Transphobie : « On empêche les personnes trans de vivre »

En France, les personnes trans sont constamment victimes de discriminations, aussi bien dans le cadre privé que dans l’espace public. À la clé, un épuisement psychologique, qui peut les pousser au suicide.

« On sait que, tous les ans, on va finir par enterrer des potes », constate laconiquement Nao, jeune homme trans de 23 ans et étudiant en informatique. Trois de ses connaissances se sont récemment données la mort.

La semaine dernière, l’association de défense des personnes trans, ACCEPTESS-T, se déclarait « encore en deuil » après les décès de deux femmes trans, survenus à quelques jours d’intervalle. Sasha avait 22 ans, elle s’est suicidée. Ivanna avait 31 ans, elle a été assassinée. Ces deux décès, aussi rapprochés, ne sont pas le fruit du hasard. Ils mettent en lumière une réalité bien connue des chercheur.euse.s : les personnes trans sont une population dite « à risque », tout particulièrement susceptibles de développer des idées suicidaires et d’être victimes de violences pouvant aller jusqu’au meurtre.

La transphobie, partout, tout le temps

Les personnes trans sont victimes de discriminations au quotidien, partout, tant dans l’espace privé que public. Nao en témoigne : « J’ai vécu beaucoup de transphobie de la part de mon entourage, que ça soit de la part d’ami.es, de ma famille, au travail… » Cela va du mégenrage – le fait de se tromper, volontairement ou non, de genre lorsque l’on s’adresse à une personne trans – aux violences physiques, en passant par le refus d’accéder à des services administratifs ou médicaux, les difficultés judiciaires à faire changer son état civil ou encore l’exclusion des femmes trans de la PMA pour toutes.

« Il y a un continuum de la transphobie, explique le sociologue spécialisé dans le genre et les discriminations, Arnaud Alessandrin. Il n’y a pas un domaine où la sur-victimisation des personnes trans n’est pas présente. »

« J’ai vécu beaucoup de transphobie de la part de mon entourage, que ça soit de la part d’ami.es, de ma famille, au travail… »

Arnaud Alessandrin analyse la transphobie comme « une succession de ruptures qui se manifeste par la fréquence et l’intensité des discriminations ». Les personnes trans se retrouvent isolées socialement, ostracisées. « Certes, la transphobie tue, mais c’est aussi que l’on ne laisse pas vivre les personnes trans », déplore le chercheur.

Les personnes trans sont bien plus nombreuses que les personnes cisgenres à faire des tentatives de suicide. Difficile néanmoins de quantifier précisément le phénomène. « Il faut prendre les chiffres avec des pincettes », met ainsi en garde Arnaud Alessandrin. En 2015, il avait publié une étude qui montrait, entre autres, que 85% des personnes trans avaient été victimes d’actes transphobes et que 46% étaient tombées en dépression ensuite. Mais, la transphobie et le mal-être des personnes trans dépendent pour beaucoup du contexte juridique et sociologique du pays. Et, « entre 2014 et 2022, les cartes ont été rebattues ». Pour le sociologue, il vaut mieux se fier aux analyses qualitatives des témoignages des personnes transgenres.

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Les jeunes et les précaires, encore plus à risque

D’après Arnaud Alessandrin, deux catégories de personnes trans sont encore plus susceptibles d’être victimes de violences transphobes : les personnes précaires (travailleur.euse.s du sexe, migrant.es, personnes sans domicile fixe) et les jeunes, en particulier les mineurs et les étudiant.e.s. Pour lui, l’État doit commencer par mettre l’accent sur la protection et l’accompagnement de ces deux types de publics. Sasha et Ivanna faisaient justement partie de ces personnes très à risque. Ivanna était péruvienne sans-papiers et travailleuse du sexe. Sasha venait de Rennes et faisait des études de mode et de design à Paris.

Par ailleurs, Sasha était bien entourée. Ses parents, notamment, étaient présents, mobilisés à ses côtés pour l’aider à être reconnue pleinement en tant que femme. Mais, la difficulté à atteindre cette reconnaissance complète, le poids des discriminations répétées, ont constitués ce qu’elle a elle-même qualifié de souffrance « chaque jour insurmontable ».

Dans un hommage à Sasha, la militante Lexie, autrice d’Une histoire de genres (éditions Marabout) écrit : « La transphobie est le loup qui guette depuis la forêt. La foule en colère qui hurle au monstre et la foudre qui s’abat du ciel. Personne n’est faible d’être atteint par la transphobie. Shasha n’était pas faible.

 

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Bénédicte Gilles

Paris sportifs chez les jeunes : une addiction décomplexée

Légal depuis seulement onze ans en France, le pari sportif en ligne est devenu un véritable phénomène de société chez les 18-24 ans, oscillant entre loisirs et véritable addiction. Une tendance accrue par un marketing ciblé des opérateurs sur les jeunes joueurs. 

“Le max que j’ai parié en ligne c’est 500 et 350 euros. Depuis que je me suis inscris, j’en suis à 4 000 euros de perte.” Valentin, 22 ans, est inscrit sur Betclic, Winamax et Unibet depuis sa majorité. “J’ai dû commencer à parier parce que mes potes le faisaient.” Le jeune homme reconnaît avoir une forme d’addiction. “En tout, un pari me prend en général entre 2h30 et 3h.” Un investissement de temps assez commun chez les jeunes parieurs. 

 Car comme Valentin, 34% des parieurs en 2020 ont entre 18 et 24 ans, selon l’Autorité des jeux en ligne (ANJ), chargée de la régulation des paris sportifs et des jeux d’argent et de hasard. Cette génération, née avec internet et la création des applications, a connu en 2010 la légalisation des jeux d’argent en ligne, au moment de la Coupe du Monde de football. Les paris sportifs sur internet deviennent alors un phénomène de mode.

 “Les jeunes ne sont plus supporters, et marchent davantage à la tendance, au “lifestyle” autour du football, d’où leur intérêt accru pour les paris” explique Simon Degas, consultant chez Corpcom, entreprise de communication spécialisée dans la gestion d’image d’entreprise. D’après lui, les adolescents et jeunes adultes se passionnent pour la personnalité et les performances de tel ou tel joueur, comme Kylian M’bappé ou Neymar Jr, que pour une équipe spécifique ou le suivi du football. Une tendance exploitée notamment par Unibet, l’un des sponsors du PSG, qui n’hésite pas à mettre en avant des publicités avec les joueurs vedettes. Une étude de 2019 du cabinet d’audit PwC montre que les matchs en direct n’arrivent qu’en cinquième place dans la consommation sportive chez les jeunes (68.5%), par rapport aux contenus des athlètes ou des équipes sur les réseaux sociaux qui arrivent en deuxième place (81,6%). 

 Le pari sportif devient un prolongement de cette façon de suivre le sport. “ La nouvelle pub Betclic le montre bien, avec le slogan “No bet, no game.” analyse Simon Degas. Ça distille auprès des jeunes une nouvelle forme d’intérêt pour le football : maintenant, tu suis le foot parce que tu as parié, tu ne paries plus parce que tu suis le foot.” Le spot publicitaire d’une trentaine de secondes montre un homme entre 25 et 30 ans, projeté suite à son pari d’une soirée au centre du match. “Le rapport de force est inversé, on regarde le sport avec un nouveau prisme, différent du supportérisme : le pari. Ça permet de ramener un public qui n’aime pas forcément le foot, qui n’est pas passionné,” ajoute le consultant en communication.

Cette manière d’appréhender le football, très facile d’accès, séduit la jeune génération par les décharges d’adrénaline qu’elle procure. C’est ce qui est désigné en psychologie comme le “système de récompense”. Quand une personne gagne un pari, ce mécanisme s’active. Le cerveau du joueur libère des décharges de dopamine, qui intensifient l’événement vécu. “ Pour les jeunes joueurs, parier est une manière de vivre le sport avec davantage de passion,” précise Mathilde Auclain, psychologue au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) de Trappes.  Pour elle, le parieur sportif recherche des sensations fortes que ne procurent pas les autres jeux de hasard, comme le Loto. Regis, 20 ans, étudiant en alternance, dit avoir parié cinquante euros sur la victoire de la France contre l’Argentine, lors de la Coupe du Monde de 2018. Un pari qui lui a permis de vivre très intensément ce match. “ Lorsqu’on était mené, après le but de Di Maria, j’avais la giga haine pendant une vingtaine de minutes. J’étais vraiment au fond du gouffre. Par contre sur le but de Pavard, la joie était clairement double.” Un sentiment que Jean-Baptiste, 22 ans, partage : “Je parie souvent 2 ou 3 euros sur un buteur quand le PSG joue en Ligue 1. Comme ils gagnent à chaque fois, ça me permet de vibrer plus fort. Le match est plus intéressant.” 

 Mais cette décharge de dopamine envoie un message clair au jeune joueur : “tu as gagné, c’est chouette, recommence.” détaille Mathilde Auclain. « Si le pari sportif devient une addiction et n’est plus un simple loisir, le jeune joueur ressent le besoin de parier de manière répétitive, et se connecte automatiquement sur les applications dédiées. Le système de dopamine est dérégulé. “C’est à ce moment que le manque est créé. Les personnes dépendantes vous diront qu’elles n’ont plus de plaisir, elles éprouvent un besoin.” Victor, 22 ans, a déjà ressenti ce manque : “Quand il n’y a pas de matchs fous, et que tu as envie de parier, tu te tournes vers d’autres trucs. Une fois, j’ai parié sur un match de deuxième division féminine ukrainienne.” 

L’addiction aux paris sportifs devient d’autant plus forte que les jeunes joueurs arrivent au sentiment d’être expert. Ils ont l’idée répétitive qu’ils vont pouvoir se refaire, qu’ils contrôlent leurs actions. Ces notions sont employés avec précaution par Aurélie Willenstein, documentaliste à l’Hôpital Marmottant, centre hospitalier pionnier dans les addictions comportementales. Les jeunes joueurs tentent alors de justifier leurs gains comme leurs pertes. Certains évènements peuvent cependant agir comme un déclic pour leur faire prendre conscience de leur dépendance. Pour Guillaume, étudiant en alternance de 22 ans, cela a été un violent accès de rage suite à un but “tout fait” d’un joueur de Bordeaux face à Strasbourg, qui lui a fait manquer de gagner 1500€. “Avant, je m’enfermais pendant des week-ends entiers pour parier. Depuis ce match, je me tiens à un budget mensuel, m’interdisant de parier si je dépasse la mise prévue la semaine précédente.” 

“Ils opèrent une distorsion mathématique de la réalité de leurs gains”

Avec l’expansion d’internet et des applications, l’argent parié par les jeunes joueurs devient abstrait. “Le pari en ligne, c’est que des chiffres, on n’a plus le sens de la réalité” témoigne Jean-Baptiste. Victor ajoute : “La semaine dernière, j’ai misé 70 euros, et j’ai tout perdu. Je n’avais aucune notion de l’argent que ça représentait, je ne me rendais pas compte d’avoir 70 euros sur mon compte, j’ai juste appuyé sur un bouton.” De ce fait, les jeunes parieurs entretiennent une relation ambigüe avec l’argent. “Ils veulent s’affranchir financièrement de l’influence familiale. Mais les joueurs ont tendance à exagérer leurs gains, et à oublier leurs pertes,” précise Mathilde Auclain. Pour Victor, le réveil est dur : “Je pensais que ça allait, mais je viens de faire le calcul, j’ai injecté 800 euros en un an. Donc j’ai perdu 417 euros.” Le risque de dépense incontrôlée devient accru, à cause des mécanismes de mémoire sélective : les joueurs ne se souviennent que de leurs paris gagnés. Les gains misés sont tirés de leur argent de poche, ou de jobs étudiants, de stage. Pour certains d’entre eux, parier au tabac permet de contrebalancer l’aspect virtuel des paris en ligne. “L’avantage de l’application, c’est que tu as tout en direct. Mais au tabac tu as ton argent en vrai, tu as ton billet.” explique Régis.

Si certains parieurs ont commencé en étant mineurs à jouer en bar-tabac avant d’avoir 18 ans, c’est aussi à cause d’une contrainte importante des sites de paris en ligne : la vérification d’identité. Il s’agit pour l’instant d’une des méthodes de contrôle les plus efficaces en France. Les paris sportifs sont en effet interdits aux mineurs. Et les sites vérifient de façon efficace. Chacun peut s’y inscrire comme il le souhaite, quel que soit son âge. Cependant, si un joueur veut récupérer ses gains, il doit faire parvenir au bookmaker une pièce d’identité valide prouvant sa majorité ainsi qu’une adresse postale sous 30 jours. Le parieur reçoit ensuite un code d’activation par voie postale. Autant de démarches qui peuvent empêcher les jeunes de se lancer massivement dans le pari en ligne sans être majeurs à moins de recourir à des méthodes d’usurpation d’identité.

Les chiffres du pari sportif chez les jeunes en France

Malgré ces restrictions légales, les paris en ligne explosent chez la jeune génération. Mais c’est une habitude récente : la première application dédiée est crée en 2017. Depuis sa majorité, Victor est inscrit sur six d’entre elles. Selon Mathilde Auclain, cet accès virtuel permanent à son compte et à la possibilité de parier en permanence “permet une stimulation exacerbée du système de récompense”. En d’autres termes, il est possible de parier et de suivre un match à tout moment depuis son smartphone, avec la perspective d’un gain facile. Il suffit de cliquer sur le bouton “parier” de son application. Une stratégie redoutable pour Valentin, qui s’est surpris à beaucoup parier pendant le confinement. “ Comme je n’avais rien à faire après mes partiels, j’étais beaucoup sur mon téléphone. Je me suis rendu compte que je faisais de la merde, que je pariais de 20 à 100 euros deux à trois fois par semaine.” Pour Victor, l’application lui permet de parier à tous moments : “Tu es en soirée, tu parles avec un pote, tu lui dis: “attends je reviens 5 min”, et tu vas parier.”

Les opérateurs savent attirer les jeunes joueurs en employant leur langage. Dans le dernier spot de publicité de Betclic intitulé No Bet, No Game, diffusé sur internet et à la télévision, de nombreux jeunes sont mis en scène en train de parier dans des situations du quotidien (salle de sport, chez le dentiste ou justement en soirée avec des amis). Pour Simon Degas, ce côté immédiat est l’argument principal de la publicité de Betclic : grâce à l’application, on peut parier à tout moment, aussi facilement qu’écrire un sms. 

Cette impulsivité est également une caractéristique de l’adolescence, exacerbée par l’utilisation compulsive d’internet et des smartphones. Selon Mathilde Auclin, “à cet âge-là, le système rationnel de l’adolescent n’est pas encore mature, il est donc plus facilement sujet à céder à ses impulsions”. Les adolescents sont plus “vulnérables” notamment à cause d’un “besoin de reconnaissance”. L’attrait pour les paris sportifs chez les jeunes adultes de 18-24 ans se forme aussi autour de l’effet de groupe. Une idée bien présente dans le spot publicitaire de Winamax Le roi du pari.Simon Degas y voit une représentation allégorique de l’application dans l’acteur qui joue la personne venant chercher le parieur gagnant. Elle le porte en triomphe, le spot publicitaire reprenant des scènes inspirées du Roi Lion. Tous les autres joueurs s’inclinent respectueusement face à ce “nouveau roi” des parieurs. Le tout suivi par le slogan “Grosse cote, Gros gain, Gros respect”, où le respect se mesurerait entre jeunes à la hauteur de la côte, et donc du risque pris par le joueur avec son argent.  “Ils cherchent à tout prix à se distinguer de leurs pairs. Il y a également une forme d’égo en jeu, celui qui sera à même d’avoir réussi le plus le beau coup bénéficiera du respect de ses pairs.” analyse Mathilde Auclain.

“Sur Twitter, les sites de paris sportifs se donnent un côté proche”

La publicité, ciblant particulièrement la tranche des 18-24 ans, tient un grand rôle : ”En entretien, on les incite à exercer leur regard critique.”

Si la publicité à la télévision ou à travers des panneaux publicitaires en ville reste l’opération de séduction la plus visible des bookmakers, il en existe un autre qui parle particulièrement à la génération des 18-24 ans : les réseaux sociaux. Les opérateurs de paris sont présents sur la quasi-totalité des réseaux sociaux, c’est bien le réseau social. Et Twitter qui reste le média privilégié des plus grosses entreprises (Winamax, Unibet et Betclic). Le plus suivi est de loin Winamax et ses 605.000 abonnées, loin devant ses concurrents (environ 325 et 125). Avec plus d’une vingtaine de tweets par jour, l’un des community managers les plus en vus de la twittosphère française s’efforce de réagir à l’actualité sportive – mais pas que. En plus du langage, ce sont tous les codes des jeunes joueurs qui sont repris par les sites de paris sportifs: musiques, images, tendances, etc. C’est aussi grâce à tout un univers issu des memes et des « hashtags » propre à la jeunesse comme #BetclicKhalass (comprenez Betclic vous paye) que ses plateformes se bâtissent un important capital sympathie en combinant un humour ciblé et des paris gratuits offerts aux followers leur assurant potentiellement l’arrivée d’un nouveau public qui ne s’intéresse pas forcément au sport.

https://twitter.com/Betclic/status/1392811870097223680

Le sport et sa diffusion sur internet ne sont pas non plus des facteurs anodins dans l’expansion des paris sportifs en ligne au sein de cette tranche d’âge. Le sport a l’avantage d’être un “élément très fédérateur” comme le souligne Aurélie Wellenstein, documentaliste à l’hôpital Marmottan. Victor témoigne: “Tu en parles avec tes potes. On a regardé ensemble le dernier match Paris-Manchester. J’ai parié 50 euros, et j’ai tout perdu. Du coup t’es deux fois plus déçu : ton équipe perd et t’as perdu” Ce phénomène s’accroît souvent avec le bon parcours des clubs français dans les coupes intercontinentales, mais aussi de l’équipe nationale lors des grandes compétitions. Un potentiel afflux de parieurs dont les opérateurs ont bien conscience. Winamax a par exemple doublé son offre de bienvenue pour la Coupe du Monde 2018, avec un premier pari remboursé jusqu’à 200 € (contre 100€ en temps normal). Mathilde Auclin a pu constater les effets de cette promotion : “on a clairement eu plus de demandes d’admissions après la Coupe du Monde 2018, soit de gens qui ont sombré, soit de jeunes qui ont commencé.”. Guillaume, 23 ans, originaire de Toulouse s’est aussi laissé séduire par cette offre. Celle-ci a constitué un élément déclencheur. Il parie aujourd’hui tous les week-ends, lui qui jouait avant de temps à autres au tabac.

L’offre de bienvenue de Winamax lors de la Coupe du Monde 2018

L’été 2021 et son Euro de Football, Roland Garros ou encore ses Jeux Olympiques, amèneront peut-être de nouveaux jeunes joueurs à s’inscrire massivement sur les plateformes en ligne.

Louis de Kergorlay et Charlotte de Frémont

 

Le pari chez les mineurs

“Dès que j’ai 18 ans, je passe sur internet pour parier.” Evan, élève de terminale, parie au bar-tabac deux fois par jour, injectant en moyenne cinq euros par pari. Pendant le confinement, il a commencé à jouer avec un ticket à gratter offert par sa mère, grâce auquel il gagne vingt euros. Et il témoigne du fait qu’il est plus facile pour un mineur de parier au tabac du coin, que sur internet.

Même s’ils parient aujourd’hui majoritairement en ligne, la dizaine de jeunes de 17 à 23 ans que nous avons interrogé ont tous avoué avoir commencé au lycée en bar-tabac, encouragés par leur entourage. “ Moi j’étais en internat, et nous allions tous parier au même tabac le week-end,” témoigne Régis. Nous avons pu faire le même constat à Versailles: près de deux bars tabac que nous avons visité sur trois, ont accepté sans difficulté de prendre le pari d’un mineur sans lui demander de justificatif d’identité.

Pourtant, selon la loi du 12 mai 2010 légalisant les paris sportifs en ligne, la vente de jeux d’argent à un mineur, même émancipé, est punie d’une amende. Cette frontière est souvent franchie : “ On était mineur mais le buraliste s’en foutait […] même notre maître d’internat qui était ami avec le buraliste était au courant de la combine. Mais il laissait faire.”

Charlotte de Frémont

 

 

Le jeu : une addiction reconnue

Se faire soigner en France pour une addiction aux jeux d’argents n’est possible que depuis peu. Les premiers traitements adaptés ont vu le jour en 1997 à l’hôpital Marmottan de Paris. “Le plus compliqué a été de faire comprendre que cette addiction était aussi dangereuse que l’addiction aux substances” explique Aurélie Wellenstein, documentaliste de l’hôpital Marmottan.

La difficulté actuelle est de conduire des campagnes de prévention alors que la communication des opérateurs est très efficace. Pour cela, Mathilde Auclin, psychologue au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie de Trappes, participe à des ateliers de préventions dans les lycées où elle place les élèves en situation : “Les jeunes se rendent souvent compte souvent compte qu’ils sont ciblés une fois mis face aux publicités. Ils doivent juste en prendre conscience »

Les messages de prévention sur les sites et panneaux publicitaires restent très peu visible. Ils ne figurent qu’en petits caractères en bas de page ou dans de minces bandeaux. On y trouve les numéros d’appels pour parieurs en difficulté. Le moyen de prévention le plus efficace en France reste encore de contacter les plateformes pour se faire interdire de pari ; un recours très peu connu et mis en avant par les opérateurs, , et de contacter une ligne d’écoute (Joueurs Info Service : 09 74 75 13 13 ou Drogues Info Service : 0 800 23 13 13) ou un centre spécialisé pour faire un bilan voire entamer une démarche de soin (les CSAPA ).

Louis de Kergorlay

Le chemin de croix des addicts sexuels

Avec les sexshops et les cinémas, l’addiction sexuelle a longtemps bénéficié d’une image folklorique. © Glenn Gillet

Sur le modèle des alcooliques anonymes, des dépendants sexuels se réunissent pour tenter de maîtriser leur addiction. Leur trouble, cependant, n’est pas encore bien reconnu scientifiquement et les personnes qui se sentent atteintes ont des difficultés à trouver un soutien médical.

« Pour moi, je ne faisais de mal à personne », confie Rémi. Le remède de ce quadragénaire de Tarbes aux petits tracas du quotidien est resté le même pendant des années. « Si certains fument des clopes, moi, je regardais du porno ». A la moindre contrariété, comme une dispute mal digérée avec une caissière agressive, le refuge était le même. De quoi l’amener à une fréquence et une intensité hors norme. « Il est arrivé que j’en regarde jusqu’à 4 ou 5 heures par jour ». Il a longtemps vu cela comme un exutoire, une façon de pallier ses difficultés à communiquer : « C’était la seule chose que je contrôlais. Dans la vraie vie, c’était dur d’aller vers l’autre. Alors qu’avec le porno, je maîtrisais mes fantasmes ».


« Des années de déni », balaye-t-il maintenant qu’il a rencontré sa compagne. Auprès d’elle, il a pris conscience de ses démons, surtout après l’arrivée de leur enfant. « Pendant sa grossesse, elle s’est aperçue que j’allais sur des sites pornos. Je tentais d’arrêter plusieurs fois. Ça durait une semaine et je reprenais », se souvient-il. « Quand notre fils a eu 5 ans, elle m’a demandé de partir ». Un électrochoc des plus bénéfiques : Rémi décide de se reprendre en main. « Au lieu de regarder du porno sur Internet, j’ai fait des recherches sur la dépendance ». Si les retrouvailles avec sa compagne ne tardent pas, c’est parce que Rémi est parvenu à mettre des mots sur le mal qui est le sien : il est « dépendant sexuel », comme 3 à 6% de la population française, selon les chiffres de la Fédération français d’addictologie.

La pornographie constitue la manifestation la plus courante de ce trouble comportemenal masculin, mais la multiplication des partenaires, ainsi que le recours à la prositution, sont aussi des marqueurs de ce qui apparaît comme une « addiction »

Addiction ou pas ?

Où commence-t-elle ? Depuis les premières études sur le sujet dans les années 1970, le débat continue à diviser les scientifiques : faut-il d’ailleurs parler d’addiction ou  d’hypersexualité ? De sexualité addictive ? De sexualité compulsive ? Face à la nécessité de s’accorder sur une définition, les instances internationales ont tranché : depuis 2018, c’est l’appellation « comportement sexuel compulsif » qui figure dans la classification de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Derrière une nomenclature absconse pour une grande partie des personnes atteintes et même pour certains praticiens, il y a la réalité : « perte de liberté, envahissement psychique, activité qui devient centrale, perte de contrôle, poursuite des conduites malgré les conséquences négatives, dommages conjugaux, financiers, psychologiques, professionnels, judiciaires et infectieux », c’est l’inventaire que dresse la psychiatre-addictologue Marie-Grall Bronnec, qui montre que cette réalité peut tout à fait être source de souffrance.

Contrairement aux dépendants à des produits, l’addiction sexuelle est « comportementale » au même titre que l’addiction aux jeux, aux achats ou encore à certains aliments ou pratiques alimentaires. « C’est le cerveau qui est le dealer », résume l’addictologue Stéphanie Ladel avant de nuancer : « Le sexe à la base n’est pas une substance, pas un produit, mais il peut être produit voire industrialisé par la pornographie, par les tchats ». Elle pointe par ailleurs la complexité pour définir les conduites addictives relatives à la sexualité puisque « le sexe fait partie des sources naturelles de plaisir parce que Dame Nature (…) a décidé que c’était une bonne chose de manger pour rester en vie plusieurs jours, et de faire du sexe pour rester en vie plusieurs générations ».

« J’avais enterré mes émotions »

Reste qu’entre plaisir et addiction, tracer la ligne peut s’avérer complexe, d’autant plus que l’addiction sexuelle est souvent liée à une dépendance affective. Franchir cette ligne sans s’en apercevoir est d’une grande banalité, les addicts peuvent alors « sombrer », selon l’expression d’Aurélie Wellenstein, documentaliste à l’hôpital de Marmottan, établissement parisien pionnier dans le traitement des addictions.

Pour beaucoup, cela se caractérise par une incapacité à gérer la place croissante que prend l’addiction dans leur vie : « Mes collègues de travail ont certainement compris ce que je faisais », cite en exemple Rémi. La sphère familiale reste toutefois l’endroit où l’addiction est la plus envahissante. Lorsque les dépendants sexuels sont en couple, la place prise par le sexe, occasionne systématiquement des frictions : « Au moindre problème, je mettais un terme à la relation », partage Eugénie, 48 ans. Pour cette addict sexuelle et affective, le sexe a toujours été « sale », un moyen de priver un mari qu’elle considérait responsable de tous ses maux. Eugénie n’en est pas moins dépendante sexuelle : le sexe devient une monnaie d’échange grâce à laquelle elle peut tout obtenir et dont elle ne peut pas se passer. « J’avais enterré mes émotions. Je fonctionnais comme un robot. Mon mari, lui, c’était la douceur incarnée », confie-t-elle. « Il a fallu que je passe des années à pourrir sa vie. »

Stéphanie Ladel abonde : « Il peut y avoir une irritabilité réelle ou induite par le comportement addictif : vis-à-vis de leur conjoint, de leur proche, les gens peuvent paraître irascibles plus qu’ils ne le sont pour pouvoir aller consommer. » Faute de pouvoir s’assurer des interactions sociales saines, les addicts sont souvent très isolés : « Quand on cède à ses impulsions plusieurs fois dans la journée, on n’est pas fréquentable », reconnaît un autre addict prénommé Rémi, habitant Strasbourg et aujourd’hui investi dans l’apprentissage de la communication non-violente pour se guérir. Cet auto-isolement rend le recours à une quelconque aide encore plus difficile : « On a des gens qui sont extrêmement honteux, qui sont dans une solitude extrême », s’inquiète Aurélie Wellenstein.

Le visage le plus récent de l’addiction sexuelle est la pornogaphie, accessible à tous sur Internet depuis plus de 20 ans. © Glenn Gillet

Mais, comment devient-on addict sexuel ? Au-delà de « l’appétence pour la chose » qui « recouvre l’ensemble de la population », Stéphanie Ladel identifie la « vulnérabilité personnelle » comme une des premières causes. La source de l’addiction se cache bien souvent dans la construction affective de l’individu. « Au bout de quelques séances, on retrouve souvent des traumatismes de type sexuel, comme des agressions ou des viols, c’est très fréquent. », abonde Aurélie Wellenstein.

Nombreux sont les addicts à faire état d’épisodes traumatiques. « Ma mère n’avait qu’une seule hantise : que je tombe enceinte. Elle me donnait la pilule avant même que je sois réglée. », raconte Florence, 55 ans. Dès son plus jeune âge, cette Bruxelloise d’origine a reçu la même leçon familiale : le sexe était « sale ». « Mon père était fou. Quand j’avais 12 ans, il me montrait son sexe en criant « T’as peur hein !? T’as peur ? » ». C’est cette enfance traumatisante qui, pense-t-elle, explique le mal qui est le sien et dont elle se rétablit péniblement : la frigidité, « l’incapacité à ressentir du plaisir pendant l’acte », explique-t-elle.

Comme Florence, les addicts évoquent souvent leur enfance auprès d’une famille jugée « dysfonctionnelle », au sein de laquelle les abus de pouvoir de la part des parents ont pu être fréquents et vite apparaître comme la norme aux yeux des enfants. En cause : bien souvent, la dépendance d’un des deux parents à l’alcool ou… au sexe. « Ma mère imposait des relations sexuelles à mon père avec mon parrain et sa femme. Pour elle, tromper son mari était normal », témoigne Florence.

Les jeunes consommateurs, des « bombes à retardement » ?

Mais, au-delà du contexte familial, cliniciens de tous bords pointent du doigt l’accessibilité de la cyberpornographie comme un facteur aggravant, notamment durant les confinements. « Il y a des sites comme Pornhub qui ont tout mis en accès libre. Alors les gens ont passé leur journée devant à regarder du porno. », s’étrangle Aurélie Wellenstein. Issu de la « génération Canal » et de son fameux film X chaque premier samedi du mois, Rémi, le sudiste, trouvait déjà le porno trop accessible il y a 20 ans. Mais, aujourd’hui, c’est pire que tout. « La société est ultra sexualisée. Pour vendre des pneus, il faut une belle femme ! », résume celui qui a déjà peur pour son fils, aujourd’hui âgé de 14 ans, l’âge moyen du premier visionnage de contenu pornographique en ligne, selon une enquête Ifop datant de 2017.

Une « bombe à retardement. », a coutume de dire Rémi, qui craint que son fils devienne dépendant sexuel à son tour. Et pour ceux qui, contrairement au père de famille, n’ont pas la possibilité d’anticiper l’addiction sexuelle et la découvrent sur le tas, se pose la question des nombreux traitements.

© Glenn Gillet

Se soigner, mais comment ?

La thérapie consiste surtout dans le fait de se concentrer sur la construction affective qui joue un rôle déterminant dans l’addiction. Nombreux sont les dépendants à avoir recours à cette méthode. Une véritable aubaine, pour certains. « C’est l’univers qui me l’a envoyé ! », aime dire Eugénie à propos de son psychologue. « C’est quelqu’un de passionné par son métier, qui m’a réappris ce qu’était l’honnêteté ». A l’inverse, d’aucuns considèrent que ce détour par l’enfance éloigne du véritable problème, comme Rémi, le tarbais : «Au bout de 6 mois-1 an de thérapie, j’ai arrêté », explique-t-il. « Parce que, d’accord, c’est la faute de mes parents, mais à côté de ça je continuais la masturbation compulsive. ». La faute, selon lui, à une relation unilatérale avec un spécialiste « qui sait ». « Je disais ce qu’il voulait entendre. Ca ne pouvait pas marcher. », conclut-il.

Ce qui manque dans la thérapie, cette relation d’égal à égal, il l’a trouvé dans les fraternités de type Alcooliques Anonymes et notamment à Dasa, les Dépendants affectifs et sexuels anonymes. Le principe : des réunions régulières et réservées aux addicts qui peuvent prendre la parole librement. DASA propose également à chacun d’être parrainé par un autre addict. « C’est un jeu de mimétisme entre deux personnes qui ont vécu les mêmes souffrances. », résume Rémi. « Le véritable spécialiste, c’est le dépendant. », défend Florence, également membre de la fraternité.

Dasa et les 12 étapes vers la « sobriété sexuelle »

Créés en 1973 aux Etats-Unis, les Dépendants affectifs sexuels anonymes (Dasa) ont emprunté aux Alcooliques Anonymes (AA) le concept du programme en « 12 étapes », que le dépendant doit suivre pour atteindre la « sobriété sexuelle ». La première : « Accepter son impuissance face à la dépendance ». Pour cela, les dépendants doivent, étapes suivantes, « croire en une puissance supérieure » et lui « confier la maladie », autre emprunt aux AA créés en 1935 à partir d’un mouvement évangéliste. Les quatre étapes suivantes : « Faire un inventaire minutieux sur soi-même », « identifier ses torts » et « travailler sur ses défauts en général » et son « caractère » ensuite. Puis, vient l’amende honorable : « Faire la liste des personnes que l’on a blessé », « réparer les torts ». Enfin, avoir prié et médité « pour mener à bien le projet de rétablissement », le dépendant s’engage à « transmettre ce qu’il a appris », notamment en parrainant d’autres addicts sexuels.

Mais, si rien ne vaut le témoignage des dépendants, il arrive que certains, en tentant de mettre le doigt sur les raisons de leur mal-être, le relient à tort à l’addiction sexuelle. « C’est l’effet Doctissismo, on se dit que c’est forcément de nous qu’on parle sur les forums », analyse Stéphanie Ladel, qui reçoit régulièrement des « faux positifs » en consultation.

Elle cite pêle-mêle les « maris volages » qui cherchent à justifier leurs infidélités en se disant dépendant. D’autres patients décrits comme « très religieux » par la spécialiste, « et qui aimeraient avoir des pratiques sexuelles d’ange », mais tombent de haut lorsqu’ils constatent qu’ils fantasment et que leurs pensées leur échappent. « Il y a beaucoup de gens qui se reprochent d’avoir des actions sexuelles, du point de vue moral » constate-t-elle. Là encore, le recours à l’autodiagnostic permet de se trouver des excuses. Ces cas restent toutefois inoffensifs. D’autres patients autodiagnostiqués souffrent en réalité de troubles plus graves, comme des attirances pédophiles. Dans ces cas-là, « c’est plus facile de se cacher derrière l’étiquette d’addict sexuel ».

« C’est compliqué, la sexualité, parce que ça fait ricaner »

Face à la méconnaissance vis-à-vis du trouble, l’enjeu de prévention et de santé publique est réel. Or, les spécialistes constatent, accablés, que le problème n’est pas vraiment pris en compte : « On a des gens bringuebalés entre des spécialistes qui souvent ne comprennent rien. Avant d’arriver sur un addictologue, ils peuvent errer pendant très longtemps. Il n’y a aucun fléchage pour l’addiction sexuelle, ce n’est pas un sujet qui intéresse les gens », considère Aurélie Wellenstein.

Les tabous contribuent également au manque de reconnaissance du trouble : « C’est compliqué la sexualité parce que ça fait ricaner. Les gens n’en parlent pas parce que ça touche à l’intime. Même dans notre équipe [de l’hôpital Marmottan, NDLR] tout le monde n’est pas à l’aise avec le fait de recevoir des addicts sexuels », avoue la documentaliste. En termes de prévention à grande échelle, « en France, il n’y a rien », lâche Maria Hernandez-Mora, psychologue clinicienne, qui officie dans un centre d’addictologie rattaché à l’hôpital Simone-Veil de Paris.

Après plusieurs années passées en structure spécialisée en Espagne, elle tente aujourd’hui d’importer l’approche de santé publique qu’elle y a découverte et qui a fait ses preuves en Espagne ainsi qu’aux Etats-Unis : refuser la prohibition, notamment en ce qui concerne la pornographie, pour préférer des campagnes de prévention bienveillantes et la formation de professionnels en mesure d’appréhender les parcours souvent chaotiques des dépendants.Ce travail, elle le mène à travers l’association Déclic, qu’elle a cofondée avec Anne-Sixtine Pérardel, philosophe et conseillère en vie affective et sexuelle. En parallèle, Maria Hernandez-Mora poursuit un doctorat sur l’impact de la pornographie et prépare une thèse. L’objectif ? Démontrer la réalité scientifique de l’addiction sexuelle et ainsi ouvrir la voie à des financements pour une prévention de grande ampleur.

Pierre-Yves Georges et Glenn Gillet

A ECOUTER AUSSI – De la pathologie fantasmée au jugement moral, petite histoire de la notion de « nymphomanie », parfois utilisée en synonyme d’addiction au sexe / Par Sylvie Chaperon, membre de l’institut universitaire de France et spécialiste de la médecine sexuelle et de l’histoire des femmes au XIXe siècle :

Les alcooliers à la conquête du public féminin

Vins pamplemousses ou bières teintées de rose : les alcooliers ont multiplié les tentatives ces dernières années pour séduire un public féminin.

« L’intérêt de cibler les femmes est qu’elles ne “ boivent pas suffisamment ” par rapport aux hommes, en tout cas au regard des industriels de l’alcool », avance Karine Gallopel-Morvan, professeure des universités à l’École des hautes études en santé publique (EHESP). 

Selon Franck Lecas, responsable du pôle loi Évin au sein de l’association Addictions France, la manoeuvre existe déjà depuis plusieurs décennies. « Les études montrent qu’à l’internationale, il y a un marketing qui se développe en direction des femmes dans les années 1990 avec ces notions de produits sucrés. on met en avant la femme qui travaille, réussit, consomme de l’alcool et fait l’apéro », explique-t-il.

Un affaiblissement de la loi Évin 

En France, la Loi Évin,votée en 1991, limite fortement les opérations de publicité comprenant de l’alcool. Elle est donc censée agir comme un pare-feu face aux évolutions récentes décrites par Franck Lecas. Or, ce n’est plus vraiment le cas, notamment depuis 2009. En effet, en vertu de la loi de modernisation de notre système de santé adoptée cette année là, les alcooliers ont la possibilité de faire de la publicité sur internet.

Et tout s’est accéléré, avec l’apparition par exemple d’influenceuses. « Elles sont payées par des marques d’alcool pour diffuser de l’information de manière très subtile et pas trop publicitaire envers leurs abonnés », décrypte Karine Gallopel-Morvan. Surtout, elles participent à l’émergence d’une offre destinée précisément aux femmes. Pour autant, ces influenceuses ne forment pas le seul volet du marketing des alcooliers.

« Des flacons de parfum, des étuis de rouge à lèvres »

En effet, il existe également tout un travail ciblé sur le packaging. « Il y a des flacons de parfum, des étuis de rouge à lèvre, des formes rappelant des chaussures ou des vêtements », énumère Karine Gallopel-Morvan. Pour Franck Lecas, il s’agit de reprendre des « stéréotypes de femmes, avec le rose, le girly, le sexy et le luxe aussi ». 

Il cite également le marketing à l’oeuvre sur les produits, prenant l’exemple des eaux alcoolisées dont l’atout serait d’être moins caloriques. « Ce qui est bien sûr faux mais ce sont ces arguments qui ciblent les femmes davantage sensibles à ces questions de santé et de poids », ajoute-t-il.

Autre élément, les alooliers cherchent à attirer des jeunes femmes. Karine Gallopel-Morvan évoque par exemple la bière Belzebuth proposant un « packaging rose, un goût à la framboise, et une boisson à trois degrés d’alcool […] ciblant très clairement les adolescentes ».

Quelle position pour les pouvoirs publics ? 

Face à ces stratégies de marketing, l’Etat marche sur des oeufs. Comme dans toutes ces problématiques liant alcool et santé, Il doit arbitrer selon des choix économiques ou sanitaires. Et il prend souvent le sujet avec des pincettes.

« L’Etat réagit dès que l’industrie de l’alcool bouge un petit doigt. Il y a par exemple le cas du Dry January : au départ Santé publique France, donc un organisme public, devait mener la campagne. Quand il a fallu la faire valider à un plus haut niveau, le Président de la République a refusé qu’elle soit portée par le gouvernement en raison de la pression des lobbys. », commente Karine Gallopel-Morvan. Face au jeu d’équilibriste mené par les pouvoirs publics, la conquête du public féminin est donc loin d’être terminée pour les alcooliers.

 

Lola Dhers et Baptiste Farge