Pour séduire les jeunes, il faut changer le storytelling européen

Seuls 29% des Français pensent encore à l’Union Européenne avec “espoir” selon un récent sondage Odoxa. Qu’en est-il des jeunes ? À quelques semaines du scrutin européen, une génération divisée entre pro-Europe et souverainistes s’éveille.

L’association Jeunes européens France organise des journées de sensibilisation à la question européenne, comme ici, à Bobigny, le 12 avril 2019.

Monsieur le Président, merci de me donner la parole ». Non, la personne au micro n’est pas un député européen au parlement de Strasbourg, mais Bakary, 15 ans, élève de troisième au collège Georges Brassens de Sevran (Seine-Saint-Denis). Vendredi 12 avril, à la préfecture de Bobigny, réunis autour de l’eurodéputé Alain Lamassoure (Parti Populaire Européen – centre droit) une cinquantaine de jeunes ont participé à une simulation d’un sommet européen et expérimenté le rôle de la Commission européenne le temps d’une journée.

 

Pour Hervé Moritz, président de l’association Jeunes européens France, à l’initiative de cette journée, il s’agit tout d’abord de faire prendre conscience aux jeunes du rôle des institutions, parfois compliqué, souvent opaque. « C’est important d’avoir ces différents temps d’éveil à la citoyenneté européenne ». La journée est divisée en deux temps : le matin, ils se sont répartis en quatre commissions parlementaires : glyphosate, minerais de sang mais aussi huile de palme et vêtements “low-cost”. L’après-midi, ils ont défendu leurs propositions de loi lors d’une assemblée plénière dirigée par Alain Lamassoure. « Règle numéro 1 : c’est moi qui donne la parole et qui la reprend » lance l’eurodéputé, mi-sérieux, mi-amusé, alors que les jeunes jouent avec les micros. Sur les tables organisées en arc de cercle, des étiquettes indiquent dans quels partis se trouvent les députés.

À Bobigny, vendredi 12 avril, à l’issue de chaque débat, les apprentis eurodéputés devaient voter pour ou contre les propositions de leurs collègues.

 

“Parler aux jeunes est indispensable”

« La séance est ouverte » clame Alain Lamassoure en tapotant sur son micro. Chacun à leur tour, les rapporteurs présentent les propositions, les détracteurs argumentent. Ils sont timides, le moment est impressionnant. Pourtant les élèves prennent leur rôle très à cœur, et leurs propositions sont rigoureuses, et inspirées. Lors des votes, c’est toujours un peu décousu. Certains élèves votent en fonction du parti qu’ils représentent tandis que d’autres, plus fougueux, oublient leur rôle et font un vote de cœur. « Mais baisse ton carton, toi tu dois voter contre ! « lance une élève à l’un de ses “collègues”.

 

À la fin de la séance, Alain Lamassoure les félicite. « Je ne m’attendais pas à une telle mesure dans vos propos. Je suis épaté de voir la clarté de vos propositions ». Il prend le temps de leur expliquer les propositions votées à la Commission qui ressemblent aux leurs. Les élèves s’en réjouissent.  « Maintenant je comprends mieux et ça m’intéresse » lance l’un d’eux à la sortie. Pour l’eurodéputé, la tâche est importante. « On peine à parler aux jeunes. Bien sûr, on leur met toujours sous le nez le système Erasmus, mais c’est aussi lors de journées comme celle-ci que les choses se jouent. Parler aux jeunes, c’est indispensable ».

L’Europe de Klapisch VS l’Europe Marvel

Effectivement, l’UE paraît parfois lointaine. Alors qu’au printemps dernier, 61% des 15-24 ans se disaient attachés à l’Union européenne, selon un Eurobaromètre, aujourd’hui la tendance s’inverse. La cause ? Le sentiment d’une Europe acquise, mais lointaine. Beaucoup de jeunes ne savent pas concrètement ce que l’Europe fait pour eux. C’est le cas d’Eva, Ilona et Emma, étudiantes en deuxième année de lettres modernes à la Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Pour Eva, c’est surtout le Brexit qui l’a poussée à s’informer sur la question européenne. « Je ne pensais pas qu’un pays puisse demander à sortir de l’UE, quand on sait que beaucoup d’autres, comme la Turquie, se battent pour y rentrer ».Toutes les trois expliquent le désintérêt de la jeunesse pour le scrutin européen par un manque de médiatisation et une absence de transparence dans les discours.

Une autre cause émerge, selon Matthieu Amaré, directeur de la rédaction française de Cafébabel, un média européen fait par et pour les jeunes : une vision duale de la politique française et européenne. Ces deux approches opposées sont le résultat d’une mythologie européenne née avec la crise économique. « En 2008, alors que des jeunes entraient sur le marché du travail, alors qu’ils essayaient de vivre une Europe “cool”, ils se sont rendus compte en allumant la télé ou leur radio qu’on faisait porter le chapeau à nos institutions européennes ». C’est selon lui dans cette mesure qu’une génération de jeunes européens angoissés a pu se construire, se détournant de l’Union.

Eva, Ilona et Emma, étudiantes à la Nouvelle Sorbonne (Paris 3), avouent avoir conscience de l’importance de la question européenne, sans parvenir à y comprendre tous les enjeux.

Ainsi, deux Europes s’opposent : une antérieure à 2008 et une postérieure. Une Europe insouciante et heureuse, celle que Cédric Klapisch montrait dans son film “L’auberge espagnole”, opposée à une Europe digne d’un Marvel, où les bons et les méchants se battent. Il revient à ce titre sur la portée narrative de la crise de 2008 auprès des jeunes. « On a un ministre des finances allemand, sur une chaise roulante – Wolfgang Schäuble, ndlr – dépeint comme le méchant de l’histoire, à côté de ça il y a Yanis Varoufakis qui arrive comme le super-héros avec sa moto pour sauver les gens. On est en plein Marvel. Forcément pour les jeunes, ça monte à la tête ». Au milieu de cette bataille européenne, les jeunes se divisent entre eurosceptiques et europhiles, comme s’il s’agissait d’un combat entre le bien et le mal. Dans les faits, comment s’exprime cette division ?

 

À 22 ans, Irénée Dupont, étudiant en master de commerce à Audencia (Nantes), a choisi son camp. Il votera pour François Asselineau le 26 mai, le seul candidat qui demande ouvertement le Frexit. Comment explique-t-il son opinion politique ? L’étudiant, parallèlement inscrit en master 2 d’Histoire à la Sorbonne, évoque un virage eurosceptique récent. « J’étais très pro-Europe avant. Courant 2017, beaucoup de critiques sont sorties sur l’Union européenne et les langues se sont déliées. Dans ma famille il y a des frexiters et au début,  assez naturellement, j’étais contre ces idées. Puis je me suis renseigné sur la question ». C’est notamment Etienne Chouard, l’un des penseurs du mouvement des Gilets jaunes, qui a inspiré Irénée. Dans ses lectures, on retrouve aussi Murray Bookchin, un sociologue américain qui, s’il ne parle pas directement de l’Europe, remet en cause les institutions supranationales pour leur caractère anti-démocratique. Père de l’écologie sociale, anarchiste de la première heure, cette référence semble étrange chez un jeune souverainiste. Et pourtant.

C’est en effet le caractère anti-démocratique par essence de l’Union européenne qui pousse Irénée à demander une sortie de la France de l’Union. « L’Union européenne est supranationale et non pas internationale. Il faut quand même se rendre compte que les gens qui dirigent l’Union à la Commission sont des gens nommés et non pas élus, et ça, c’est profondément antidémocratique ». Les arguments du jeune homme feraient le bonheur de Charles de Gaulle. Pour Irénée, la politique française a été dévoyée à partir du moment où elle a déléguée – toujours de façon non démocratique – autant de pouvoir à la construction européenne. Et cette supranationalité ne correspond pas à la « vocation universaliste et souveraine de la France dans le monde ».

 

L’Europe, “une colocation à 28” impossible.

Irénée n’est pas seul dans son cas. Du côté de Bois-Colombes, (Hauts-de-Seine) Gwenhaël Jaouen, 25 ans, a une opinion similaire. Le 26 mai prochain son vote ira lui aussi chez François Asselineau. « Je ne suis pas eurosceptique, je ne suis pas souverainiste, je ne suis pas populiste, je suis simplement anti-Union européenne et patriote”, précise-t-il. “Pour être patriote, il faut être anti-Union européenne, pas le choix ».

Gwenhael, 25 ans, se méfie de l’Europe. Il lui reproche de priver les 27 pays de l’UE de leur souveraineté. « L’Europe est dangereuse », dit-il.

Qu’est-ce qui rassemble ces deux jeunes ? L’Union Européenne vue comme une dictature. Absence de séparation des pouvoirs, propagande… les arguments se ressemblent. Le raisonnement de Gwenhaël Jaouen est limpide. « Je fais souvent la comparaison entre l’UE et une colocation. Une coloc à deux, trois ou quatre, ça va, mais une coloc à 28, c’est simplement impossible de parvenir à des décisions importantes, ça ne peut pas fonctionner ».

Que répondre à tout cela ? Cécile Bialot, 23 ans, et fraîchement élue présidente de l’association étudiante Eurosorbonne, rejette le discours identitaire des souverainistes. « Ils accusent les institutions européennes de retirer aux nations leur souveraineté, d’être anti-démocratiques. « Mais quelle est la définition de la liberté pour ces gens qui accusent l’Europe d’être liberticide ? La démocratie la plus directe qui existe en Europe, c’est celle du Parlement à Strasbourg, où l’on vote à la proportionnelle » souligne la jeune femme.

De son côté, Jeanne Saliou, étudiante en master d’Affaires Européennes à Sciences-Po Paris se dit « profondément européenne ». Pour cette jeune femme de 21 ans, il existe un socle culturel européen. « Je me suis jamais posé la question d’une Europe politique. Pour moi c’est une communauté citoyenne ». Si elle n’est pas militante politique, Jeanne Saliou défend l’Europe dans une association de son école. Aux arguments eurosceptiques, d’un Bruxelles isolé qui prendrait toutes les décisions dans son coin, elle répond sans ménagement. « C’est facile de partir fleur au fusil pour aller négocier des lois à Bruxelles et de revenir bredouille en disant “c’est l’Union Européenne qui n’a pas voulu” mais l’Union c’est quoi ? C’est les 28 États membres. Donc il faut faire des compromis ».

Un mal français ?

Cette vision de Bruxelles perché dans sa tour d’ivoire concentre les arguments des jeunes pro et anti Europe. Pour Matthieu Amaré, Bruxelles est vu comme le Mordor, le territoire de Sauron – en référence à la trilogie de J.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux. Et Jeanne Saliou admet que l’opacité des institutions et de leur fonctionnement pose problème. « C’est un monstre bureaucratique, mais compliqué ne veut pas dire inaccessible. Il y a certainement un enjeu pédagogique à mettre en avant ».

Léo-Paul, 22 ans, est étudiant en études européennes et membre de l’association Eurosorbonne. Selon lui, entre mauvaise communication et démocratie directe, l’UE « a le cul entre deux chaises ».

Pour Matthieu Amaré, cet enjeu pédagogique envers les jeunes ne doit pas être le seul fait de l’Europe. « Reprocher à l’Europe de ne pas s’adresser aux jeunes c’est un peu rapide. Il faut aussi regarder si nos gouvernements s’adressent aux jeunes. Est-ce que Macron le fait vraiment ? Je ne sais pas ». Et pour cause : le discours politique destiné aux jeunes est sans doute l’exercice le plus difficile. Il y a toujours le risque d’être à côté de la plaque. « Aujourd’hui les conseillers politiques sont plutôt rajeunissants. Ils disent aux politiques de faire attention quand ils parlent aux jeunes. Mais finalement, pour ne pas prendre de risque, ils arrêtent tout simplement de leur parler » explique Matthieu Amaré. Se détourner des jeunes au sujet de l’Europe serait-il un mal spécifiquement français ?

 

Pour Jean-Baptiste Horhant, 22 ans, tout juste sorti de son master d’études européennes à Strasbourg, ce mal trouve son origine dans les livres d’histoire. « L’enseignement n’est pas vraiment tourné vers l’Europe, ou bien juste dans les faits historiques. On apprend aux élèves la date de 1951 puis les dates des grands traités juste comme ça, sans aucun suivi, sans les impliquer dans le temps actuel. Forcément, c’est compliqué de s’y intéresser quand on ne voit pas en quoi ça nous concerne ».

C’est sans compter sur le discours politique français à l’égard de l’Europe. En France, le scrutin du 26 mai est devenu une élection intermédiaire. C’est en substance ce que la tête de liste La France Insoumise, Manon Aubry, a dit au micro de France Info le 12 avril dernier. « Ce sera l’occasion de sanctionner la politique menée par Emmanuel Macron ». Même son de cloche au Rassemblement National.

 

Comment redresser la barre ?

 

Et si on insistait sur ce que l’Europe a fait en matière de libertés fondamentales ? La liberté et la protection des jeunes européens en matière de données par rapport aux jeunes chinois ou américains, c’est dingue ! C’est un texte fondamental pour l’UE et qui en parle ?

Pourtant, les efforts sont là, même minces. La campagne européenne “#Cettefoisjevote” se mobilise pour faire voter les jeunes. Le compte Instagram du Parlement Européen affiche 182 000 abonnés et les publications sont clairement à destination d’un jeune public. On pense notamment à la campagne “What Europe does for me”, qui explique aux jeunes ce que l’Union fait pour eux. Les codes actuels de la communication sont respectés, l’ambition est là, et pourtant, c’est comme si l’Europe n’arrivait pas à se mettre en valeur.

 

Une chose apparaît comme une évidence : il faut changer le storytelling européen. La génération de Jordan Bardella, Manon Aubry et François-Xavier Bellamy, qui ont respectivement 23, 27 et 33 ans, a changé de discours depuis le Traité de Lisbonne. Pourquoi ? Parce que Lisbonne est pour eux une trahison après le référendum de 2005. Matthieu Amaré se demande alors si l’Europe n’aurait pas autre chose à raconter. « Et si on insistait sur ce que l’Europe a fait en matière de libertés fondamentales ? La liberté et la protection des jeunes européens en matière de données par rapport aux jeunes chinois ou américains, c’est dingue ! C’est un texte fondamental pour l’UE et qui en parle ? «  Une troisième voie se dessine : il faut « raconter l’Europe » comme le dit enfin Matthieu Amaré. Travailler sur un syllogisme simple et efficace – « si l’Europe parle des jeunes, elle parle de toi. Si on parle de toi, tu tends l’oreille. Donc tu t’intéresses à l’Europe, évidemment ». Raconter l’Europe, ce n’est pas seulement expliquer les institutions – qui conserveront toujours un aspect rébarbatif – c’est faire vivre cette absence de frontières pour les jeunes. Leur permettre de voir ce qui se passe dans les 28 pays voisins, bref, ne pas être seulement Français, mais aussi européen.

 

ANNE-CÉCILE KIRRY & AUGUSTE CANIER

 

Féminicides, des femmes en danger

Depuis le début de l’année 2019, c’est quasiment une femme tous les deux jours qui a été tuée par son conjoint. Ce chiffre est en augmentation, malgré des campagnes de prévention. Les associations dénoncent un manque d’accompagnement des victimes, tant au niveau de la police que de la justice.
Photo : Sandro Weltin / © Council of Europe

C’est à Vidauban, commune du Var, que Dalila a été tuée. Samedi 6 avril, vers 21 heures, cette infirmière libérale de 50 ans, décède dans sa voiture. Le responsable : son mari, interpellé deux jours plus tard par les gendarmes. La mère de trois enfants appelle la police quelques heures avant le drame, après avoir été menacée par son mari. Les gendarmes conseillent à Dalila de se réfugier chez un voisin, ce qu’elle fait. Son mari serait revenu entre-temps au domicile et lui aurait tiré dessus. Le meurtrier avait déjà été condamné à huit mois de prison avec sursis pour des violences sur sa précédente compagne, selon Le Monde. Il devait être jugé en août pour des violences sur Dalila.

Le meurtre de Dalila est le 42ème féminicide depuis le début de l’année. Un chiffre en nette augmentation : en 2018, à la même période, le nombre de féminicides s’élevait à 32, rappelle L’Obs. L’affaire de Vidauban a suscité de vives émotions et est devenu le symbole de ces violences conjugales, qui entraînent la mort d’environ 130  femmes par an en France. Un phénomène complexe en hausse qui s’expliquerait notamment par le manque d’accompagnement des femmes battues et la difficulté de quitter un conjoint violent.

Depuis 2013, l’association “Osez le Féminisme !” a fait des féminicides son cheval de bataille. “A l’époque, nous avions monté une campagne “Reconnaissons le féminicide”, explique Céline Piques, porte-parole de l’association.

Le féminicide est le meurtre d’une femme car c’est une femme. La violence patriarcale et masculine s’exerce particulièrement dans le domaine familial, dans la plupart des cas, il s’agit de femmes tués par leur conjoint ou ex-conjoint”, continue Céline Piques.

Le sexisme est reconnu depuis 2017 parmi les circonstances aggravantes d’un délit, mais le terme “féminicide” reste absent du code pénal. L’association “Osez le féminisme!” milite pour “une reconnaissance du mot lui-même”.

Le flou sur les termes s’accompagne d’une différence de chiffres entre le décompte des associations et le ministère de l’Intérieur qui publie chaque année le nombre de féminicides. En 2017, 109 femmes auraient été victimes de féminicides selon les chiffres officiels, qui prennent en compte uniquement les femmes mariées ou pacsées. Quant aux associations, elles s’accordent sur le nombre de 130 et dénoncent une technique de “communication”.

Le ministère veut faire croire que les chiffres sont en baisse, mais cela ne trompe pas grand monde chez les associations”, plaisante Céline Piques.

Nous ne possédons pas par exemple le nombre de femmes qui se suicident à la suite de violences. Les chiffres du gouvernement sont partiaux et il faudrait avoir des outils statistiques pour analyser en détail ces violences”, continue-t-elle.

“Un manque de moyens”

Les associations s’accordent sur le caractère “systémique” des violences conjugales qui peuvent aller jusqu’au féminicide et déplorent le manque de moyens accordés pour lutter contre ce phénomène. Pour Jean-Michel Taliercio, chargé de mission au sein de l’association “Dans le Genre Égales”, le féminicide “est un fléau national qui coûte beaucoup d’argent à la société. Il faut se dire que tant que le problème existe, il faut mettre des moyens pour qu’il soit réglé.” En 2018, le budget du secrétariat à l’Égalité entre les femmes et les hommes s’élevait à 30 millions d’euros environ, soit 0,006% du budget total de la France. Une broutille pour Céline Piques : “Il faut se rendre compte du phénomène dont on parle : 220 000 femmes sont frappées chaque année en France par leur conjoint. Les associations fonctionnent avec quelques dizaines de milliers d’euros par an et ne sont pas en capacité de traiter des centaines de milliers de cas. Elles font un travail formidable mais elles n’ont absolument pas les moyens à la hauteur des enjeux. Il suffit de comparer à n’importe quel autre budget de l’Etat, le secrétariat à l’Egalité entre les femmes et les hommes est de loin le plus petit budget de tous les secrétariats d’Etat et des ministères.”

Ce manque de moyens se traduit notamment par des failles dans l’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales quand elles veulent quitter leur conjoint abusif. C’est le cas de Mélanie, aide soignante en psychiatrie qui a vécu plusieurs années avec son conjoint qui la frappait, ainsi que ses enfants qu’il a abusé sexuellement.

Quand j’ai quitté mon conjoint, je suis allée voir  le centre d’hébergement de VIFFIL pour demander un logement d’urgence. On m’a dit qu’il y avait un délai de 10 mois, et j’ai demandé ce que j’étais censée faire en attendant. On m’a rétorqué : “ Retournez chez vous, avec votre mari”.

Retranscription d’une conversation SMS entre Mélanie et son ex-compagnon.

J’ai expliqué qu’il était violent et on m’a répondu : “ Un départ, ça se prévoit”, explique-t-elle. “Aujourd’hui il a une arme, il peut savoir où j’habite, c’est des informations qu’il peut trouver et s’il le veut, il me tuera. Et l’Etat en sera responsable. J’ai alerté et il ne s’est rien passé”, déplore Mélanie qui explique regretter “d’avoir déposé plainte [contre son ex-conjoint] car ce sont les victimes qui en pâtissent”.

La formation des policiers questionnée

Dès le commissariat, les victimes ne se sentent pas assez accompagnées. “Les structures pour prendre en charge, accueillir les victimes et former les juges et les policiers n’ont pas d’argent”, déplore Céline Piques. Louise Delavier, responsable de la communication pour l’association “En Avant Toutes” fait le même constat : “Tout le  système manque de moyens, dont la police. Il n’y a vraiment pas assez d’argent pour que les associations puissent former la police. Ce n’est pas une formation d’une semaine qui va faire changer les choses, il faut une formation continue pour les policiers, tant c’est un phénomène complexe”.

Anissa, qui a subi des violences psychologiques et physiques, a porté plainte en 2017. “Quand je suis allée au commissariat, j’avais plus de 500 pages de SMS de menaces qu’il [son ex-conjoint] m’avait envoyé. J’ai expliqué la situation à la policière, qui m’a répondu : “ moi, ça ferait longtemps que je serai partie”. Anissa explique que son enfant a également été maltraité, élément écarté par la policière : “Elle m’a dit : “ qui n’a jamais mis de gifles à son enfant ?”. Quant aux associations, Anissa s’en méfie : “Une longue bataille judiciaire a commencé avec mon ex. Je suis allée au CIDFF (Centres d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles) pour voir s’ils pouvaient m’aider. On m’a dit que mon jugement était très bien, que je n’avais pas à me plaindre et que beaucoup de femmes étaient dans une situation bien pire que moi”. Virginie a eu une expérience similaire avec la police. “Quand je suis allée porter plainte pour la première fois, le policier était gentil, il m’a bien accueillie.

Pour la deuxième plainte, suite à des coups de mon ex-conjoint sur les enfants, on m’a dit : “il a eu une réaction de père”.

C’est moi qu’on a jugé pour ne pas avoir levé la main sur mes enfants”, soupire-t-elle. Des failles qu’un commissaire francilien confiait à Libération, en novembre 2018, “Sur les enquêtes, on n’est pas à la ramasse, mais sur l’accueil complètement. Les plaintes pour viols et agressions sexuelles sont en général traitées par les policiers généralistes.

“Les juges n’appliquent pas les lois”

Un sentiment d’abandon de la part des pouvoirs publics que partage Fanny, qui a subi 3 ans de violences conjugales de son ex-mari. “L’Etat ne prend pas le temps de réfléchir à de nouvelles mesures, car les gens qui les prennent ne savent pas ce qu’on endure en tant que victimes. Nous ne sommes pas intégrées aux décisions alors qu’on est les premières informées”, explique cette cadre dans le marketing. “L’Etat devrait miser beaucoup plus sur la justice, les juges n’appliquent pas les lois. Il y a un énorme problème en France avec la justice”, continue Fanny qui a demandé une ordonnance de protection contre son ex-conjoint, sans effet. “Pour l’ordonnance de protection,  j’ai reçu un avis négatif, parce que pour les juges, les plaintes ne sont pas suffisamment caractérisées. Ce sera quand il m’aura tué que ça sera assez caractérisé. Il n’y aucune justice en France, les victimes ne sont pas reconnues alors que j’ai fait ce qu’il faut, j’ai porté plainte”, s’indigne-t-elle.

Virginie s’est également sentie “abandonnée” par la justice. “J’ai subi des violences verbales et physiques, les enfants aussi. J’ai déposé plainte qui a abouti à un rappel à la loi deux mois après. Mon ex-conjoint a été convoqué devant le délégué du procureur qui lui a rappelé que ce qu’il avait fait n’était pas bien”, raconte cette mère de deux enfants.

Ça faisait un boucan de dingue.
Pendant 30 mn. Pas 1 voisin n’a bougé. Tout le monde trouvait ça normal. Même la police d’Aix.
Après on s’étonne pourquoi je ne suis pas partie.
Parce-que quand j’alertais personne ne m’écoutait. Et l’autre me menaçait, me surveillait. pic.twitter.com/XtdhvJddOU

— Faraldo Virginie (@FaraldoVirginie) 1 mai 2019

J’ai déposé 5 plaintes, deux ont abouti. J’ai fait une demande d’hébergement auprès de l’association SOS Solidarité, mais j’ai dû la décliner car je demandais en parallèle une ordonnance de protection. Il a fallu choisir entre hébergement et protection”, s’indigne-t-elle.

Quelques semaines après, c’est la douche froide : Virginie apprend que son ordonnance de protection a été refusée car son ex-conjoint nie les violences. “La juge a estimé que la relation n’était pas assez claire”, conclue-t-elle.

Le gouvernement a annoncé en octobre 2018 le “premier plan de lutte contre les violences conjugales” qui comporte cinq volets dont une campagne de prévention télévisuelle et sur les réseaux sociaux. On y trouve également un objectif de 100% de réponses au 3919, le numéro d’écoutes pour les victimes de violences conjugales, ainsi que le lancement d’une plateforme de signalement en ligne de violences sexistes et sexuelles. Enfin, une plateforme de géolocalisation des places d’hébergement d’urgence accessible aux professionnels va être mis en place, ainsi qu’un dispositif de partage d’alertes entre professionnels de la justice, de la police, de la santé et les travailleurs sociaux.

Aujourd’hui, les magistrats peuvent suivre deux formations pour se sensibiliser à ces questions : l’une sur « les violences au sein du couple », l’une sur « les violences sexuelles ». L’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) a également mis en place une séquence pédagogique sur les violences conjugales pour sa promotion 2018.

 

Quand les réseaux sociaux prennent la relève

Face aux carences des pouvoir publics, certains militants n’hésitent pas à venir en aide aux victimes. Depuis 2016, une page Facebook, “Féminicide par compagnon ou par ex”, gérée par un collectif d’une quinzaine de militantes féministes recense tous les cas de féminicides. “Le fait que les chiffres des meurtres de femmes soient publiés en fin d’année ne nous convenaient pas, on trouvait que c’était trop tard. On s’est aperçues que dans les médias, les familles des victimes étaient extrêmement démunies. Elles ne sont pas accompagnées après ces meurtres qui sont dus à des manquements du système judiciaire et policier. On a donc voulu rendre hommage à ces victimes et à leurs familles en les nommant”, explique Julia, une des administratrice de la page. Le collectif reçoit même directement des messages de familles de victimes, parfois avant la presse. “Nous avons du créer un groupe privé pour les familles, car nous recevions trop de messages par jour”, continue Julia. Quand on lui demande pourquoi le nombre de féminicide augmente, Julia dresse une analyse cinglante :

On ne souhaite pas s’adresser aux violents, les hommes sont préservés. Quand une femme est victime de violences, c’est elle qui se retrouve enfermée dans un foyer, quand elle a la chance de pouvoir être exfiltrée de son logement. Les hommes bénéficient d’une impunité de la société et de la justice avec des peines de sursis. Si la loi était réellement appliquée, il y aurait des peines de prison ferme”.

De son côté, Sophia Sept, militante Fémen, mène depuis des années une campagne contre le féminicide. Il y a deux mois, elle entend une scène de violences conjugales chez ses voisins. Elle enregistre les cris de la victime et publie la vidéo sur Internet, qui devient virale et est notamment reprise par Le Parisien.

Quand la police est arrivée, ils ont juste contrôlé l’identité de l’agresseur. Cinq minutes après, les cris ont repris, je les ai rappelés et ils m’ont dit avoir fait le nécessaire, que c’était juste une violente dispute. »

« J’ai posté la vidéo sur Twitter, pour dire à la communauté qu’il ne faut pas avoir peur de témoigner”. Depuis, des femmes victimes de violences conjugales contactent Sophia via les réseaux sociaux. “Certaines recherchent un logement d’urgence, je fais jouer la communauté et je trouve des militantes qui les hébergent, les prennent en charge. J’essaye de palier aux associations qui manquent de moyens […] Tout le monde est démuni, c’est le système entier qui est à revoir.”

Du côté des victimes, l’aspect destructeur de ces violences est important et continue bien après la séparation avec leur ex-conjoint violent. “J’ai peur tout le temps, j’ai été détruite. Je fais des cauchemars, je ne dors plus. Je ne veux pas rencontrer d’homme, je n’ai plus confiance”, confie Anissa. Virginie craint pour sa vie depuis que son ex-conjoint a défoncé sa porte à coups d’épaule en février. “C’est le dernier rempart contre lui qui cédait”, confie-t-elle.

La même peur habite Fanny :

Je n’ai plus de vie, je vis les stores baissés. J’ai un bracelet connecté en permanence qui me géolocalise en cas d’urgence. Je sors de chez moi par une porte dérobée. J’ai mis en place plein de stratégies jusqu’au jour où je n’aurais pas un pas d’avance sur lui [son ex-compagnon] et là, qui sait ce qu’il pourra se passer.

La jeune femme compte néanmoins continuer à se battre : “Je n’ai plus rien à perdre à part ma vie. Je le fais pour moi, pour ma fille et pour toutes les autres femmes”.

Fanny Rocher & Jeanne Seignol

Pour compléter :

Que fait la loi pour protéger les victimes ?

Un budget insuffisant ?

Le recyclage urbain, effet de mode ou réelle évolution des mœurs ?

Un peu partout en ville, des initiatives fleurissent pour valoriser les déchets, comme ici aux Grands Voisins.

De l’installation de composteurs de quartier aux collectes de vêtements des grands magasins qui s’apparentent souvent à des opérations marketing, valoriser les déchets n’a jamais été aussi tendance. Bon pour l’environnement, pour l’emploi et pour la vie associative, le recyclage semble amorcer une transformation de la société …

Porte de Champerret, au 3, rue Jean-Moreas, un jardin dans la ville. Citrouille, persil, framboisier et hortensia, les plantations sont variées dans cette cour parisienne. Toutes sont nourries par le compost produit par les habitants de l’immeuble. “ Nous en produisons parfois tellement que certains en ramènent à leur famille, à la campagne”, confie Sylvie Roche, une habitante. Depuis janvier 2018, fini les épluchures à la poubelle. Des dizaines de foyers ont franchi le cap pour valoriser leurs déchets organiques. Trois bacs à compost ont été installés juste à côté du petit potager, dans la cour de 30m². Dans les deux premiers, les habitants jettent coquilles d’oeufs, peau de bananes ou marc de café. Dans le troisième, de la matière sèche pour permettre la bonne dégradation de ces déchets. Pour obtenir un bon compost, il ne reste plus qu’à attendre six à neuf mois.

Pourtant, en ville, donner une seconde vie à ses déchets ne coule pas de source. Les citadins recycleraient deux fois moins que les ruraux, selon les chiffres de l’entreprise Citeo, en charge du ramassage et du tri des déchets ménagers en France.

DU TRI SÉLECTIF AU COMPOSTAGE

Pour changer cela, les villes visent aujourd’hui un taux plus élevé de recyclage. Le dirigeant de Citeo, Jean Hornain, annonçait en décembre sur Europe 1 “l’accélération du déploiement des points de collecte” en zone urbaine, pour faciliter la démarche de tri. Seuls 70% de tous les déchets ménagers sont recyclés à l’heure actuelle, malgré une demande de plus en plus forte de la part des ménages. Pour Annick Lacout, fondatrice d’Agir ensemble pour une faible empreinte écologique, la société civile va plus vite que les élus, que les collectivités et que l’Etat. Les institutions pourraient se saisir de cet engouement populaire pour aller plus loin.” Une uniformisation des normes de tri est prévue pour 2022, mais d’ici-là, il peut parfois être difficile de se repérer quand les caractéristiques des poubelles changent de ville en ville.

Beaucoup de Français jettent leurs déchets dans la mauvaise poubelle.

Paris, qui a adopté ces nouvelles normes en janvier, expérimente actuellement le dispositif Trilib dans plusieurs arrondissements. Pensé comme une station de recyclage, il permet aux passants de trier leurs déchets dans cinq bacs différents: textile, carton, papier, verre et petits emballages.  À partir de décembre 2019, ces bornes seront installées dans toute la ville.

Et pour les déchets organiques, si vous n’avez pas trop peur des petites bêtes, plusieurs villes, comme Lyon, Tours ou encore Rennes donnent des lombricomposteurs aux habitants qui en font la demande. En à peine trois mois, les vers contenus dans cette petite poubelle peuvent transformer 10 kg d’ordures en 1,5 kg d’engrais.

La ville de Paris propose aussi aux habitants des appartements Paris-Habitat une aide financière pour mettre en place des bacs de compostage dans les immeubles, comme c’est le cas Porte de Champerret.“Dix foyers au minimum doivent signer auprès de la mairie pour que le projet puisse naître, explique Sylvie Roche. Elle admet que beaucoup de personnes étaient au départ sceptiques, par peur des odeurs, de l’hygiène ou des rats. Mais à force de persévérance, le projet a vu le jour. Inspiré par l’initiative, l’immeuble voisin de la Porte de Champerret a, lui-aussi, fait installer son bac à compost, six mois après. Sur les 150 logements Paris-Habitat que compte la rue, plus de 20% recyclent à présent régulièrement leurs déchets organiques. “Cela a aussi permis de créer un lien social inattendu, confie Sylvie Roche, sa petite fille de huit mois dans les bras. Parler de ce projet a permis aux gens de l’immeuble de se rencontrer. Nous faisons des apéros ensemble, nous veillons sur les plus fragiles quand vient l’été, les enfants jardinent ensemble, et nous avons monté une boîte à livres où, cette fois, tous les gens du quartier viennent déposer et se servir.”

Dans la cour de l’immeuble, Sylvie Roche descend régulièrement ses déchets organiques.

UN ACTE DE MILITANTISME SOCIAL

Donner une deuxième vie à ses déchets en ville, c’est souvent une opportunité de mener une action sociale. L’entreprise à but non-lucratif TerraCycle noue ainsi des partenariats avec des marques désireuses de faire recycler les déchets que produisent leurs clients et qui ne sont pas pris en charge par les usines habituelles: colles UHU, emballages Harris, brosses à dents Signal… Les personnes intéressées créent un point de collecte chez elles, dans une école ou encore dans une entreprise. TerraCycle récupère ensuite gratuitement les déchets, qui sont convertis en matériaux de construction. “Depuis 2012, nous en avons ramassé 87 tonnes en France, souligne Apolline Sabaté, chargée des relations presse. En échange, les gens reçoivent des points, qu’ils peuvent convertir en dons pour des associations.”

Chez Emmaüs Alternatives, dix boutiques de Paris et Montreuil permettent l’emploi de 150 salariés en réinsertion. Notre objectif principal reste de remettre les gens sur le marché du travail, rappelle Sylvie Perrot, responsable de la boutique rue de Charonne, dans le 11e arrondissement. Les boutiques de l’association reçoivent vêtements, livres, bibelots, petits meubles et récupèrent les biens encombrants au domicile des donneurs. Ils sont ensuite triés et, au besoin, remis en état avant d’être proposés à la vente ou d’être recyclés.

Les ressourceries, magasins associatifs collectant et valorisant les biens de seconde main, revendiquent également un rôle social. Chez Ma Ressourcerie, dans le 14e arrondissement, la directrice Sophie Chollet se félicite d’être dans un quartier avec une grande mixité, où tout le monde peut donner et acheter, de tous les horizons et tous les milieux socio-professionnels”. Avec ses neuf salariés en insertion, l’association permet d’éviter 130 tonnes de déchets par an, grâce à la revente et au recyclage. Il y a un réel engouement. On est à 125 achats par jour et, ici, c’est forcément un peu militant”, sourit la directrice. Sophie Meyer, salariée, constate un intérêt des clients pour la question écologique : Ils veulent savoir ce que deviennent leurs dons, c’est important pour eux. Il y a très peu de pertes, tout ce que l’on ne garde pas repart dans d’autres circuits. L’association accepte tout type de dons, sauf les objets électroniques. Elle propose alors aux donateurs d’aller au lycée professionnel Lazare Ponticelli, dont les élèves réparent les appareils.

« Un achat, ici, c’est forcément un peu militant », explique Sophie Chollet, directrice de Ma Ressourcerie

Lola Uldaric, étudiante, fréquente la ressourcerie pour y renouveler son dressing et ne veut pas faire son shopping dans les magasins traditionnels. Je ne me vois pas acheter de vêtements au prix du neuf, je préfère leur donner une seconde vie”, justifie-t-elle. Un raisonnement que rejoint Danielle Dunas. La sexagénaire a l’oeil pour dénicher les pièces de marques au rayon textile et en a même bouleversé ses habitudes consuméristes: Avant, j’avais la carte du Printemps, j’achetais aux Galeries Lafayette mais j’ai arrêté pour venir ici.

UN ARGUMENT MARKETING

Les grandes enseignes comme le Printemps, justement, tentent de s’engouffrer dans cette nouvelle demande. Depuis le 4 avril et jusqu’au 12 mai, l’opération “(re) créez, (ré) inventez” vise, selon Gilles Desmousseaux, attaché de presse, “à mettre en valeur les nouveaux modes de consommation de plus en plus plébiscités par les jeunes, par la génération Millenials”. Une collection capsule à partir d’anciens vêtements du Printemps a été réalisée par l’association Tissons la solidarité, pour la marque Andrea Crews, et une collecte de textiles est organisée au profit de la Croix-Rouge.

Le recyclage est devenu un argument marketing de premier plan pour les entreprises

Les vêtements de seconde main sont mis en avant via un vide-dressing organisé par des influenceuses et par deux pop-up stores de la marque Tilt Vintage. Pour Chloé Devin, vendeuse, la clientèle française est toutefois encore frileuse à l’idée d’acheter des fripes. “C’est beaucoup plus dans les moeurs des Américains ou des Anglais, explique-t-elle. Cela plaît beaucoup aussi aux Coréens, car les artistes de la K-Pop ont adopté les codes des années 1990, et ils achètent donc beaucoup ce genre de vêtements.” Pour les pop-up stores, les prix vont de 35 €, pour une jupe, à 300 € pour un manteau en fourrure. “C’est un peu plus cher que dans nos magasins car le Printemps a fait une sélection parmi les produits les plus luxueux, admet Chloé Devin.

Au-delà de l’aspect social et écologique, le recyclage est donc devenu un argument marketing de premier plan pour les entreprises: H&M, Lush, Sephora, beaucoup sont ceux qui incitent à présent leurs clients à revenir en magasin pour ramener les vêtements dont ils ne veulent plus, les flacons de parfums ou de crème vides, en échange d’un bon de réduction. A Marionnaud, c’est 20% de remise et 25 points sur la carte fidélité pour tout contenant rapporté, hors aérosols. Les boutiques Cyrillus récupèrent, quant à eux, vêtements et linge de maison en échange d’un bon d’achat de 5€, valable dès… 20€ d’achat. Si cela apparaît parfois comme une bonne affaire pour les clients, c’est surtout un très bon moyen pour les magasins d’inciter au rachat.

Cette vitrine écologique pourrait parfois s’apparenter à du green washing – une pratique marketing qui consiste pour un organisme à communiquer autour d’actions écoresponsables, loin de sa réalité- même si, pour Annick Lacout, en matière de recyclage, il n’y a pas tant de green washing, même si les intentions ne sont pas toujours aussi vertueuses que l’on le souhaiterait. Le monde des déchets est concret, il est difficile de faire semblant de trier ”. Avec un marketing vert assumé et des actions tangibles, la valorisation des déchets est devenue un marché à part entière. Pour l’économiste et professeur de géographie à l’Université Lyon 3, Lise Bourdeau-Lepage, cela s’explique aisément. Sans valeur économique, la valeur écologique ne serait pas reconnue, explique-t-elle. La question du recyclage, c’est essentiellement celle de redonner de la valeur à un bien qui n’a plus d’usage.” Ainsi, les magasins Sephora, en faisant recycler les vieux flacons en verre, font d’une pierre deux coups. “Le verre est transformé en matériau pour les routes, explique Dimia Habib, vendeuse au Sephora Haussmann, avec un sourire. Les clients apprécient, et certains ramènent parfois leurs flacons sans même demander de remise.”

Audrey Dugast & Blandine Pied

Pour compléter :

Start-Up et Recyclage, une alchimie efficace

Trois questions à … Annick Lacout, fondatrice du bureau d’études AEFEL

Une uniformisation des normes de tri

Les oubliées de la rue

D’après le Samusocial, plus de 20% des sans-abri vivant à Paris sont des femmes. De l’étudiante en philosophie à l’institutrice mère de famille, les chemins qui les ont menées vers la rue sont divers.

Je suis bretonne et scorpion “, martèle fièrement Catherine, 55 ans, arrivée il y a quatre mois à la Cité des Dames. Sa teinture de jais contraste avec le rose de ses ongles et de sa doudoune. Ses bagues et ses boucles d’oreille argentés font ressortir sa peau mate. “Je travaillais dans l’hôtellerie et je m’y connais très bien en oenologie. Je sais reconnaître les vins et le cognac, et leurs années”.  

Cette quinquagénaire est dans la rue depuis sa sortie de prison, il y a presque un an. Après trente ans de mariage et deux enfants, Catherine est retournée vivre chez sa mère à Antony, dans les Hauts-de-Seine. “Elle a Alzheimer. Elle est tombée dans les escaliers et on m’a accusé de la taper. J’ai pris six mois de prison”, tente de justifier Catherine. À sa sortie, elle avait écopé d’une mesure d’éloignement de sa mère pendant trois ans et ne touchait plus le RSA car elle n’avait pas pu renouveler sa demande en prison. “Je suis courageuse”, affirme Catherine, qui raconte avoir perdu un bébé quatre jours après sa naissance. “Mais là j’en peux plus. ça va faire cinq jours que je n’ai pas de nouvelles de mon chéri. Il a disparu. “ Depuis plusieurs mois, Catherine partageait sa vie avec Steven, 32 ans, lui aussi sans domicile. “Il lui est arrivé quelque chose mais je ne sais pas quoi. C’est sûr qu’il m’aime, il ne m’aurait pas laissé. Je suis au bord du suicide mais heureusement je suis chrétienne.”

Devant le bâtiment, la frêle et pâle Léa fait peigner ses longs cheveux bruns par une copine. La jeune femme de 23 ans s’est retrouvée à la rue il y a deux semaines après avoir quitté son compagnon violent. “Le mot pervers narcissique est galvaudé mais je pense que c’en était un. Il me rabaissait tous les jours et voulait tout contrôler. Je voulais reprendre mes études. Il voulait que je travaille. Il m’a éloigné de ma famille et de mes amis.”, raconte Léa, qui révèle par ailleurs avoir subi un viol dans son adolescence. Originaire d’Auxerre, elle a déménagé à Paris après son bac pour étudier la philosophie à l’université de Tolbiac. L’ex-étudiante détentrice d’une licence rêvait également de se lancer dans la musique, sa passion. Léa renoue peu à peu avec sa mère mais refuse encore que celle-ci lui vienne en aide financièrement.

 

 

Un camouflage de protection

 

Les derniers chiffres de l’Observatoire du Samusocial indiquent que 5391 femmes ont composé  le 115 au moins une fois en 2016, soit 23% du total d’appels. Lors de la “Nuit de la solidarité” -grande maraude organisée par la mairie de Paris en février dernier- 10% de femmes sur 3622 personnes sans-abri ont été recensés. Si les femmes comptées sont moins nombreuses lors du recensement physique, c’est qu’elles développent différentes stratégies pour se rendre invisibles.

Un mot revient systématiquement dans la bouche des travailleurs sociaux et des membres d’associations : les femmes sans-abri sont des “proies”. D’après Mathieu Darnault, 95% des femmes qui fréquentent la Cité des Dames ont subi des violences conjugales, dans la rue ou pendant leur parcours migratoire et une grande majorité d’entre elles, des violences sexuelles. Ici on est plus tranquille car on est entre femmes mais quand il y a des hommes c’est beaucoup plus dangereux. On est violentée, harcelée, violée” confesse Mounia, 36 ans. Karine Boinot, psychologue clinicienne au CHU de Nantes qui travaille avec les femmes sans domicile, révèle avoir rencontré de nombreux cas de grossesses issues de viol chez les femmes non-domiciliées.

Sur la place de la République, tous les mardi à 20h, se déroule une grande distribution de repas à destination des sans-abris. Dans la foule, à peine une dizaine de femmes. Elles cachent leur visage sous des couches de vêtements et des capuches. Leur assiette à la main, elles s’écartent de la soupe populaire pour se rapprocher des animations, avant de s’empresser de partir, méfiantes. “Il y a des soirs où on ne voit pas du tout de femmes. Elles essayent de se rendre le moins visibles possibles, surtout dans les lieux où il y a beaucoup d’hommes”, explique Célia Allard, maraudeuse de La Croix- Rouge française.

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Une autre façon de se camoufler est de dissimuler sa situation. Comme Catherine et Léa, la plupart des femmes de la Cité des dames sont soignées sinon coquettes. Beaucoup sont maquillées, portent des bijoux, assortissent leurs vêtements. Des séances de tressage s’organisent entre les femmes d’origine africaine. “Bien habillées, elles passent inaperçues. Elle se fondent dans la masse. Avec leurs valises, on dirait des voyageuses”, explique Mathieu Darnault, coordinateur de la Cité des dames.

Les femmes développent d’autres techniques de protection : passer la nuit dans les gares, les stations de métro et surtout les aéroports où elles passent inaperçues, dormir le jour dans des lieux de passage et se déplacer dans les bus de nuit, simuler une relation de couple, trouver un compagnon, se cacher entre deux voitures dans des parkings ou derrière des poubelles…

 

Des histoires de violence

 

Chaque cas de femme sans-abri est singulier mais on retrouve de façon très récurrente des carences affectives pendant l’enfance et des violences intrafamiliales ”, explique Karine Boinot.

Un accident de parcours comme un licenciement ou une séparation ou un évènement violent sont souvent le point de bascule qui mène à la rue des femmes déjà fragilisées par un passif difficile et un milieu familial éclaté.

Je suis partie parce que c’était trop. Mon mec me battait, confie Mounia. J’ai choisi un homme brutal comme mon père. J’ai fait comme ma maman”. Un sourire timide ou des larmes ponctuent le récit de la femme aux cheveux bouclés. Depuis ses vingt-sept ans, moment où elle rencontre son ex-compagnon, Mounia s’est retrouvée plusieurs fois à la rue. “Ma mère a une maladie mentale et je n’ai plus de lien avec mon frère qui habite dans le 16e arrondissement” raconte-t-elle. Comme Catherine, Mounia est sortie de prison il y a trois mois sans logement ni RSA. Elle y est restée six mois pour violence contre une policière. “ Je dormais dans un hall d’immeuble et elle m’a soulevée par le col en me criant dessus pour que je me réveille. Elle ne voulait pas que je sois là. J’ai pris peur donc je l’ai frappée pour me défendre. ”

La non-domiciliation des femmes étrangères s’explique plutôt par une migration en urgence et une situation irrégulière. Mariama a quitté le Sénégal à cause de “problèmes familiaux”.  “J’ai voulu disparaître quelques temps pour me faire oublier” précise la quinquagénaire.

 

Les stigmates laissés par la survie

 

Les troubles psychologiques ou psychiatriques plus graves se développent souvent une fois qu’on est dans la rue. Bien sûr, à cause de fermetures de lits d’hôpitaux, il y une errance de personnes atteintes de maladie psychiatrique mais les troubles apparaissent principalement à cause de la violence et des conditions de survie. Les produits et l’alcool peuvent les majorer. Certains troubles ne seraient pas advenus chez des personnes avec une fragilité si le cadre affectif et matériel avait été apaisé” , précise Karine Boinot.

Selon la psychologue, les femmes développent une honte et perdent l’estime d’elles-même. “ Je peux pas demander de l’argent. J’ai peur que les gens aient pitié, qu’ils me prennent pour une clocharde. Los clopes, je peux. Tout le monde demande des clopes dans la rue ”, raconte Catherine.

Les enfants de Catherine connaissent sa situation. Ce n’est pas le cas des fils de Mariama, restés au Sénégal. L’un est journaliste et l’autre avocat. “Si je leur dis, je vais souffrir. Je ne veux pas les mêler à ça. Je vais leur causer du tort pour rien et les angoisser”, déclare cette ancienne institutrice. Avant de quitter le Sénégal, elle travaillait dans l’administration du prestigieux lycée pour filles Mariama-Bâ. “Ici, certains travailleurs sociaux ne nous respectent pas toujours et on est obligés de supporter ça. Ils croient qu’on ne connaît rien, qu’on n’a pas de manières. ”

L’estime de soi est affectée à cause du sentiment d’échec mais également d’un rapport au corps très compliqué, qui s’explique parfois par une prostitution contrainte. Les femmes sans-abri développent également une méfiance durable ”, précise Karine Boinot. Placée par le Samusocial dans un hôtel, Mounia s’est fait harceler par le gérant. “Maintenant je suis agressive d’emblée avec les hommes”, affirme-t-elle.

Les traces laissées par l’instabilité et le sentiment d’insécurité mettent du temps à s’effacer mais ne sont pas irréversibles. Plus on attend et plus c’est compliqué d’accéder à une résilience. Les femmes à la rue jeunes ont plus de risques de développer des troubles graves”, précise la psychologue clinicienne.

Elle estime qu’un accompagnement psychologique n’est possible que lorsque la situation d’une personne est stabilisée et non pas dans la phase de mise à l’abri. Les personnes atteintes de troubles psychiatriques sérieux sont mal suivies et placées dans de simples espaces d’hébergement, alors qu’elles devraient être hospitalisées.

D’après Mathieu Darnault, quasiment toutes les femmes du centre d’hébergement sont en état dépressif. “Lorsque quelqu’un est déprimé et saoul, il peut avoir un comportement qui laisse penser qu’il est fou alors qu’il s’agit d’un moment d’égarement.” Mounia et Catherine se disent profondément affectées par le mal-être et la situation des autres résidentes et confient avoir besoin de boire régulièrement pour oublier et dormir. Mariama et Fanny, ex-étudiante en psychologie venue du Gabon, s’efforcent de garder une routine. La première veille à ne pas manquer les séances de prière organisées dans le centre d’accueil de jour Halte aux femmes, dans le 12eme arrondissement. Quant à Fanny, elle se rend régulièrement à la bibliothèque, où elle étudie le droit administratif et juridique. “Il faut bien avoir les outils pour changer les choses et se défendre légalement.”  

 

Des mesures d’urgence pointées du doigt

 

Le nombre de femmes à la rue augmente drastiquement depuis une dizaine d’années. Selon Mathieu Darnault, l’arrivée de migrants explique en partie cette augmentation, mais c’est surtout la hausse de la précarité cumulée à la montée des prix de l’immobilier à Paris qui rend l’accès au logement de plus en plus difficile. “ Les critères pour obtenir un logement à Paris sont de plus en plus durs. C’est quasiment impossible quand on a un CDD, un temps partiel ou qu’on gagne le smic.

Fanny, gabonaise de 28 ans, est venue en France pour étudier la psychologie après son baccalauréat. Comme beaucoup d’étudiants étrangers non-européens, elle n’est pas éligible aux bourses du CROUS, ni prioritaire pour obtenir un logement étudiant. Sans garant pour un logement privé, elle est passée de colocation en colocation, parfois non-déclarées. Cette instabilité et son emploi à mi-temps pour payer ses études occupaient une place trop importante dans sa vie. Malgré l’obtention de sa licence, elle n’a pas pu poursuivre ses études en master. Deux redoublements ont conduit au non-renouvellement de son titre de séjour. “ En France, on a les moyens d’éradiquer l’exclusion du logement, d’intégrer les gens et de leur redonner la possibilité de redevenir autonomes. Les hébergements d’urgence sont un cache-misère. ”

Une enquête sur le droit au logement en France, mené par la rapporteuse de l’ONU Leilani Farha, met en cause les manquements du système français pour l’accès au logement. Dans le Monde, elle affirme que 40 % des appels n’aboutissent pas et que les centres d’hébergement sont saturés”. Alors que la plupart des séjours dans un centre d’hébergement ne durent que quelques jours -quatre à la Cité de dames- , les résidentes doivent appeler le 115 plusieurs fois par semaine. Il n’est pas rare qu’elles attendent des heures avant de pouvoir parler à un interlocuteur, sans aucune garantie d’avoir un lieu où dormir le soir.

Sur 20 000 places d’hébergement pour les personnes sans-domicile à Paris, 140 sont disponibles dans des centres réservés aux femmes seules. La Cité des dames est l’un de ces trois espaces. Il propose cinquante places d’hébergement par nuit : vingt-cinq sur des couchettes pour les femmes les plus vulnérables, le reste sur les canapés individuels de la salle d’accueil de jour. Il est le seul à proposer des consultations médicales et psychologiques. Le centre a ouvert en décembre 2018, comme celui de la mairie du 5ème arrondissement (15 places) et la Halte pour les femmes à l’Hôtel de ville (75 places).

Mounia réside depuis deux mois à la Cité des dames. Elle est l’une de rares à bénéficier d’un séjour plus long. “ Dès son arrivée, Mounia s’est lancée dans des démarches pour trouver un logement. On a fait une demande au Samusocial pour lui donner une stabilité qui lui permet de les poursuivre plus tranquillement”, explique Mathieu Darnault.

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Malgré l’incertitude, beaucoup continuent de se projeter. “ Si un jour je deviens PDG d’une grande entreprise, je raconterais mon histoire “, plaisante Fanny. De son côté, Mounia envisage de faire une formation pour devenir hôtesse d’accueil. Je ne pensais pas tomber aussi bas mais je ne me fais pas de souci. Je sais que je vais m’en sortir.

 

Eva Mbengue et Antonella Francini