Russie-Ukraine : la guerre des perceptions

« False flags », cyberattaques, ou actions de propagande, l’Ukraine a fait face à une intense campagne de désinformation destinée à briser le moral de sa population et de son armée en amont de l’invasion russe du 24 février. Une campagne à laquelle Kyiv répond désormais par une vigoureuse manoeuvre de contre-propagande de guerre. Au risque d’y perdre une juste information sur l’évolution du conflit. Décryptage.

A une époque où près d’une personne sur deux dans le monde s’informe en priorité sur les réseaux sociaux, la connaissance et l’exploitation approfondies des informations issues du net permet autant d’informer que de diffuser des fausses rumeurs. Qualifiée de « laboratoire » de la désinformation après la première crise russo-ukrainienne en 2014, l’Ukraine est habituée aux tentatives d’ingérence étrangères, et à la guerre hybride. Début 2021, trois médias diffusant les positions du Kremlin avaient été ainsi interdits sur décision du président ukrainien en raison de leurs plaidoyers pro-russe. Pourtant, dans les semaines précédant l’offensive, les acteurs de la désinformation russe dans le pays intensifient leur action tandis que les cyberattaques touchent à plusieurs reprises des institutions ukrainiennes (Etat, banques). Une action d’une ampleur inédite destinée à fragiliser les institutions du pays.

 Les préparatifs de l’invasion 

Faussement attribués à la doctrine publiée par le général Guérassimov, inamovible chef d’Etat-major des armées, les modes de désinformation russes s’intègrent pour Julien Nocetti, spécialiste du numérique et chercheur associé à l’Institut français des relations internationales dans une culture stratégique ancienne : « Il y a un héritage du trucage et de la production de faux de la part de la Russie, depuis la fin de l’URSS, qui fait que tout le manuel en la matière est bien étayé et s’est très bien adapté au contexte très numérisé dans lequel on vit. »

En Ukraine, cette nouvelle maskirovka entre en action dès la fin 2021. Sur Twitter l’activité des comptes suspects véhiculant des messages de désinformation à l’attention de la population ukrainienne a augmenté de 3300 %, entre le 1er décembre et le 05 janvier 2022 (en comparaison aux niveaux de septembre 2021) d’après des résultats publiés par Mythos Lab. « Gouvernement faible » ou « incapable de protéger les frontières du pays », alarmes d’écoles sonnant sans raison, les messages démoralisant circulent rythmés par des cyberattaques régulières ciblant les infrastructures de l’Etat ou les banques du pays. Après trois jours de négociations infructueuses entre les États-Unis, la Russie et l’OTAN sur fond de renforcement des troupes russes à la frontière ukrainienne, 70 sites Web institutionnels ukrainiens sont « défacés », afin d’afficher des messages alarmants pour la population locale : « Ukrainiens! Toutes vos données personnelles ont été téléchargées sur le réseau public. Toutes les données de l’ordinateur sont détruites, il est impossible de les restaurer ».

Il y a un héritage du trucage et de la production de faux de la part de la Russie, depuis la fin de l’URSS, qui fait que tout le manuel en la matière est bien étayé et s’est très bien adapté au contexte très numérisé dans lequel on vit.

Fabriquer un prétexte à l’agression

Quelques jours avant l’invasion, des vidéos d’accrochages russo-ukrainiens fabriquées de toute pièce inondent le net. L’une d’entre elles postée sur Telegram expose un homme tenant une kalachnikov tirant dans un décor qui ressemble à s’y m’éprendre à une forêt d’Europe de l’Est.

Cette séquence de combat entre séparatistes et des forces gouvernementales pourrait avoir été tournée près de Gorlovka dans les environs de Donetsk. Elle s’avèrera pourtant être un « false flag ». Objectif : créer le prétexte d’une agression russe ou conduire le gouvernement ukrainien à déclarer une guerre qu’il n’a jamais souhaitée et ainsi porter la responsabilité du conflit. D’après l’agence TASS proche du pouvoir russe, le commando de saboteurs aurait attaqué une station d’épuration avec un baril de chlore. Le 18 février, une vidéo montrant l’accrochage avec des miliciens séparatistes est publiée sur la chaine Telegram de « Народная милиция ДНР » (Milice patriote de la république démocratique de Donetsk). Pourtant, certains détails ne collent pas. Les métadonnées, rapidement analysées par Bellingcat, un collectif d’enquêteurs spécialisé dans l’investigation en ligne, montrent que la vidéo a été filmée le 8 février, soit plusieurs jours avant la date officielle de l’incident. Par ailleurs, les sons ne correspondent pas, la bande prélevée sur la vidéo appartenant à une autre vidéo YouTube.

Premier bénéficiaire d’un dérapage menant à une escalade le pouvoir russe a-t-il directement commandité la mise en scène ? S’il est impossible d’établir des liens directs, l’hypothèse est plausible pour la chercheuse Béatrice Heuser, spécialiste des questions de stratégie militaire, qui rappelle que faire porter la responsabilité de l’invasion est un classique des affaires militaires : « Poutine a lu (ou confirmé par inadvertance) le point de vue de Clausewitz sur qui est responsable du déclenchement d’une guerre : « L’agresseur est toujours épris de paix… il préférerait prendre le contrôle de notre pays sans opposition. ».

Si le conflit est temporairement évité, une série d’incidents similaires interviennent dans les jours suivants confirmant l’envie du Kremlin d’en découdre. Bellingcat en recense pas moins de quatre dans la semaine précédant le déclenchement des hostilités.

© Bellingcat

La guerre à tout prix

Parmi les « récits » employés à des fins géopolitiques, il en est un autre que le Kremlin manie, peu après le discours de Vladimir Poutine le 21 février, celui du révisionnisme historique. A défaut de répondre à une agression ukrainienne, l’intervention, désormais qualifiée d' »opération spéciale » par le pouvoir, visera à reprendre des cadeaux indus faits par les dirigeants soviétique à l’Ukraine et à « dé-nazifier » sa société. A seulement quelques jours du début des opérations militaires, carte à l’appui, la TV publique russe diffuse massivement la version du président russe :

La télévision d’État russe suit notamment le discours de Poutine avec une frise chronologique Après le retrait des cadeaux territoriaux faits par Staline, Lénine et Khrouchtchev seul le morceau jaune au milieu de la carte est étiqueté « Ukraine ».

La contre-propagande ukrainienne

Conjurant les projections pessimistes émises par la plupart des experts, au cours de la première semaine d’opérations, l’invasion russe achoppe tant sur les faiblesses de la préparation de son armée que sur une vigoureuse résistance des forces et de la société ukrainiennes, menée notamment sur le web. Tandis que le déploiement des forces russes donne lieu à la diffusion de quantités de vidéos sur Tik Tok, Twitter, Instagram, révélant leur progression, la stratégie ukrainienne relayée sur les réseaux sociaux est de camoufler ses mouvements et de diffuser les images des soldats russes faits prisonniers.

Curieusement, c’est sur Telegram, messagerie d’origine russe, établie à Dubaï, que sont issues de nombreuses vidéos documentant fidèlement la guerre. Des chaines comme Vorpost, Basa ou InsiderUKR relaient en continu des vidéos prises par des citoyens sur les principaux points chauds du pays avant d’être authentifiées, analysées et publiés par des cellules de fact checking des médias ou par de simples internautes maitrisant les techniques d’investigation en source ouverte.

Les attaques répétées sur Kharkiv, deuxième ville du pays, ont été ainsi largement documentée à partir de sources Telegram souvent rediffusées sur Twitter. Qualifié de véritable « internet parallèle » par Paul, ancien militaire ayant longtemps travaillé dans un service de renseignement, le réseau sert aussi à véhiculer à des fausses informations diffusées par des sympatisants de la cause ukrainienne. Le 25 février, les internautes peuvent ainsi admirer un combat tournoyant entre trois avions de chasse évoluant à basse altitude au dessus de Kyiv. Si le descriptif du poste laisse croire à une victoire du pilote ukrainien, le contenu s’avère être un montage réalisé à partir du simulateur de vol DCS, connu pour son réalisme et renforcé par les exclamations en off d’une ukrainienne.

Culte du sacrifice et construction du héros, l’introduction d’une dimension épique 

Toute guerre a besoin de ses héros, figures épiques auxquels les combattants peuvent s’identifier. Au 8ème jour de la guerre, de telles icones commençaient à être fabriquées de toute pièce par la propagande ukrainienne. Certains comptes officiels du pays, ont ainsi poussé des faits d’armes, parfois enrichis d’anecdotes ou d’informations non vérifiées qui se sont avérées fausses par la suite.

Le 25 février, l’annonce de la mort des 13 garde-côtes défendant l’Ile des Serpents,  nourrit une mise en récit romanesque exaltant le sacrifice ultime. La diffusion d’un enregistrement véhiculant les dernières paroles de l’unité : « Allez vous faire foutre ! » lancé à l’équipage russe venu prendre l’Ile enflamme les communautés sur Twitter. Le même jour les membres de l’unité, morts pour la nation lors de la première journée d’offensive russe, sont érigés en héros par le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Pourtant, un communiqué arrive quelques jours après, informant de leur capture par l’armée russe, selon une  communication de l’AFP.

Le Service de sécurité de l’Ukraine, la principale agence de sécurité du pays, a de son côté relayé l’histoire du « Fantôme de Kyiv » sur sa chaîne officielle Telegram, qui compte plus de 700 000 abonnés. Présenté comme l' »as des as » de l’aviation ukrainienne, le « héros » rencontre également un franc succès sur YouTube où les vidéos faisant sa promotion ont recueilli 6,5 millions de vues, tandis que les contenus TikTok avec le hashtag #ghostofkyiv ont atteint 200 millions de vues, d’après le New York Times.

Le «fantôme de Kyiv» pilote de chasse à la cocarde bleu et jaune qui aurait abattu six avions ennemis. Un mythe, en dépit de la résistance réelle de l’aviation ukrainienne.

En dépit des démentis apportés à certains faits d’armes, une riche production iconographique se construit autour de systèmes d’armes réputés efficaces ou des légendes construites par la propagande de guerre ukrainienne. Pour Alexis Rapin, chercheur à l’université Raoul Dandurand (UQAM) on assiste ainsi à « l’émergence d’une micro-mythologie voire d’une ‘pop culture’ entourant le conflit. »

https://twitter.com/alexis_rapin/status/1498681313251020801?s=20&t=jYxjYuWWKKh-i0A_W9aEIA

Epave fumante d’un hélicoptère russe dans un champs de blé sous un ciel bleu aux couleurs de l’Ukraine. L’homme porte sur l’épaule un système antiaérien très courte portée 9K38 Igla. ©Totalförsvar

Des débordements à venir en Europe ?

Alors que la désinformation russe avait pour objectif principal d’affaiblir psychologiquement la population ukrainienne, sa gestion des « aspects moraux » de la guerre lui attire désormais une vive contestation internationale et le soutien de nombreux pays européens à l’Ukraine. Après 9 jours de guerre, diviser les populations des pays susceptibles d’aider Kyiv semble être la prochaine étape logique de la stratégie de conquête russe.

Face aux craintes d’un débordement de la « guerre de l’information » en Europe les responsables européens ont décidé du bannir des principaux organes de presse russes, Russia Today et Spoutnik du continent. Après l’annonce intervenue le 27 février, Ursula Von der Leyen est revenue sur les raisons de cette décision dans un communiqué : « en temps de guerre, les mots comptent. Nous assistons à une propagande et à une désinformation massives sur cette attaque scandaleuse contre un pays libre et indépendant. Nous ne laisserons pas les promoteurs du Kremlin déverser leurs mensonges toxiques justifiant la guerre de Poutine ou semer les graines de la division dans notre Union. »

L’Europe aurait elle pu envisager la sauvegarde des médias « russes » – Spoutnik et RT -, en laissant par exemple, à la seule charge de l’Etat et des médias la responsabilité de la vérification des faits ? Un maintien difficile selon les spécialistes qui soulignent la difficulté à circonscrire totalement les effets de la désinformation par le fact checking. Pour le professeur Pascal Froissart, enseignant-chercheur au CELSA, « le problème à exposer ainsi de telles histoires : « c’est que c’est le meilleur moyen de les disséminer. »

La Russie apparait également moins exposée que ses potentiels adversaires à des manoeuvres de cyber-influence.  En effet, le pays qui travaille depuis le début des années 2000 à l’édification d’un « internet souverain » peut théoriquement se prémunir de telles influences étrangères tout en ayant les moyens d’influencer les autres. Le verrouillage hermétique du pays reste néanmoins une hypothèse à confirmer d’après Julien Nocetti qui s’interroge sur les capacités réelles du Kremlin : « le verrouillage numérique russe va-t-il fonctionner? C’est la question à 1M de dollars… Il faut bien comprendre qu’on change d’échelle par rapport à ce qui a pu être entrepris dans un passé récent (kill switch en Ingouchie en 2018). Il ne s’agirait plus d’agir à un niveau local… »

Cette immunité sans doute partielle de l’internet russe contraste, en revanche, avec l’ouverture large de son homologue occidental. Pour combler cet axe de vulnérabilité connu, les Etats occidentaux se sont employés ces dernières années à muscler leur dispositif de lutte contre la désinformation. Alors qu’au niveau européen, le projet EUvsDisinfo, diffuse sur sa base de données les cas de désinformation provenant des médias pro-Kremlin, en France, l’adoption en novembre 2018 d’une loi contre la manipulation de l’information s’est doublée de la création d’une structure dédiée permanente, Viginum,  (« Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères »), créée le 13 juillet 2021 pour prendre en compte ces questions. A seulement deux mois des élections présidentielles françaises, les tensions avec Moscou interviennent pourtant, à un moment particulièrement mal choisi pour Paris. D’autant plus qu’elles s’ajoutent à un passif lourd notamment en Afrique de l’Ouest. La région est le théâtre depuis 2015 en Centrafrique et depuis 2021 au Mali, de luttes d’influence entre la France et la Russie. S’il s’agit davantage de diplomatie d’influence que de fakenews ou de désinformation, l’ingérence russe s’y manifeste aussi à travers le parrainage de médias acquis à la cause russe et tenant un discours dénigrant l’action de Paris dans la région.

Quelle suite envisager ? Bien que retardée par l’expulsion des médias pro-Kremlin en Europe l’extension de la guerre de l’information n’apparait en aucun cas empêchée à moyen terme. Face aux actuels obstacles en Europe, certains experts envisagent déjà un déportement de l’effort de désinformation et de propagande russe dans d’autres régions du monde. Pour Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire « plusieurs indices suggèrent que l’Afrique pourrait devenir un nouveau « débouché » informationnel pour les médias russes internationaux après leur suspension au sein de l’UE ». Affaire à suivre.

Morgan Paglia

Au secours de l’océan, les mille et une solutions pour voir la vie en bleu

Sauver les côtes littorales, encourager une pêche durable, empêcher la création d’un septième continent de plastique, les défis sont immenses pour préserver les océans. À l’heure du « One Ocean Summit » et de la « décennie des océans », une nouvelle économie bleue émerge avec ses solutions. Un eldorado qu’explorent scientifiques, entrepreneurs, associations et États.

© Macrovector

L’eau bleu turquoise, les aventuriers en kaban, les boutres arabes avec leur toile en triangle, l’océan nous a longtemps été raconté sous les traits d’un dessinateur de carte postale à l’aquarelle. L’Odyssée sous-marine de Jacques-Yves Cousteau, Ushuaïa Nature de Nicolas Hulot ou Thalassa de Georges Pernoud ont fasciné cet imaginaire à la télévision. Celui d’un océan mythifié plus proche de l’Atlantide que du quotidien.

Décennie de l’océan

Avec le One Ocean Summit à Brest les 9 et 10 février, les océans ont leur sommet politique. Quatre mois plus tôt à Glasgow, pour la COP 26, les principaux dirigeants s’étaient concentrés sur les énergies fossiles et les forêts, ce afin de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degrés — au-dessus des niveaux pré-industriels.

« Si les océans étaient un pays, leur produit national brut les situerait à la septième place des nations »

Ce nouveau sommet témoigne de l’intérêt fort, mais encore sous-exploité, que représente l’espace maritime. « Si les océans étaient un pays, leur produit national brut les situerait à la septième place des nations », illustre Aurélie Baudhuin, directrice de la recherche des investissements socialement responsables chez Meeschaert AM dans une étude sur les enjeux de la préservation de la biodiversité maritime.

Le lancement de la décennie de l’océan en 2021 — « la décennie la plus critique de notre vie » — confirme les espoirs fondés sur l’économie bleue. Les deux principaux objectifs définis par l’ONU sont la préservation des écosystèmes marins et le maintien des sociétés humaines littorales… avec pour objectif d’être atteint en 2030. « En ce début de troisième millénaire, l’océanographie a la capacité d’identifier les problèmes et d’offrir des solutions », affirme Audrey Azoulay, la directrice générale de l’Unesco.

Dégât des eaux

Car les effets du réchauffement climatique sont là : les six dernières années sont les plus chaudes jamais enregistrées dans les océans, selon une étude de l’Académie des sciences chinoise et de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA). « Les changements les plus importants résultent de modifications de la composition de l’atmosphère liées à l’homme. Lorsque les océans se réchauffent, le niveau de la mer s’élève » estiment-ils. Elle s’est élevée en moyenne de 20 centimètres depuis 1880, provoquant de fait une menace de submersion des petites îles et d’érosion des côtes.

Lors de la COP 26, une image a retenu l’attention non à Glasgow… mais dans l’archipel de Tuvalu. Simon Kofe, ministre des Affaires étrangères du pays, prononce son discours les pieds dans la mer. Au milieu du Pacifique, à seulement quatre mètres et demi au-dessus de l’océan, l’archipel est en première ligne face à la montée des eaux. « Nous serons submergés d’ici à 50 à 200 ans » estime Simon Kofe, fataliste.

La mer pourrait gagner un mètre d’ici 2 100

Selon une étude publiée dans Environmental Research Letters, plus de 510 millions de personnes habitent actuellement dans des zones qui seront, à termes, situées sous le niveau de la mer — si le réchauffement climatique se maintient à 1,5 degrés. La publication du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), met en avant le « point de rupture » que serait la fonte des calottes glaciaires. D’ici 2100, la mer pourrait gagner un mètre ; les dégâts potentiels sur les côtes coûteraient environ 12 milliards d’euros par an, estime la Commission Européenne.

© Natacha Bigan, Ocean Climate Platform

Différentes options peuvent être prises. L’initiative Sea’ties, menée par la Plateforme Océan & Climat, a répertorié une carte interactive des solutions mondiales pour renforcer la résilience des territoires côtiers. Plusieurs typologies de solutions y sont dressées : des premières dîtes « dures » comme les digues, d’autres alternatives dites « douces » comme le remblayage des plages et enfin des solutions « hybrides» comme les récifs artificiels.

Fortification et relocalisation

En 2021, 570 villes de taille importante sont directement menacées par l’érosion des côtes. Ce qui fit leur force jadis, des ports emblématiques tournés vers les océans, est devenue un colosse aux pieds d’argile. Au Sénégal, au quartier Guet’Ndar de la ville de Saint-Louis, les pelleteuses ont remplacé les bateaux de pêcheurs. Elles construisent une barrière de rochers pour protéger la « Venise africaine » des assauts de l’Atlantique.

Nusantra, nouvelle capitale d’Indonésie au sec
© Handout Nyoman Nuarta / AFP
À l’autre bout de la planète, dans l’océan Pacifique, Djakarta est sommée de se délocaliser. La capitale historique de l’Indonésie s’enfonce de 10 centimètres par an. 40 % de la ville se trouve déjà sous le niveau de la mer. Nusantara, la nouvelle capitale du pays, sera construite à Bornéo, à 1 500 km de Jakarta. Un déménagement qui pourrait prendre de 15 à 20 ans, et dont le coût initial est estimé à 33 milliards de dollars.

 

Plus près de nos côtes, Lacanau, en Gironde, subit les mêmes soubresauts. Selon l’Observatoire de la Côte Aquitaine, l’érosion du littoral de Gascogne est estimée en moyenne à 50 mètres d’ici 2050. Avant d’enclencher le scénario de relocalisation, la ville de 5 000 habitants a opté pour la construction d’un bloc de pierres et un projet d’aménagement de 4,5 millions d’euros. Financé par l’État, il prévoit la requalification des espaces publics, la suppression du parking et « le déplacement préventif des activités afin de les mettre à l’abri des aléas », détaille Fabienne Buccio, Préfète de la région Nouvelle-Aquitaine, rapporté par nos confrères de Sud Ouest.

« La résilience des territoires côtiers sont souvent une combinaison de réponses de protection, de retrait, d’adaptation et d’avancée » 

Éco-anxiété

Une étude de Frontiers, souligne que ces stratégies d’adaptation côtière contre l’élévation de la mer sont de plus en plus hybrides. Elles offrent aux villes de nouvelles possibilités efficaces pour s’adapter au changement climatique. « Les réponses hybrides sont souvent une combinaison de réponses de protection, de retrait, d’adaptation et d’avancée. » Cependant, l’utilisation du terme « retrait » peut « créer de l’anxiété chez les personnes les moins aptes à se déplacer et l’abandon de la politique imaginée ». Une dimension psychologique qui vient s’ajouter aux paramètres techniques, financiers et sociaux de relocalisation littorale.

Création de coraux 4.0

La découverte d’un grand récif de corail au large de Tahiti reste un trompe l’œil. Près de 50 % des récifs coralliens ont disparu, dont 14 % des coraux entre 2009 et 2019 selon le Global Coral Reef Monitoring Network. Mais le regard change sur ces colonies de polypes. De superorganismes, les coraux sont en passe de devenir des superprotecteurs atténuant les effets du réchauffement climatique. Ils absorbent l’énergie des vagues, réduisent l’érosion des côtes et les dommages en cas de tempête ou d’ouragan.

© BBC America

Pour recréer les coraux, les ingénieurs du monde entier fourmillent de mille idées. Des initiatives soutenues par l’écosystème de l’Ocean tech : une plateforme de crowdfunding Ekosea, des accélérateurs comme la Sustainable Ocean Alliance ou la startup ARC marine, qui développe des solutions d’impression 3D de coraux artificiels en béton éco-responsables.

Les baleines capteuses de CO2
© Wirestock
En piégeant environ 33 tonnes de CO2 tout au long de leur vie  — plus de trente vols aller-retour Paris New-York —, les baleines sont des alliés de taille. En comparaison, un arbre stocke au maximum 20 kilos de CO2 par an. Les cétacés se nourrissent dans les profondeurs de l’océan et reviennent vers les eaux de surface pour déféquer. Ils y relâchent des nutriments, fertilisant le phytoplancton et absorbant le dioxyde de carbone. Au XIXe siècle, la découverte du pétrole avait permis l’arrêt de la chasse pour leur huile, servant à éclairer les foyers. Au XXIe siècle, le FMI envisage de créer des mécanismes financiers pour promouvoir la restauration de leurs populations. L’homme et la baleine, une vieille histoire.

 

Dans le golfe Persique, la mer la plus chaude du monde, la température de l’eau frôle les 36 degrés en été. Au Qatar, des scientifiques du département des sciences biologiques et environnementales restaurent les récifs coralliens. Une pépinière de coraux a été créée à partir d’échantillons issus de colonies originelles, pour être élevés puis réimplantés dans les récifs dégradés. « Nous sommes malheureusement arrivés au stade, où on ne peut plus se contenter de croire que si la nature suit son cours, elle se rétablira naturellement », souligne Pedro Range, professeur assistant de recherche de l’Environmental Science Center de Doha, interviewé par nos confrères d’Euronews.

Cartographier la mangrove

Une autre barrière naturelle : les mangroves. Anciennes plantes côtières, les mangroves poussent en partie dans l’eau salée et prospèrent dans les climats chauds du globe. Mais en seulement 20 ans, plus de 35 % auraient disparu selon WWF. Leur restauration présente d’autres bénéfices tels que la séquestration du carbone et la fourniture d’habitats naturels aux espèces en danger. Les « forêts de mer rendent service à l’homme », précise François Fromard, directeur de recherche émérite au CNRS au Figaro, « Elles accroissent la richesse en population de poissons, freinent l’érosion côtière, retiennent les sédiments et jouent aussi un rôle en tant que puits de carbone ».

« La replantation de mangrove n’est pas aussi efficace que son repos »

© Ifremer Sextant

En Indonésie, le pays possédant la plus large étendue de mangroves au monde, le ministère des Affaires Maritimes et des Pêches a lancé le programme Infrastructure development of space oceanography (INDESO). En se basant sur les travaux de l’Institut de Recherche et de Développement (IRD), des outils d’observation satellite sont utilisés pour scruter la mangrove, tout en accompagnant le développement durable de l’aquaculture. Les scientifiques ont ainsi pu observer que « la replantation de mangrove n’est pas aussi efficace que son repos ». Les digues des étangs, utilisées pour l’élevage de crevettes, entravent le processus naturel des marées. Ces dernières permettaient la distribution des nutriments nécessaires à la croissance des mangroves.

Une pêche plus ciblée

L’élevage de crevettes n’est pas la seule activité commerciale bousculée. Au-delà de la pêche traditionnelle, la pêche au chalut demeure la principale source de déstabilisation des espèces animales. Chaque année, 4,9 millions de km² seraient raclés par les navires, soit 1,3 % de la surface océanique.

Cette pratique entraînerait la libération de 600 à 1 500 millions de tonnes de CO2 par an. Selon une nouvelle étude de Nature, une des solution serait une meilleure planification spatiale, définissant les zones chalutables, leur intensité et… les espèces pêchées. « Il suffirait ainsi de protéger 3,6 % de l’océan pour éliminer 90 % du risque de perturbation du carbone sédimentaire », affirment les auteurs.

Un chalut intelligent à Lorient
© Julien Simon / Ifremer
Le quart des captures marines totales — 20 millions de tonnes —, est rejeté en mer ou ramené à quai non exploitées, selon l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Pour trier le poisson avant de le remonter à bord des bateaux, l’Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer (Ifremer) teste à Lorient des chaluts « intelligents ». « En fonction de la présence d’espèces ciblées ou non, le chalut va se mettre en mode “pêche” ou en mode “vol”, afin d’éviter d’avoir un impact sur les fonds marins », explique Julien Simon, du Laboratoire de technologie et biologie halieutique de l’Ifremer, auprès de l’AFP. Le chalut intelligent baptisé Game of Trawls, est doté de caméras, de capteurs et de puissants logiciels d’analyse. Ce dispositif permet d’informer le pêcheur, en temps réel, des espèces capturées, d’actionner un dispositif d’échappement — trappe de déviation, flash lumineux, signaux acoustique — ou encore de changer de zones de pêche.

 

Consommer responsable

De quoi repenser les pratiques du chalutage, déjà décrié en 1376 par le roi d’Angleterre Édouard III, réclamant l’interdiction de cette « nouvelle et destructive » méthode de pêche. En 2021 au Brésil, c’est Maya Gabeira, championne brésilienne de surf, qui a lancé une pétition pour empêcher le chalutage, signée par 150 000 personnes. « Il faut respecter l’océan car c’est lui le patron ! » partage-t-elle dans Nice Matin. Deux époques différentes. Deux voix unies contre la pêche industrielle.

© MSC

Ces démarches citoyennes sont incarnées dans la création de nouveaux labels afin d’aiguiller le consommateur vers une pêche plus durable. Par exemple, le label Marine Stewardship Council (MSC) s’appuie sur trois piliers décrits par Sparknews : s’assurer d’abord que le type de poisson ciblé est en bonne santé, puis que l’utilisation de l’engin de pêche n’a pas d’impact négatif sur l’écosystème, et vérifier enfin que les réglementations sont fiables, transparentes et basées sur des avis scientifiques. Un label source de revenus. Huit Français sur dix estiment que la sauvegarde des océans passe par une consommation de produits de la mer durables. 

Selon la FAO, la consommation mondiale de poisson a bondi de 122 % par rapport à 1990

Le commerce du poisson est juteux. Selon la FAO, la consommation globale a bondi de 122 % par rapport à 1990. Un Français mange en moyenne 34 kg par an — contre une moyenne de 20,5 kg dans le monde. Son principal relais de croissance ? L’aquaculture. L’activité économique a augmenté de 527 % depuis 1990. Elle fournit désormais 52 % des poissons consommés par les humains.

L’aquaculture naît à peine qu’elle se réinvente. 20 à 30% des espèces pêchées servant à en nourrir d’autres, l’entreprise française InnovaFeed a créé une protéine à base d’insectes. Concrètement, les truites d’élevage commercialisées dans certains magasins sont nourries avec cette nouvelle farine atypique.

© Adobe Stock

Nettoyer le septième continent 

Un autre chantier met au défi « l’économie bleue » : la gestion durable du plastique. La quantité de plastique dans les océans devrait presque tripler pour atteindre 29 millions de tonnes par an d’ici 2040, selon les Pew Charitable Trusts. « Néanmoins des mesures immédiates pourraient la réduire de plus de 80 % », précisent les experts Simon Reddy et Winnie Lau. En 2020, seuls 9 % de tous les déchets plastiques produits ont été recyclés.

Une barrière flottante autonome pour capturer les déchets
Dans le Pacifique, le « Vortex de déchets » mesure trois fois la taille de la France. Souhaitant s’attaquer à ce monstre, l’association The Ocean Cleanup a imaginé un système ingénieux : une barrière flottante autonome pour capturer les déchets. Après un premier essai avorté au large de San Francisco en 2019, l’ONG retente l’expérience avec succès en 2021. Le Jenny System 002, composé d’un filet de 800 à 900 mètres — opérant sur 3 mètres de profondeur et 520 mètres de large — collecte les déchets, tracté par deux bateaux à 1,5 nœud. « Le challenge pour Jenny, c’est d’identifier les zones de grande concentration de déchets, souligne Boyan Slat, le créateur de The Ocean Cleanup à SoGood, Jenny réceptionne à 99 % du plastique, ce qui montre qu’elle laisse bien passer les animaux marins ».

En France, l’objectif du gouvernement est de sortir du plastique jetable d’ici à 2040

L’entrepreneur a lancé un large débat sur le plastique. Dans le numéro spécial de SoGood consacré à “Qui sauvera le grand bleu ?”, Boyan Slat dénonce les raccourcis : « Je veux trouver des solutions qui fonctionnent. Certains pays veulent interdire le plastique mais finalement qu’est-ce qu’on interdit ? Les pailles, les gobelets, etc. Le plastique a un rôle dans la société notamment pour l’accès à l’eau et la médecine. Interdire le plastique serait simpliste ». En France, l’objectif du gouvernement est désormais de sortir du plastique jetable d’ici à 2040.

Algues miraculeuses

Si le monde a besoin de plastiques… autant le fabriquer à partir de l’océan. L’entreprise Algopack commercialise depuis 2010 le premier plastique bio-sourcé entièrement à base d’algues brunes. Seul inconvénient de l’utilisation d’algues : la légère odeur accompagnant le plastique. Côté pétrole, les algocarburants apparaissent comme des agrocarburants d’avenir, prenant 20 à 30 fois moins de place que leurs confrères. Le directeur adjoint du pôle de compétitivité Pôle Mer Bretagne Stéphane-Alain Riou explique le fonctionnement des algocarburants dans YouMatter : « Pendant leur croissance, les algues accumulent de la graisse. Et c’est à partir de cette graisse que le carburant est fabriqué ».

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« Dans un avenir proche, nous traiterons un grand nombre des maladies actuelles grâce aux nombreuses molécules issues de l’océan »

Les organismes marins sont utilisés pour de nombreuses applications au-delà des produits pharmaceutiques. Au sein de l’Union européenne, le marché de la biotechnologie bleue pourrait atteindre une valeur d’environ 10 milliards d’euros à la fin de la décennie. « Je crois que dans un avenir proche, nous disposerons de très nombreuses molécules issues des océans, qui permettront de traiter un grand nombre de nos maladies actuelles, souligne Vítor Manuel Oliveira Vasconcelos, directeur du Centro Interdisciplinar de Investigação Marinha e Ambiental (CIIMAR), à YouMatter. « Les océans ont donné la vie ; les océans peuvent aussi préserver la vie » conclut-il.

Nouveau danger : le lithium

Au cœur de la transition énergétique, le lithium est un composant clé pour faire fonctionner les batteries des véhicules électriques. Sa production mondiale a déjà triplé entre 2010 et aujourd’hui. Un engouement économique non sans conséquences écologiques. Des chercheurs français et coréens ont analysé la teneur en lithium des eaux du fleuve Han à Séoul. 100 % du lithium dans les eaux urbaines de la mégalopole proviendraient de sources humaines. Pour Nathalie Vigier, océanographe à l’Institut de la Mer de Villefranche-sur-Mer, « cet enrichissement est essentiellement dû à l’apport d’eaux usées, concentrées en lithium, mais aussi à l’inefficacité des protocoles d’épuration vis-à-vis du lithium ».

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À chaque nouvelle promesse, un nouveau défi. Le Commissariat à l’Energie Atomique et aux Énergies Alternatives (CEA) a imaginé un schéma d’économie circulaire dédié aux batteries électriques. Pour s’y tenir, les constructeurs doivent anticiper le démantèlement des batteries dès leur conception, récupérer les batteries en fin de “première vie”, ou opérer une séparation chimique poussée des composants lors de la phase de recyclage. Renault, Veolia et Solvay vont par exemple créer une usine pilote en France pour recycler en boucle fermée les métaux contenus dans les batteries.

Pédagogie sur l’océan

Associations, entreprises, scientifiques, collectivités, États, citoyens, les acteurs ne manquent pas pour répondre aux défis de la « décennie des océans ». Le nouvel enjeu après une première phase de bêta test ? Croiser les connaissances acquises. Dans le cadre des Festives — un festival scientifique de Sorbonnes Université — Lars Stemmann, enseignant chercheur à l’observatoire océanologique de Villefranche-sur-Mer, prône une « littératie » de l’océan : « Le plongeur va voir les fonds marins, la faune et la flore, l’industriel va chercher les nodules polymétalliques (N.D.L.R. De potentielles sources de métaux), le climatologue va y déceler une énorme machine thermique. Néanmoins, très peu de personnes ont une culture générale permettant de comprendre comment ces différents éléments sont connectés entre eux ». 

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C’est avec ce même constat que les Nations unies se donnent jusqu’à fin 2030 pour enrichir les connaissances maritimes mondiales, et mettre au point des solutions durables pour survivre et vivre… avec les océans.

Antoine de Seigneurens