Sublimer sa différence : quand l’art dépasse les limites du handicap

Julie Bringer, Juliette Guérit, Mélanie Leblanc

Sublimer sa différence : quand l’art dépasse les limites du handicap

Sublimer sa différence : quand l’art dépasse les limites du handicap

Julie Bringer, Juliette Guérit, Mélanie Leblanc
28 mai 2021

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Arnaud Dubarre peint avec sa bouche. Claire Giraudeau a su faire de sa dyslexie un atout. MC Solaire détourne les panneaux de stationnement pour handicapés. Art et handicap s’apportent mutuellement. Et les amateurs aussi peuvent tirer des bienfaits d’une pratique artistique. Quand l’art se fait thérapeutique, il permet de nouvelles formes d’expression.

Faire de sa différence un atout

« Je ne suis pas un peintre handicapé, je suis d’abord un artiste peintre. » Arnaud Dubarre, artiste peignant de la bouche, met un point d’honneur à ne pas être défini par son handicap. Dans son atelier limougeaud, pinceau tenu entre ses lèvres, il trace une courbe puis une autre sur la toile pour donner vie à des paysages, animaux et fleurs. Privé de l’usage de ses quatre membres, Arnaud Dubarre a commencé à dessiner dès son plus jeune âge en reproduisant les illustrations de ses bandes dessinées favorites. « Un moment de calme » dans les journées très actives de ce champion d’handisport. 

À 40 ans, il vit désormais de sa passion pour la peinture. « Après ma scolarité, j’avais envie de faire quelque chose de ma vie et à 19 ans, j’ai rejoint l’association des artistes peignant de la bouche et du pied, l’AAPBP. » Pour chacune des techniques qu’il utilise, le peintre a dû trouver des astuces. « En ce moment, je fais beaucoup de pastel, il a fallu que je trouve des systèmes pour tenir les craies sans les mettre directement à la bouche. Ça demande de la réflexion en amont », souligne-t-il. 

Trouver des solutions adaptées. C’est le casse-tête quotidien des personnes en situation de handicap. Pour les artistes handicapés moteurs ou psychiques, la création est un moyen de contourner ces difficultés. Certains trouvent dans l’art une alternative pour s’exprimer, d’autres un moyen de mettre à profit leur différence. 

« Je me suis réconciliée avec les lettres »

Enfant, Claire Giraudeau a été diagnostiquée dyslexique, un handicap qui se manifeste principalement par des difficultés à s’exprimer, à lire et à écrire. « Quand j’étais petite, il n’y avait que ma mère qui me comprenait, j’avais un retard de langage. J’aimais beaucoup créer des choses, modeler, sculpter… Il n’y avait pas de logique à avoir, pas de lettres », se souvient-t-elle. Après une scolarité difficile, elle décroche un baccalauréat en arts appliqués et intègre une école de graphisme. « C’est un choix paradoxal car le principe du graphisme est de composer avec des écritures », explique la jeune femme qui découvre que son handicap est aussi un atout : « Je me suis réconciliée avec ces lettres qui m’ont tant fait souffrir. L’objectif du graphiste est de réduire le texte à l’essentiel et c’est ce que j’ai toujours fait. Ma dyslexie fait que mon cerveau fonctionne de cette manière. »

 

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Après avoir travaillé comme directrice artistique dans une grande multinationale, elle ouvre prochainement sa propre galerie d’art. « Une fierté » pour celle qui a souvent souffert que son handicap ne soit pas pris au sérieux. Jusqu’à ses 18 ans, Claire Giraudeau est allée chez l’orthophoniste deux fois par semaine. « L’orthophoniste passait un temps fou à fabriquer des étiquettes, changer les couleurs et faire des dessins pour que je comprenne. J’adorais ça. Peut-être qu’inconsciemment c’est ça qui m’a menée à des études de graphisme. »

Pour expliquer les troubles « dys » et rendre hommage au travail des orthophonistes, elle a créé le projet Orthodyslexie sur Instagram. « C’était une contrainte horrible d’y aller aussi souvent mais, aujourd’hui, je suis heureuse de m’être accrochée. On ne se rend pas compte du pouvoir de la parole et de l’écrit quand on est petit. L’orthophonie a été mon rééducateur de vie. »

The Blind, l’inventeur du street art pour malvoyants

Faire de l’art visuel pour les gens qui ne voient pas. C’est le projet que développe le street artist The Blind depuis près de vingt ans. « C’est venu du constat que nous, les graffeurs, voulons que notre travail soit vu par le plus grand nombre mais les déficients visuels ne voient pas les graffs traditionnels faits à la bombe », explique The Blind.

Sur les murs du monde entier, il écrit des messages en braille pour rendre le street art accessible aux personnes aveugles et malvoyantes. « Vu et revu », « Voulez-vous toucher avec moi ce soir ? », « Ça me touche que vous me lisiez ! »  Avec toujours une touche d’humour, l’artiste nantais travaille à partir de demi-sphères en plâtre qu’il colle pour former les phrases.

« Quand j’arrive dans un pays ou une ville, je me balade et je repère des endroits qui m’intéressent et je cherche une phrase qui colle à l’histoire, à la politique, à l’architecture du lieu », raconte-t-il. À l’instar du « Pas vu, pas pris » écrit sur les murs du palais de justice de Nantes en 2005. « La langue française est très bien faite, il y a énormément d’expressions, de proverbes et de jeux de mots autour du toucher, de la vue, de l’odorat… »

À travers son travail, The Blind veut « ouvrir les yeux » des personnes voyantes sur ce qui les entoure et sensibiliser au handicap. « On vit dans une société où les gens ont des œillères et ne pensent qu’à leur nombril, souligne l’artiste, dans la rue, les gens vont voir mon collage en braille, penser à quelqu’un de leur entourage qui est malvoyant et demander son aide pour comprendre. »

Changer les regards sur le handicap

« Je voulais montrer que fauteuil ou non, c’est la vie qui prime. » Depuis bientôt quatre ans, MC Solaire, Marie-Caroline Brazey de son vrai nom, transforme les panneaux de stationnement réservés aux personnes handicapées dans sa ville de Chalon-sur-Saône. Atteinte de la maladie de Strümpell-Lorrain, elle souhaite sortir le pictogramme de son cadre et lui donner vie. Le personnage se métamorphose en basketteur, en super-héro ou encore en sirène : « On est des créatures fantastiques quoi qu’il arrive », s’esclaffe-t-elle. 

Elle compte une trentaine de collages à son actif, inspirés de son quotidien et de sa ville. « Le basketteur, c’était un clin d’œil à l’équipe de basket fauteuil de Chalon. Ils sont impressionnants. » Des personnages auxquels elle donne vie avec quelques morceaux de papier, du scotch et un crayon. Sur les réseaux sociaux, où elle partage ses créations, MC Solaire est suivie par plus de 2 500 abonnés. Une communauté qui la motive pour moderniser le célèbre pictogramme. « Il a très mal vieilli. Quand on regarde les proportions, ce n’est pas un bras qu’on a, c’est un accoudoir », rit-elle.

« Investir l’espace »

Le collage est aussi une source de motivation personnelle pour sa rééducation. « Je me force à bouger plus loin à chaque fois et à investir l’espace. Même si en fait je pourrais les coller toujours sur le même panneau. » Car si au début de son activité, elle laissait les collages en place, elle a rapidement dû se raviser. « Certains me félicitaient car le pictogramme n’était plus aux normes et ils pouvaient contester les amendes. Sauf que ce n’était pas du tout le sens de ma démarche. » Ce que souhaite Marie-Caroline Brazey, c’est changer le regard des gens sur les différentes situations de handicap. Et montrer qu’il ne se résume pas seulement au fauteuil roulant.

Et même lorsqu’elle retrouve ses collages à terre, elle ne se départit pas de sa motivation. « S’il a été arraché, c’est qu’il a fait réfléchir quelqu’un. » La crise sanitaire du Covid-19 l’a forcée à mettre entre parenthèses son activité. « J’ai hâte de pouvoir reprendre. De retrouver un peu d’inattendu et de surprise. »

Un projet qu’elle mène jusque dans le milieu scolaire, de la primaire à l’école de commerce. Une façon de créer de nouvelles discussions et de sensibiliser même les plus jeunes aux questions soulevées par le handicap.

  • MC Solaire a réalisé une trentaine de collages.

Céline Muzelle : « Pour ces artistes, la création était vitale »

À partir de 1945, le peintre et sculpteur Jean Dubuffet se met en quête de pièces artistiques produites par des personnes en situation de handicap et donne ainsi naissance à l’Art brut. Une « révolution » selon l’historienne de l’art Céline Muzelle.

La prise en compte du handicap des artistes par les historiens de l’art a-t-elle évolué au fil du temps ?

Céline Muzelle : Avant la reconnaissance de l’Art brut, des artistes en situation de handicap avaient déjà été reconnus par l’histoire de l’art : Matisse, Monet, Frida Kahlo, Toulouse-Lautrec… Leurs vulnérabilités n’étaient pas forcément mises en perspective avec leurs œuvres mais, depuis le travail de Jean Dubuffet et de ses successeurs, il y a eu un changement de regard sur la place du handicap dans l’art. Chez beaucoup d’artistes, une fragilité physique ou psychique a eu un impact majeur sur leurs pratiques artistiques. La déficience visuelle de Monet a, par exemple, eu des conséquences importantes sur sa façon de représenter les paysages.

Comment le monde de l’art réagit-il à la révélation de tout ce pan de la création artistique jusqu’ici ignoré ?

C.M. : À l’époque, la démarche de Jean Dubuffet de mettre en avant des artistes séjournant en hôpitaux psychiatriques était une révolution. En tant que fils de marchand de vin, pour lui, l’Art brut était au monde de l’art ce que le champagne brut est au monde du vin, la quintessence ! Il a renversé l’idée qu’une formation d’excellence menait à un art d’excellence. Selon lui, au contraire, être vierge de toute influence artistique menait à une création plus forte, plus sincère et plus singulière. Les représentants historiques de l’Art brut sont Adolf Wölfi, Aloise Corbaz ou encore Heinrich Anton Müller. Ils ont réalisé un volume très important de travaux et inventé tout un univers. Il faudra encore beaucoup de travaux de recherche sur leurs œuvres pour en saisir tous les sens possibles.

De quelle façon leur handicap a-t-il influencé la création des artistes d’Art brut ?

C.M. : Ces auteurs sont plus affranchis des carcans et des modes. Mais, le fait qu’ils n’aient pas reçu de formation artistique ne veut pas dire qu’ils étaient vierges de tous codes culturels. Ce qui les différencie des autres artistes, c’est la liberté avec laquelle ils en font usage. Aloïse Corbaz s’inspirait aussi bien des magazines populaires que de références culturelles beaucoup plus érudites. Les personnes repérées par Dubuffet étaient pour beaucoup atteintes de psychoses, souvent non traitées. Pour elles, la création était vitale. Il y avait une urgence à créer, à laisser une trace, à inventer un univers et à lui donner forme. Beaucoup de commentateurs ont vu une forme de pureté créatrice chez les auteurs d’art brut qui ne créeraient que pour eux-mêmes. Selon moi, cette vision est utopique. Il y a chez ces artistes une volonté de communiquer. Dans les légendes inscrites par Aloïse Corbaz sur ses œuvres, on lit sa volonté de comprendre, d’orienter le regard.

Quand l’art se fait thérapie

Si le handicap peut être une source d’inspiration pour des artistes, l’art est aussi bénéfique pour des artistes amateurs en situation de handicap. Des psychothérapeutes pratiquent l’art-thérapie, qui consiste à utiliser l’art pour permettre à une personne atteinte d’un handicap de s’exprimer. Cela peut être utile pour les personnes qui ont des difficultés avec la parole.

L’association Personimages, à Paris, organise des ateliers artistiques pour des personnes atteintes d’un handicap psychique ou mental, comme la trisomie 21. Cédric Caravano anime ainsi un atelier de peinture et de dessin tous les mercredis matins, auprès d’un groupe de six adultes. Plusieurs d’entre eux vivent en foyer. Alors la journée qu’ils passent à l’association, avec l’atelier de peinture le matin et le cours de théâtre l’après-midi, les sort de leur quotidien du reste de la semaine.

Peinture, encre, crayon : tous utilisent des techniques différentes, dans une ambiance calme et appliquée. Certains suivent ce cours toutes les semaines depuis près de 20 ans. « J’aime être en compagnie de mes camarades, raconte Isabelle. Ça m’apporte un peu de calme. » Ce jour-là, après avoir travaillé l’encre, elle est passée aux feutres pour dessiner une maison au milieu d’un paysage.

« Un moment plus qu’un enseignement »

Cédric Caravano explique que l’ambition de l’association Personimages n’est pas de faire de l’art-thérapie, qui est une pratique médicale, mais simplement de divertir les participants. Cependant, Cédric Caravano est actuellement en formation de psychothérapie, ce qui lui permet de se servir de certaines méthodes tirées de l’art-thérapie : « L’idée est de ne pas leur donner d’objectif, de ne pas les juger, et d’être là pour eux. »

Les participants sont laissés libres aussi bien dans le choix de ce qu’ils représentent que dans les techniques qu’ils utilisent, pour ne pas les brusquer et pour que l’atelier soit avant tout un plaisir. « Par leur pathologie, certains d’entre eux ont parfois des comportements obsessionnels, une tendance à faire des mouvements répétitifs, décrit Cédric Caravano. On essaie donc parfois de leur proposer une nouvelle technique. Il faut être vigilant aux signaux non-verbaux, ne pas les pousser. » Il constate que les participants parviennent à exprimer leurs sentiments à travers leurs réalisations.

« C’est un moment plus qu’un enseignement. On est là pour prendre un moment pour eux. Et il ne faut pas oublier qu’ils savent faire des choses très intéressantes sans que l’on ait besoin de les pousser. » Les participants des ateliers ont aussi la fierté de voir certaines de leurs œuvres exposées, vendues, ou encore reproduites en cartes postales.

Des ateliers mixtes pour rassembler

Créer sans limite, c’est la vision de Sylvie Sanchez. En 2004, cette plasticienne a créé l’association Créative Handicap. « Ce qui m’intéressait c’était de travailler autour de la mixité en se servant du média de l’art, pour que tout le monde se rencontre, situation de handicap ou pas. » En organisant les cours mixtes, Sylvie Sanchez favorise l’échange et l’aide mutuelle. « Rencontrer des personnes qui ont d’autres manières d’appréhender l’art m’a beaucoup appris », souligne-t-elle. Une centaine d’adhérents, de deux ans et demi aux seniors, participent aux ateliers de l’association. Sculpture, dessin, peinture, toutes les techniques y sont accessibles. « Si on leur donne les bons outils, les personnes en situation de handicap peuvent transcender les limites. L’art est un média pour surmonter son handicap. » La psychanalyste Simone Korff Sausse tire un constat similaire. « Ça les transforme, ça leur donne un moyen d’expression et éventuellement une reconnaissance. » 

Pour les enfants aussi, la pratique artistique peut être un moyen de dépasser des limites posées par un handicap. Ana-Maria Shiver, qui organise des ateliers d’art pour enfants à Paris dans le cadre de l’association Le Cinquième élément, pense qu’il est indispensable que ces pratiques se fassent dans des groupes mixtes, avec à la fois des enfants handicapés et des enfants qui ne sont pas atteints d’un handicap. « Pour les enfants, il n’y a pas de différence. Il n’y a que des bénéfices à les regrouper. » Son atelier accueille aussi des enfants qui ont des difficultés d’apprentissage.

Pour elle qui est psychologue de formation, la pratique artistique permet à la fois de pallier des difficultés d’expression et d’apprendre. Elle considère que cette activité vient en complément d’un accompagnement psychologique, et essaie de mettre la parole au centre de ses ateliers. Pour cela, elle ne propose pas que du dessin, mais aussi des sculptures à partir d’objets recyclés. « On travaille la motricité fine. Pour ces enfants, l’art permet de dire ce qui n’est pas dicible, tout comme dans les commissariats on demande aux enfants qui ne sont pas capables de raconter ce qu’ils ont subi de faire un dessin. » Ana-Maria Shiver a pu observer que les enfants n’ont pas le même rapport à l’art que les adultes, parce qu’ils ne cherchent pas à « faire joli ». « À travers la création, ils subliment ces symptômes qui les empêchent de vivre. »

 

Julie Bringer, Juliette Guérit, Mélanie Leblanc

Une réponse sur “Sublimer sa différence : quand l’art dépasse les limites du handicap”

  1. Beau travail. Aussi bien éditorial qu informatif. Un peu de lumière sur nos handicapés et les personnes et associations qui s en occupent reste important.
    Cordialement

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