En 2018, la direction de Libération fait le choix de lancer une newsletter centrée sur la politique, alors même que ce média dispose déjà de nombreux journalistes spécialisés sur ce sujet. Quel est l’intérêt de ce format réservée aux abonnés du journal ?
A Libération, le 24 avril 2022 n’est pas un dimanche comme les autres. C’est un jour de second tour d’élection présidentielle entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Exceptionnellement, le service politique est donc plein. La rédaction prend vie dans l’après-midi, à quelques heures du résultat officiel. Deux machines aux rouages différents se mettent en place.
D’un côté: “les rubricars”, des journalistes spécialisés sur le suivi d’une famille politique. Ils seront chargés d’écrire des papiers d’analyse sur la victoire du président de la République et la défaite de sa rivale du Rassemblement national. Leurs articles doivent être finalisés rapidement pour que les éditions papiers soient imprimées à temps. Du “classique”, dirait-on à l’aune de cet événement particulier.
Seulement, ce n’est pas tout. Au fond du service politique, une autre équipe est dans les starting-blocs: celle de Chez Pol, la newsletter politique de Libération. Pour ses trois journalistes, Sylvain Chazot, Sébastien Tronche et Étienne Baldit, la soirée sera différente. A 20 heures, lorsque la messe est dite, l’équipe de rédacteurs s’adonne à un travail de curation.
Chacun choisit une soirée électorale des différents plateaux de télévision pour suivre les déclarations des femmes et hommes politiques qui y sont invités. Ensuite, des angles très spécifiques sont choisis: les élus du parti Les Républicains se divisent sur la stratégie à adopter en vue des législatives avec le camp présidentiel, l’extrême droite accuse Jean-Luc Mélenchon d’être responsable de sa défaite, ce même Jean-Luc Mélenchon se trompe sur les chiffres en déclarant qu’Emmanuel Macron est “le plus mal élu des présidents de la Ve République”…
Il y a aussi ces petites histoires grattées par les journalistes de Chez Pol. Étienne Baldit prend son téléphone, contacte quelques sources et raconte le lendemain, “comment [Manuel] Valls s’est tapé l’incruste au premier rand de la soirée de victoire d’Emmanuel Macron”.
On pourrait ensuite citer d’autres formats qui font le sel de cette newsletter, mais cela attendra. Il est déjà 3 heures du matin. L’équipe de Chez Pol vient de terminer d’envoyer son travail dans les boîtes mail de ses abonnés. Il est l’heure de rentrer.
Si cette soirée électorale est éclairante à plus d’un titre sur le fonctionnement de cette newsletter, de nombreuses questions peuvent être posées a priori: d’abord, celle de de son intérêt. Quelle est sa plus-value ? Est-ce vraiment utile pour un journal comme Libération ? Lequel dispose déjà de “rubricars” donc, mais aussi d’un service “actu”, où comme son nom l’indique des journalistes, dont certains spécialisés sur la politique, traitent des actualités les plus “chaudes”. Au fond, qu’apporte de différent la newsletter Chez Pol ? A quoi sert son format ? Comment celui-ci s’articule avec le service politique ?
Chez Pol, une newsletter pour raconter la politique avec « un pas de côté »
Pour commencer, quelques éléments de présentation afin de situer Chez Pol s’imposent. Ses trois co-fondateurs, Étienne Baldit, Sylvain Chazot et Sébastien Tronche travaillaient au Lab d’Europe 1. Fermé début 2018, ce site avait pour objectif de traiter “la politique avec un pas de côté”, indique Sébastien Tronche. Autrement dit, “avoir un traitement assez différenciant sur les angles, prendre le petit bout de la lorgnette pour raconter la grande histoire”. Le Lab d’Europe 1 faisait par exemple des articles à partir de tweets d’hommes et femmes politiques – ce qui était, alors, bien moins fréquent qu’aujourd’hui. Il s’agissait, par ailleurs, de reprendre “faisait Quotidien sur le décryptage de la communication” et avec un ton similaire à celui du Canard enchaîné.
Après la fermeture du Lab d’Europe 1, les trois journalistes cherchent à faire quelque chose de ce traitement particulier de l’actualité politique. Au moment où les newsletters sont en vogue dans les médias américains, l’idée de ce format est retenue. Après une présentation du projet dans plusieurs médias, Libération embauche le trinôme. Chez Pol devient une newsletter réservée aux abonnés du journal. Son premier numéro date de septembre 2018.
“On comble un vide”
Venons-en désormais aux faits. Quel est l’intérêt de cette newsletter ?
Un premier élément de réponse se trouve dans les horaires particuliers des journalistes de Chez Pol. Hors période d’élection, ils arrivent dans les locaux de Libération à 6h30, dans l’objectif d’envoyer la newsletter aux abonnés en fin de matinée. Ils sont là bien avant les autres rédacteurs du journal, habitués à venir vers 9-9h30. “On permet à Libé d’être présent sur un créneau horaire où ils ne sont pas habituellement”, explique Sébastien Tronche. “On comble un vide dans le traitement de l’actualité politique”.
À l’image de la soirée électorale évoquée un peu plus haut, Chez Pol va faire tout un travail de curation et de veille concernant les informations parues dans les journaux, les déclarations durant les matinales, ou sur les réseaux sociaux. Tout en fournissant à ses abonnés des informations politiques obtenues par les journalistes de Chez Pol ou les rédacteurs du journal. Autrement dit, « des confidentiels »
Ensuite, une partie de la newsletter est convertie en deux-trois articles sur le web. Cela contribue à nourrir rapidement le site. “Avant Chez Pol, on a toujours eu un souci pour publier des contenus hors dépêches AFP avant midi”, indique à ce sujet Lilian Alemagna. Il est chef du service France à Libération. Chez Pol ainsi que les rédacteurs spécialisés sur les sujets politiques ou éco-sociaux sont sous sa responsabilité.
“On peut sauter du coq à l’âne”
Chez Pol comble un vide. C’est un fait. Pour autant, d’autres journalistes politiques pourraient également suivre les différentes actualités matinales pour en faire ensuite des articles. Or, Chez Pol n’est pas seulement une force de frappe non négligeable le matin, mais également un format particulier, une newsletter.
Ce média particulier contribue pleinement à mettre en valeur le travail de curation, lequel implique d’aller chercher des informations un peu sur tous les sujets. Aussi bien sur la gauche que la droite, l’extrême droite ou la majorité par exemple pour ce qui est de la politique.
“L’intérêt d’une newsletter, c’est que tu peux avoir une succession de petites infos. En te disant, que telle info est notable mais qu’on ne va pas non-plus y passer deux heures. En huit lignes c’est fini”, explique Étienne Baldit. “Et ensuite, tac, il y a une autre info qui est importante et on peut sauter du coq à l’âne, parler de tout le spectre politique, de tous les candidats, essayer d’avoir quelque-chose de complet, même si ce ne sera jamais exhaustif”.
Dans une interview pour Story Jungle, Jean Abiatecci, fondateur de la newsletter “Bulletin”, explique qu’il s’agit de “répondre au concept de ‘smart brevety”. Autrement dit, “faire l’effort d’écrire court, rapide, avec les bons liens”, car le “premier usage d’une newsletter est de faire gagner du temps”.
“Rendez-vous”
En ce sens, Étienne Baldit rappelle que les “gens qui aiment la politique n’ont pas les moyens, ni financier, ni de temps pour tout lire, regarder et écouter”. Et de justifier l’intérêt de Chez Pol:
“On dit: si vous aimez la politique mais que vous n’avez pas le temps, ne vous inquiétez pas. On est là pour vous, on a tout vu, on a tout lu, et on vous fait le digeste de ce qu’il ne fallait pas rater, de ce que nous jugeons pertinent de porter à votre connaissance”.
La newsletter est également utile pour isoler des éléments sous forme de puces de quelques centaines de signes.“Plein de petites infos, d’anecdotes, de citations qui sont noyées dans des gros papiers peuvent être mises en valeur”, souligne Étienne Baldit.
Néanmoins, un travail similaire était fait au Lab d’Europe 1. Seulement « sur un site tu publies tout alors que nous avec une newsletter, on fait davantage de choix », pointe Sébastien Tronche.
Il s’agit alors de « hiérarchiser » à partir d’un “rubricage”, avec pour effet de donner plus de lisibilité au lecteur. Dans Chez Pol, une petite information, quasi anecdotique, se transformera par exemple en un “et sinon”. Autrement dit, une petite puce à la fin de l’ensemble “au comptoir”, rubrique consacrée aux informations repérées dans les autres médias.
Enfin, pour justifier l’existence de la newsletter, Sébastien Tronche insiste sur la “proximité” avec le lecteur qu’implique ce format. “Quand tu reçois [Chez Pol] par mail, que tu l’ouvres régulièrement, il y a presque une relation”, avance-t-il. Ainsi, précise Lilian Alemagna, cela “offre autre chose que de simples papiers, ça crée un rendez-vous dans la journée pour les lecteurs qui aiment la politique”.