des autres médias.  
Au comptoir. Une revue de presse à partir de contenus d’autres médias sous forme de puces. 
You Pol. Un moment de télévision qui fait l’objet de quelques lignes. 
Les Passion-Archives. Un retour dans l’histoire politique pour faire écho à une actualité. 
V.O.S.T: un décryptage de la communication des politiques. 
L’addition: un quizz sur la politique en fin de newsletter. 

« La même info, tu peux l’avoir ailleurs, mais tu ne la liras par pareil »

Chez Pol a sa propre ligne éditoriale. Conforme à Libération dans le ton certes, mais avec des actualités racontées d’une manière spécifique. “On est factuels, tout ce qu’on dit est exact, mais derrière on a une façon de mettre les choses en perspective, de remettre un contexte ou de mettre du ton, un peu d’opinion. Cela fait que la même info, tu peux l’avoir ailleurs mais tu ne la liras pas pareil”, estime Étienne Baldit. 

Il s’agit de raconter l’histoire “par le petit bout de la lorgnette”, comme cela est dit plus haut mais également de jouer entre humour et références politiques, musicales, cinématographiques ou encore sportives.  

La finalité pour Chez Pol est de devenir une marque identifiée pour un objet précis. “L’idée, c’est que si tu lis Chez Pol, tu sais où t’habites”, affirme Étienne Baldit. ”Si ça ne t’intéresse pas, ok, mais si t’es un lecteur féru de politique, ça doit vite te devenir indispensable”.

Deux façons différentes de travailler   

Si Chez Pol dispose de son existence propre, elle n’en reste pas moins affiliée à un média, Libération. Cela pose donc la question de son rapport avec le service politique. Empiète-t-elle sur ses plates-bandes? Sébastien Tronche, Étienne Baldit et Lilian Alemagna répondent que non. Au contraire, la newsletter et les “rubricars” sont “complémentaires”, disent-il. Cela, pour plusieurs raisons. 

D’abord, car ils ne travaillent pas de la même façon. Étienne Baldit prend l’exemple d’une campagne électorale et développe son propos: “Tout ce qui est déplacement, meeting, programme etc… va être traité par le rubricar. Et nous, on peut raconter toutes les petites histoires qu’ils n’ont pas forcément le temps de reprendre.”

Même si Chez Pol et les rubricars se retrouvent sur un même sujet, il n’y aura pas d’embouteillage. “Eux, ils vont plutôt faire un angle qui raconte tout le sujet et nous on peut le prendre sur un petit bout différenciant pour relier vers leur contenu”, explique Étienne Baldit. 

Chez Pol présente un double avantage pour les journalistes du service politique. D’abord, la newsletter les “décharge de tout ce qui concerne les reprises dans les autres médias” avance Lilian Alemagna. Il poursuit: 

“Avant Chez Pol, la direction nous demandait souvent : ‘est-ce-qu’on ne ferait pas un papier sur cette déclaration de untel sur France Inter ? Ou une reprise de cette interview dans Le Figaro ?’ ça, on n’a plus besoin de le faire. Les rédacteurs politiques peuvent se concentrer sur autre chose, ce n’est plus à eux de faire le travail de curation”. 

« Piste d’atterrissage »

Ensuite, la newsletter est également une “piste d’atterrissage” pour les rubricars, selon Sébastien Tronche. Si ces journalistes ont des “petites infos”, des “choses plus courtes”, elles peuvent être reprises dans la newsletter parmi les “confidentiels”. “Avant on n’avait pas d’espace pour ça”, raconte Lilian Alemagna.“On avait essayé de lancer un rendez-vous quotidien avec des confidentiels un peu tous les jours, mais on n’a jamais réussi à tenir. Ça ne marche pas si des personnes ne s’occupent pas de ça quotidiennement”. 

Au-delà de cette complémentarité journalistique, une newsletter réservée aux abonnés constitue un “argument de vente” pour “s’ouvrir à de nouveaux lectorats”, selon Étienne Baldit.  « Aujourd’hui, la planche de salut de Libé passe par une augmentation de la pub et des abonnements numériques », analyse-t-il avant de développer:  « Pour avoir une offre attractive d’abonnements numériques, proposer uniquement la lecture de Libé sur le smartphone, c’est un petit peu juste. Pour justifier que les gens s’abonnent, il faut plein de produits différents ».

En creux, la question de savoir si la newsletter amène de nouveaux lecteurs. Contacté, le service marketing de Libération n’a pas répondu à nos sollicitations. Étienne Baldit et Sébastien Tronche nous ont néanmoins indiqué que sur les environ 66 000 abonnés numériques de Libération, un tiers ouvre chaque jour Chez Pol. Et que cette proportion est “restée stable” à mesure que le nombre d’abonnés numériques de ce média a augmenté ces derniers mois.

Une preuve que de nombreux lecteurs du journal sont séduits par ce “rendez-vous politique”. Et surtout, que les nouveaux abonnés montent eux-aussi dans le train. Une newsletter réservée aux abonnés peut donc s’avérer avantageuse aussi bien dans le traitement de l’actualité que dans la stratégie numérique.

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