Le prix Nobel d’économie, ce Nobel qui n’en est pas un

Seul prix Nobel a ne pas avoir été créé par Alfred Nobel, le prix d’économie fait figure de vilain petit canard de la Fondation Nobel. Retour sur les critiques qui lui sont adressées.

 

La danse annuelle d’attribution des prix Nobel s’achève ce lundi avec le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. Surnommé « prix Nobel d’économie », il s’agit du seul prix du lot à ne pas avoir été créé par Alfred Nobel lui-même.

C’est en 1968, soit 72 ans après la mort de l’inventeur de la dynamite, que la Banque de Suède a donné naissance à un prix d’économie à l’occasion de son 300e anniversaire. Ce prix, censé récompenser les « contributions exceptionnelles dans le domaine des sciences économiques », est le seul à être géré par la Fondation Nobel alors qu’il a été créé par une banque. Il suit néanmoins les mêmes règles que les autres prix : comme eux, il est remis le 10 décembre par le roi de Suède, reconnu par l’Académie royale des sciences de Suède et accompagné d’un prix d’environ 900 000 euros.

Le processus de désignation des candidats est identique à celui des autres prix Nobel. Des personnalités qualifiées, notamment des professeurs et chercheurs venant d’Islande, du Danemark, de Norvège, de Suède et de Finlande, envoient des recommandations. Celles-ci sont examinées par un comité d’experts de cinq à huit membres. L’Académie royale des sciences de Suède procède finalement à un vote à la majorité sur les candidats ainsi nominés. Les lauréats sont annoncés le jour même.

Un Nobel contesté

Contrairement à ses équivalents en chimie, physique, médecine et littérature, le prix Nobel d’économie est très souvent remis en question. Ses détracteurs affirment qu’il n’a pas de raison d’exister car il n’est pas mentionné dans le testament d’Alfred Nobel, le document fondateur de la tradition des Nobel. Peter Nobel lui-même, l’arrière-petit-neveu du chimiste, grossit les rangs des détracteurs du prix pour défendre l’héritage de son grand-oncle.

Mais les critiques ne se limitent pas à cela. L’économie, discipline profondément politique, ne peut pas être abordée objectivement, selon certains. Près d’un tiers des lauréats à ce jour sont revenus à une seule institution : l’Université de Chicago. L’école de Chicago, issue de l’université éponyme, défend une vision très néolibérale de l’économie. Les historiens de l’économie Avner Offer et Gabriel Söderberg, figures de proue des critiques du Nobel d’économie, ont pointé du doigt que les économistes critiques du libéralisme économique ne sont que très peu représentés parmi les lauréats du prix.

D'où viennent les lauréats du Nobel d'économie ? /Jean-Gabriel Fernandez
D’où viennent les lauréats du Nobel d’économie ? (Jean-Gabriel Fernandez)

 

Le prix attire également des critiques acerbes. 37 lauréats, soit 80% d’entre eux, sont américains et actifs dans les cercles proches de Washington. Les lauréats sont tous des hommes entre 51 et 90 ans, à la seule exception de l’Américaine Elinor Ostrom, primée en 2009.

Avec le prix Nobel 2017, dont l’une des favorites est la française Esther Duflo, spécialisée dans l’étude de la pauvreté, c’est peut-être l’occasion pour ce prix de prouver que les critiques qui lui sont faites ne sont pas tout à fait fondées.

 

Jean-Gabriel Fernandez

La visite d’Obama au Vietnam vue comme un signal à la Chine

Official White House Photo by Chuck Kennedy
Official White House Photo by Chuck Kennedy

En visite au Vietnam pour quatre jours, Barack Obama a annoncé la levée de l’embargo sur les armes létales, un acte symbolique qui scelle l’alliance diplomatique entre les deux anciens ennemis, et qui pourrait irriter la Chine.

Barack Obama a entamé sa première visite au Vietnam lundi. Reçu  par son homologue vietnamien Tran Dai Quang, il a annoncé la levée de l’embargo sur les armes américaines, un vestige de la guerre qui a pris fin en 1975. Après Bill Clinton en 2000 et Georges W. Bush en 2006, Barack Obama est le troisième président américain à se rendre au Vietnam.

Le retrait de l’embargo économique en 1994 avait lancé le processus de réconciliation entre les deux pays. Celui sur l’interdiction des armes pourrait ainsi marquer une nouvelle étape. Barack Obama a toutefois précisé que cet assouplissement concerne uniquement les armes létales. La levée sera progressive, suivant les efforts d’Hanoï en matière de droits de l’homme, sans qu’aucun des deux dirigeants ne précise les conditions.

Mais l’annonce pourrait irriter la Chine dont les prétentions en mer méridionale s’opposent à celles du Vietnam.

En 2014, l’installation d’une plate-forme pétrolière chinoise dans une zone maritime revendiquée par Hanoï avait déjà conduit à des émeutes meurtrières entre les deux pays. Un épisode qui décide aujourd’hui le gouvernement vietnamien à accélérer son processus de réconciliation avec son ancien ennemi.

Un voyage centré sur les questions économiques

Selon Jean-Vincent Brisset, directeur de recherche à l’IRIS, le cas du Vietnam est très symbolique de la situation en mer de Chine du Sud, où la Chine a levé le ton face à ses voisins. « Ce sont les riverains qui appellent Obama à l’aide, explique le chercheur, Les Etats-Unis entretiennent des relations très complexes avec la Chine, à la fois rival politique et partenaire économique. »


C’est un geste politique qui montre que désormais, la Chine est l’ennemi commun


D’après le spécialiste de l’Asie Pacifique, la Maison Blanche envoie un signal à la Chine : « Avant ce déplacement au Vietnam, tout le monde pensait que Barack Obama n’oserait pas franchir cette frontière. C’est un geste politique qui montre que désormais, la Chine est l’ennemi commun ».

Face au comportement chinois dans la région, les Etats-Unis manifestent leur inquiétude « ils [les Américains] participent à des missions maritimes et aériennes en Mer de Chine mais cela n’engage pas un affrontement direct avec les Etats-Unis. Reste à attendre la réaction de Xi Jinping » conclue-t-il.

Barack Obama a quant à lui assuré que cette annonce est motivée par un « désir de compléter le long processus de normalisation », d’après les faits rapportés par l’AFP.

La suite de ce voyage diplomatique sera centrée sur des questions économiques et l’accord de libre-échange transpacifique (TPP) qui inclut le Vietnam et onze autres pays de l’Asie Pacifique, mais pas la Chine. Mercredi, il se rendra à Hô-Chi-Minh-Ville (ex-Saïgon), cœur économique du pays.

Sonia Ye

Le lobby des armes se rallie à Trump : quel impact sur l’élection ?

Donald_Trump

En lice pour les élections présidentielles américaines, Donald Trump a reçu ce week-end le soutien du lobby pro-armes à feu le plus puissant des États-Unis : lors de sa convention annuelle, la National Rifle Association (NRA), très active dans la société américaine, a appelé ses adhérents à voter pour le candidat à la primaire républicaine. L’impact de ce ralliement, qui ne sera réellement connu que le jour de l’élection, ne doit toutefois pas être surestimé.

Donald Trump ne cache pas être favorable au port d’armes. On se souvient qu’après les attentats du 13 novembre en France, il avait affirmé que les choses se seraient passées différemment si les victimes avaient été armées :

Aussi, la déclaration de soutien de la NRA n’a-t-elle rien d’inattendu.
« Ce n’est absolument pas une surprise. Dans un système à un seul tour et dans la mesure où Hilary Clinton a pris une position favorable à un meilleur contrôle des armes, il était évident que la NRA allait apporter son soutien à Trump », confirme Vincent Michelot, professeur d’histoire politique à Sciences po Lyon, spécialiste des États-Unis.
L’association des détenteurs d’armes prend systématiquement position pour un candidat ou contre un autre, lors des élections présidentielles mais également législatives, sénatoriales, locales, ou encore lors de l’élection des magistrats fédéraux. Son soutien n’est pas seulement oral, il est aussi financier : si la loi lui interdit de financer directement une campagne, la NRA peut tout de même lever des fonds pour son candidat et lui faire de la publicité. Vincent Michelot explique ainsi que lorsque la NRA cible un sénateur à l’opposé de ses convictions, sa stratégie est d’assister la campagne de l’adversaire de ce sénateur, afin « d’obtenir le scalp » de ce dernier.
Association créée en 1871, consacrée d’abord principalement aux sports de tirs, la NRA est peu à peu devenue un puissant lobby politique (dont Barack Obama a dénoncé par exemple « l’emprise extrêmement forte » sur le Congrès, en juin 2015), qui revendique aujourd’hui cinq millions d’adhérents : assez pour faire basculer une élection ? Certains n’hésitent pas à qualifier l’association de « faiseur de roi », soulignant la victoire de Ronald Reagan en 1980. Mais Barack Obama, explicitement opposé au port d’armes, a bien été élu en 2008 puis réélu en 2012 : ses adversaires, John McCain puis Mitt Romney ont, eux, échoué malgré le soutien de la NRA.
Pour Vincent Michelot, ce soutien ne devrait donc pas avoir une grande influence dans l’élection à venir. Des sondages réalisés à la sortie des urnes visent à mesurer les priorités des électeurs, or le port d’armes n’en fait pas partie : « Chaque fois, l’économie et l’emploi sont en tête des sondages. La question du port d’armes ou non ne va pas faire se déplacer des milliers d’électeurs. C’est une question trop microscopique pour faire pencher la balance au niveau national ».

Au niveau des États en revanche, il n’est pas impossible que le soutien de la NRA joue un rôle par endroits, comme dans le Vermont ou en Virginie occidentale, où les chasseurs sont nombreux. Mais pour les États décisifs lors de l’élection, comme la Floride, ce ralliement à Donald Trump ne devrait pas faire de différence.
Pour Vincent Michelot donc, « il faut ramener les choses aux proportions. Si le lobbying est efficace, c’est dans le blocage des propositions de loi visant à restreindre la circulation des armes. Après chaque massacre, on voit bien que la législation n’a jamais évolué. Là, il y a une vraie efficacité ».
Pour l’élection présidentielle par contre, le ralliement de la NRA à Trump ne suffira donc pas à lui assurer une victoire. Il n’a en tout cas pas manqué de faire réagir sur les réseaux sociaux :

Richard Duclos

Uber, coworking : l’indépendance, c’est la liberté… ou la précarité

À Mutinerie, les freelances viennent travailler comme au bureau

Ils sont entrés dans la majorité avec la crise de 2008 et ont tourné le dos au salariat pour devenir leurs propres patrons. Entre rêves et désillusions, ces jeunes indépendants remettent en cause l’avenir de la société salariale. Assistons-nous à l’émergence d’une nouvelle culture économique ? Si les réponses sont disparates, elles sont révélatrices d’une mutation majeure dans notre rapport au travail.

Par Sonia Ye et Pierre Laurent

Contre la réforme du code du travail, dite loi El Khomri, une partie de la jeunesse manifeste son mécontentement. Sa crainte : assister au délitement du sacro-saint CDI, érigé en norme par ses ainés depuis les Trente Glorieuses. Face à cet avenir inquiétant, certains décident de reprendre leur destin en main. Ils ont moins de 30 ans et se mettent à leur compte. Ils sont développeurs web, chauffeurs de VTC, ou traducteurs. Photographes, réalisateurs ou architectes. Ils sont ou ont été indépendants. Mais s’ils sont de plus en plus nombreux à rompre avec le salariat, ils sont loin de représenter une nouvelle norme.

L’emploi non-salarié se développe depuis quinze ans,  mais ne représente que 11% de la population active. Un chiffre qui reste stable, et qui a même reculé en 2015,  malgré la création du statut d’autoentrepreneur en 2008, devenu microentrepreneur en janvier 2016. Des indépendants qui forment par ailleurs  un  groupe hétérogène: si certains sont leurs propres patrons par choix, d’autres le sont par nécessité. Sur les 550 000 créateurs d’entreprises recensés en 2014, un tiers étaient demandeurs d’emploi. Faute de mieux, la microentreprise leur permet de recréer une activité. Selon le juriste Jacques Le Goff, professeur de droit public à l’Université de Bretagne Occidentale, « Les motivations peuvent être positives ou négatives. » Il précise : « Lorsqu’on n’a plus de travail ou qu’on est au chômage, pourquoi ne pas tenter d’être microentrepreneur ? Par ailleurs, les motivations positives sont peut-être à chercher dans l’intensification du goût pour l’autonomie. » (Voir interview)

La plupart du temps, l’indépendance n’est pourtant pas une réponse à la précarité : un microentrepreneur gagne en moyenne 460 €. Ces travailleurs précaires illustrent la paupérisation de l’emploi en France. Selon une étude réalisée par l’Insee 81% des microentrepreneurs souhaitent “une convergence des protections sociales entre salariés et indépendants” comme l’accès au chômage ou la retraite dont ils ne peuvent bénéficier aujourd’hui.

les-freelances-aux-etats-unis

 

Un portrait bien sombre en comparaison à nos voisins outre atlantique. Les freelances y représentent 34% de la population active, loin de nos 11,5%. Selon une étude réalisée par Freelancers Union — communauté virtuelle de travailleurs indépendants américains — auprès de ses membres, 77% gagnent plus d’argent que lorsqu’ils étaient salariés.

 

L’émergence de nombreux sites web et d’applications pour téléphones ont profité à l’essor de ce phénomène. En quelques instants, professionnels et clients sont mis en relation. La société américaine de chauffeurs privés, Uber, qui concurrence les taxis grâce sa plateforme numérique, a même donné son nom au phénomène. La majorité des activités qui se développent dans l’indépendant sont des services liés au web  tandis que d’autres reculent, comme l’artisanat et le commerce. Et selon l’Insee, un tiers des autoentrepreneurs souhaitent travailler en groupe et rejoignent des espaces de travail partagé.

Le coworking : l’indépendance sans l’isolement

Casques sur les oreilles, des hommes et des femmes pianotent sur leurs ordinateurs dans un silence religieux. Sous une grande verrière, des tables de toutes les tailles sont disposées, quelques plantes et de la décoration habillent l’espace. On se croirait dans une bibliothèque. Ce lieu, appelé Mutinerie, est un espace de coworking situé dans le XIXe arrondissement de Paris.

 

Mutinerie n’est pas qu’un vaste bureau. Pour accéder à l’espace de travail, il faut passer par le bar, où les coworkers peuvent se retrouver pour manger, discuter ou boire un café. Assis devant deux ordinateurs égrénants des lignes de code, trois jeunes hommes échangent sur leurs travaux. L’un d’eux, Alexandre Bourlier, développe des sites internet et des applications pour smartphone. Il a 27 ans. Après une brève période de salariat, il s’est lancé en tant qu’indépendant : « En rentrant du Brésil où j’avais travaillé dans une start-up, on m’a proposé de faire des sites un peu par hasard comme je savais coder. J’ai alors compris que je pouvais gagner ma vie en faisant ça. » C’est par nécessité qu’il s’est lancé dans l’aventure de l’entrepreneuriat : « Au départ je pensais faire ça temporairement parce que j’avais du mal à m’insérer dans le marché du travail. Mais aujourd’hui, je ne troquerais ma place pour rien au monde ».

 


 Au départ je pensais faire ça temporairement parce que j’avais du mal à m’insérer dans le marché du travail. Mais aujourd’hui, je ne troquerais ma place pour rien au monde.


 

Aujourd’hui, Alexandre, gagne mieux ma vie en tant qu’indépendant. Plus libre de ses horaires et de ses mouvements, il travaille en réseau avec une trentaine d’indépendants. Dans le bar de Mutinerie, les deux autres personnes avec qui il s’évertuait à trouver une solution rangent leurs ordinateurs portables. D’un air bienveillant, Alexandre leur demande s’ils ont réussi à régler leur problème. « On verra ça demain ! » lui répondent-ils avec un grand sourire, avant de s’éclipser.

À Mutinerie, les travailleurs indépendants se retrouvent
À Mutinerie, les travailleurs indépendants se retrouvent

Plaisir de travailler et désir de liberté

Selon une étude réalisée par Hopwork — plateforme française d’accès aux services de plus de 20 000 freelances — la majorité des travailleurs sont satisfaits de leur situation, comme aux États-Unis où ils sont 53 millions de freelances. En France, 70 % d’entre eux ont fait le choix de devenir indépendant, et seuls 4 % souhaiteraient retrouver un emploi salarié. En outre, 65 % d’entre eux déclarent gagner autant ou plus qu’en étant sous contrat.

C’est le cas de Gaspar Matheron. À 25 ans, le jeune graphiste vidéo est un grand déçu du salariat. Embauché en CDI au terme de son alternance dans une grande boite de publicité, il y voit d’abord une chance. Mais au bout de six ans, sans augmentation de salaire, il décide de quitter son poste. « Je faisais du vidéoreportage en parallèle pour des boites de nuit en tant qu’autoentrepreneur, et ça marchait bien, se souvient-il, j’ai compris qu’à l’extérieur j’avais la possibilité de gagner plus d‘argent, alors je suis parti ». Aujourd’hui intermittent du spectacle, il n’échangerait sa situation pour rien au monde. « Si je ne m’épanouis plus dans une branche, je peux facilement me recycler et aller vers autre chose. Ce serait impossible en tant que salarié dans une entreprise ».

Gaspar Matheron sur un tournage dans le sud de la France © Zoé Schmidmaier
Gaspar Matheron sur un tournage dans le sud de la France © Zoé Schmidmaier

À la sortie de ses études de journalisme, Bastien Renouil 24 ans, a travaillé pendant un an dans une société de production basée à New Delhi. « Ça ne s’est pas très bien passé avec mes patrons alors je suis rentré en France », confie-t-il. Bastien souhaitait faire du reportage pour la télévision, à l’étranger : « Quand tu commences, c’est pas évident de se faire embaucher. Et puis pour se faire connaître, c’est mieux d’être freelance, ça te permet de toucher à tout, de frapper à toutes les portes. » Il a contacté Arte et France 5, pour qui il avait travaillé en Inde en se proposant d’être correspondant en Afrique de l’Est : quinze jours après, il débarquait au Kenya avec sa copine, elle aussi journaliste.

Malgré les standards de la profession qui exigent d’être payé à la pige, soit en salaire, il a préféré créer en parallèle un statut de microentrepreneur. « 80 % de ce qu’on gagne passe par ce biais. » Bastien et sa copine gagnent environ 2000 euros par mois, ce qu’ils considèrent comme suffisant pour vivre au Kenya. Mais il nuance « en tant que microentrepreneur, tu n’as pas de sécurité, tu as toujours cette peur de ne pas réussir à vendre un sujet ». S’il est aujourd’hui satisfait de sa situation parce qu’il peut choisir ses clients, il n’est pas certain de refuser un contrat salarié si l’occasion se présentait à l’avenir.

Tremplin vers la stabilité

Zoé Schmidmaier, 25 ans,  voit elle aussi sa situation de photographe indépendante comme une période de transition. « L’inconvénient du statut de microentrepreneur, c’est de ne plus avoir de salaire fixe ».

Mais pour l’heure, Zoé veut jouir pleinement de sa liberté. « Quand j’étais en CDD il y avait la pression de l’employeur au quotidien, confie-t-elle, aujourd’hui, la pression est différente, par exemple, lorsqu’un client réduit ses commandes, il faut en chercher un autre. Mais c’est le prix de la liberté ». L’année dernière, son contrat en CDD dans une entreprise française de médias et e-commerce devait se transformer en CDI. Mais elle décide d’y renoncer. « Photographe, c’est un métier qu’on choisit pour avoir une certaine liberté, explique-t-elle, et pas pour faire des horaires fixes de bureau ».

Zoé Schmidmaier, photographe indépendante
Zoé Schmidmaier, photographe indépendante

La perspective de trouver un contrat salarié n’est pas une fin non plus pour Éva Tanquerel, 25 ans. Traductrice freelance depuis un an et demi, elle a refusé, comme Zoé, un contrat salarié en CDI, une offre qui la contraignait à déménager. « Je ne veux vraiment pas vivre à Paris » explique-t-elle. Parce que la majorité des agences de traduction sont implantées en Île-de-France, elle n’a eu d’autre choix que de devenir microentrepreneure. Pourtant, si on lui offrait un contrat en Bretagne, là où elle vit, elle serait « très tentée parce que c’est très fatiguant d’être en indépendant ».


 Je ne sais pas trop combien de temps je vais continuer. Jusqu’à ce que mes nerfs lâchent, peut-être.


Cela ne fait que quelques mois qu’elle s’en sort réellement d’un point de vue financier, au prix d’un rythme de travail effréné. « Les weekends, en ce moment ça n’existe pas, plaisante-t-elle, et je passe beaucoup de soirées à travailler, sans pour autant être payée plus. Pour faire du chiffre, il faut beaucoup bosser ». Et comme de nombreux freelances, Éva travaille depuis chez elle. « C’est un avantage et un inconvénient à la fois, je n’ai pas de problèmes de relation avec les collègues puisque je n’en ai pas, mais parfois je me sens seule. » Elle s’est renseignée sur les espaces de coworking à Brest, mais « ça reste un peu cher » compte tenu de ses revenus. Avec une amie microentrepreneure, elles ont donc décidé de se faire leur petit espace de coworking à la maison : « Ça booste la productivité, et tu as quelqu’un avec qui discuter ».

Oscillant entre la satisfaction et la volonté de se réaliser dans un autre domaine qu’elle affectionne particulièrement, l’équitation, elle s’accommode aujourd’hui de la précarité de sa situation. « Je ne sais pas trop combien de temps je vais continuer. Jusqu’à ce que mes nerfs lâchent, peut-être », ironise Éva. La jeune fille profite de ses temps libres pour voyager. « c’est cette liberté-là qui fait que je continue. Même si je n’ai pas de congés payés ».

Désillusions et précarité

Pour Merrick, architecte de 29 ans le statut d’indépendant ne pouvait pas être une solution sur le long terme. Il a été microentrepreneur pour le cabinet qui l’emploie aujourd’hui en CDI. S’il admet avoir été bien traité par ses patrons, il n’hésite pas à dénoncer la précarité du statut. « J’aurai pu être viré du jour au lendemain, ne plus pouvoir payer mon loyer. Je n’avais aucune sécurité. »

Il roule à vive allure dans les rues de la capitale depuis quelques mois. Louis, 26 ans, livre des repas à la force de ses mollets pour la société Deliveroo. Il pédale 20 heures par semaine pour financer son projet d’agriculture urbaine. Si l’entreprise fait miroiter une certaine liberté et de beaux revenus, pour Louis, ce discours est un trompe-l’œil. « Je touche une dizaine d’euros de l’heure, c’est pas beaucoup plus qu’un SMIC » explique Louis, qui doit aussi déduire 25 % de ses revenus pour payer ses cotisations. Car pour travailler avec Deliveroo, il faut avoir le statut de microentrepreneur. « Officiellement, Deliveroo est mon client, mais dans la pratique, il y a un rapport de subordination, analyse Louis, c’est elle qui envoie les factures, je ne peux en aucun cas refuser de commande, et si je veux changer de créneau horaire ou être augmenté, je dois négocier».


Si je me blesse ou si on me vole mon vélo, tout s’arrête. Des mutuelles existent bien mais personne n’y cotise parce qu’on est tous jeunes et on se dit qu’on est invincibles


Louis, 26 ans, livreur chez Deliveroo
Louis, 26 ans, livreur chez Deliveroo

Grâce à ce système, Deliveroo bénéficie d’un réservoir de travailleurs non-salariés sans verser aucune charge patronale. Louis en est conscient et pointe du doigt une forme de salariat caché. Selon Jacques Le Goff, ce phénomène révêle un brouillage des frontières : « On peut être autonome dans le cadre d’un travail indépendant, à l’inverse on peut être très dépendant dans un cadre indépendant ». Par ailleurs, Louis dénonce l’absence de droits pour les coursiers : « Le système Deliveroo est fait pour qu’on ne puisse pas se regrouper entre livreurs, sans doute pour éviter de potentielles revendications ». Sans droit au chômage et bénéficiant d’une protection sociale quasi inexistante, il craint l’accident. « Si je me blesse ou si on me vole mon vélo, tout s’arrête » explique-t-il. Des mutuelles existent bien mais « personne n’y cotise parce qu’on est tous jeunes et on se dit qu’on est invincibles », termine-t-il.

Salah se sait vulnérable. Lui qui rêve de revenus fixes et d’être propriétaire, il est inquiet pour son avenir qu’il croit de plus en plus incertain. Un désenchantement qui le pousse à prendre des risques. Il jongle entre deux métiers, tantôt dans une entreprise de nettoyage pour particuliers, tantôt comme chauffeur Uber pour arrondir les fins de mois. Pour lui aussi, le statut de microentrepreneur est synonyme de salariat déguisé : Uber est son seul « client ». Pour survivre, il s’arrange avec le fisc. « Ce n’est pas un choix de carrière. Mon but c’est de faire du black, confie-t-il, si tu déclares, il ne te reste plus rien car Uber retient 20 % sur tes revenus de la semaine, sans parler des cotisations ». Il aurait préféré un emploi stable : « Si on me proposait un CDI, j’accepterais sans condition ». Selon l’économiste Olivier Charbonnier, c’est bien le signe que le salariat n’est pas prêt de disparaître « Je ne pense pas qu’il y ait une fin du salariat mais plutôt une contraction du modèle salarial. De nouvelles formes de contractualisation se développent mais il reste à inventer des modèles de régulation publique un peu plus ambitieux que ce que propose la loi El Khomri ».

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